Chapitre 15

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 En se retournant, Antéa se retrouva face à un homme.

 « C'est celui avec lequel j'ai échangé un regard l'instant d'avant, constata-t-elle. »

 Il avait eu le temps de s'extraire de son alcôve et de venir jusqu'à elle. La fascination d'Antéa pour l'orgie derrière le rideau avait dû durer plus longtemps qu'elle ne l'avait pensé.

 Il se pencha à son oreille.

— Je vous ai vue et suivie. Voulez-vous faire connaissance ?

 Il sourit.

 Antéa était incertaine. Quelle réaction devait-elle avoir ?

 L'homme lui offrit une étoile fabriquée à partir d'une canette d'aluminium. Le cadeau était simple, mais très bien réalisé. Elle esquissa un bref sourire qu'elle s'efforça de faire disparaitre.
« On ne m'achète pas avec une étoile. Je ne vais pas lui faciliter le boulot. »

 Mais elle souriait encore après cette pensée fugitive. Elle ne recevait pas souvent des cadeaux. Jamais, en fait si on mettait de côté ceux d'Amitié, qui ne perdait d'ailleurs rien de la rencontre.

— Pourquoi pas, finit par répondre Antéa.

— On va discuter ailleurs ? Il y a une salle calme à côté.

 Antéa scruta le visage du garçon pour savoir s'il s'agissait déjà d'une proposition pour s'envoyer en l'air, mais à priori elle seule avait les idées mal tournées.

— C'est vrai que la musique est trop forte ici et il fait trop chaud, dit-elle.

— Surtout près de cette alcôve...

 Il esquissa un sourire complice.

 Antéa rougit comme une pivoine en se revoyant observer l'orgie en apesanteur et rougit encore plus d'avoir rougi. Elle s'empressa de lui tourner le dos comme si elle cherchait quelque chose du regard pour cacher ses joues cramoisies.

 Ce garçon était très mignon, tout à fait à son gout. Il était plus grand qu'elle, avec une musculature naturelle, des cheveux blonds en désordre et des attitudes corporelles rassurantes. Mais elle ne savait rien sur lui et elle était honteuse d'avoir été vue en train de mater l'orgie. Mater. Objectivement, elle n'avait pas fait autre chose.

 « Pour qui doit-il me prendre ? Il vaut mieux laisser tomber tout de suite, pensa-t-elle. »

 Tout à ses hésitations et à son problème de gestion de son flux sanguin au niveau du visage, Antéa en oublia de décliner poliment son invitation.

 Il lui attrapa la main pour l'entrainer.

 Peu habituée à un contact humain, elle en fut chamboulée. Elle se laissa donc faire, fendant les grappes de fêtards qui envahissaient tout l'espace de la salle. Ils partirent en lévitant dans la direction opposée du plafond par lequel elle était rentrée dans cette immense cavité. Elle estima qu'il était maintenant trop tard pour éconduire cet homme.

 Au pire, il allait l'aider à traverser la salle plus vite qu'elle ne l'aurait fait et elle mettrait fin à la conversation poliment.

 De toute façon, Amitié veillait sur elle.

*

 Trois heures plus tard, ils discutaient encore dans la petite salle d'à côté, où ils se trouvaient maintenant et qui était davantage assortie à l'humeur d'Antéa.

 Ils étaient accrochés à des pitons dans un angle de la salle, flottant dans cette apesanteur aux relents de fête. Ils n'étaient pas seuls, loin de là.

 Le garçon ne semblait pas avoir d'attentes particulières pour la soirée. Antéa n'arrivait pas à définir si cela la contrariait plus que ça ne la rassurait. Ils faisaient connaissance, devenaient des amis. Il n'était pas un de ces insupportables obsédés, mais cachait probablement un peu son jeu en faisant mine de ne pas trop s'intéresser à elle. En tout cas l'espérait-elle ! Ça et aussi qu'il n'était pas gay. Avec sa chance...

 Au début, Antéa se sentit peu à l'aise, par manque d'habitude. L'être humain le plus proche d'elle ces deux dernières années était sans conteste son superviseur de chez Contrôle et leur proximité consistait en une moyenne d'un rapport pour conduite dangereuse par quinzaine.

 D'autres personnes discutaient autour d'eux par couples ou par petits groupes, mais cette pièce n'était ni dédiée à la luxure ni à la danse. L'atmosphère y était platonique et feutrée. Certes il y avait quelques psilocybes qui passaient de main en main, quelques pétards de lichen et de l'alcool, mais pas d'outrances.

 De nombreux drones flottaient alentour émettant des ambiances lumineuses variées ou offrant des jeux à leurs propriétaires.

 Ils avaient longuement discuté elle et lui, mais sans échanger leur nom, faisant le tour de sujets absolument pas superficiels. Antéa avait craint de devoir parler des derniers trucs à la mode qu'elle ne connaissait pas du tout. Elle avait aussi eu peur de se sentir obligée de flirter. Elle n'avait pas pratiqué depuis tellement d'années qu'elle ne savait même plus comment on faisait.

 Toutefois, ça ne semblait pas les préoccupations de ce garçon. Au lieu de ça, ils discutèrent d'histoire, de politique et de philosophie. La haine que le garçon vouait au culte du Logos et, dans une moindre mesure à Silence Immobile, entra en résonnance avec ses propres convictions. Ils échangèrent leurs utopies pour le futur de l'Amas. Ce garçon possédait une solide culture de l'Ancien Temps ; elle put donc lui opposer la sienne.

 À force, la conversation devint d'ailleurs un genre de compétition visant à étaler son savoir et ses idées. Antéa réalisa alors qu'ils étaient en train d'essayer de s'impressionner l'un l'autre. Elle voulait qu'il l'estime et peut-être lui aussi ?

 Inévitablement, la discussion glissa sur le sexe, lorsqu'il la taquina avec plusieurs allusions sur son voyeurisme quelques heures plus tôt, devant l'alcôve où se déroulait l'orgie.

 Bravache, Antéa se défendit farouchement de ne pas être qu'une simple obsédée passive. Elle raconta donc quelques-unes de ses performances passées. Étant donné qu'elle commençait à l'apprécier, il ne fallait pas non plus doucher tout espoir...

 Ses anecdotes firent un flop. Un silence gêné s'installa dont Antéa ne sût comme sortir.

 Elle l'avait déstabilisé.

— Euh... J'ai brulé quelques étapes ? demanda-t-elle avec un sourire forcé.

 Le garçon eut un petit rire.

— On peut mettre ça sur le compte de la liqueur, proposa-t-il.

— C'est clairement la faute de la liqueur, conclut Antéa.

 Alors, Antéa s'interrogea. Elle non plus ne savait pas ce qu'elle voulait. Elle fit machine arrière et lui expliqua que ces frasques sexuelles étaient anciennes. Désormais, elle était plus... Et elle lui raconta la dernière anecdote en date, celle du Manutentionnaire, qui avait terminé par terre avec un coquard. Cette anecdote fit grande impression chez le garçon. La maltraitance remplaça les accusations de voyeurisme dans ses remarques taquines.

 Pendant le reste de la soirée, le jeune homme se protégea le visage des deux mains, chaque fois qu'il lui glissait un compliment.

 Antéa rit plus d'une fois à ce petit jeu. Elle montra même le poing pour plaisanter ponctuellement.

 La rencontre la faisait rajeunir, ce qui la contrariait l'instant d'après. Elle n'était pourtant pas vieille ! Elle se sentait redevenue insouciante comme avant que sa différence ne la ronge. Antéa n'en dit rien, mais elle avait bien conscience d'avoir gâché plusieurs des jeunes années de sa courte vie, mais la dépression n'est pas une chose qui se contrôle. Quand elle survient, elle vous colle à la peau et ne vous lâche pas si facilement.

 Le garçon finit à son tour par se livrer de la même façon qu'elle sur ses expériences amoureuses ou sexuelles passées. Il essayait de rétablir un équilibre entre eux et de lui faire comprendre qu'il était disponible sur ce plan et n'avait pas peur d'elle. Pour le coup, son palmarès angoissa Antéa. Soit il fanfaronnait – et ça ne semblait pas dans son caractère – soit il avait eu beaucoup plus d'aventures qu'elle. En repensant aux filles qui étaient à ses bras dans l'alcôve, et qui lui avaient paru bien plus jolies qu'elle, Antéa se dit qu'il n'exagérait rien. Si ça allait plus loin, Antéa risquait de souffrir de la comparaison, mais voulait-elle seulement aller plus loin ?

 Il parut à son tour se rendre compte du malaise d'Antéa.

— Mmm... J'ai brulé quelques étapes aussi ?

 Antéa opina.

— Pourquoi es-tu venue me parler ? demanda-t-elle. Des filles ici, ce n'est pas ce qu'il manque...

— C'est ton étrange gilet. Il a aiguisé ma curiosité. Tu avais l'air tellement – il chercha ses mots – normal.

 Antéa prit sur elle pour ne pas se vexer.

— Non ! C'est maladroit. Je veux dire le contraire en fait. Tu m'as paru... différente des autres filles présentes à cette soirée.

 Le pauvre ramait et Antéa se dit qu'elle allait s'en amuser.

— Je suis normale ou différente ?

— Euh... Les deux. C'est possible ?

— Je ne sais pas. Et tout ça à cause de mon gilet ?

— Euh... Bah oui, avoua-t-il penaud.

 Elle jeta un coup d'œil entendu à Amitié, qui fit mine de l'ignorer.

— Enfin, entre autres. Tu es... hum... super mignonne aussi et...

— Continue pour voir.

 Il était mal à l'aise.

— Et euh... tu es super cultivée. C'est impressionnant. Si tu savais la superficialité de certaines des filles avec lesquelles j'ai eu des aventures !

 Elle l'interrompit d'un doigt sur ses lèvres et lui sourit avant qu'il ne s'enlise définitivement dans une nouvelle maladresse.

 Conscient de sa série de maladresses, le garçon prit le temps de s'expliquer.

 Il n'était pas coutumier de ce genre de soirée. Avant qu'il ne vienne vers elle, il s'ennuyait à mourir.

 Il lui raconta que des amis avaient voulu le sortir de ses soucis. Les deux « cavalières », que ses amis lui avaient présentées, s'étaient révélées totalement inintéressantes. Il se confia un peu plus. Il se sentait en décalage avec les gens depuis quelque temps. Alors que ses amis venaient se défouler dans ce genre de soirées, exutoires à leurs tracas quotidiens, il lui avoua avoir le sentiment de déplacer ses soucis avec lui sans parvenir à s'en défaire.

 Antéa se retrouva dans ce portrait. Elle non plus avait l'impression de ne plus être capable de s'amuser. Elle se demanda si lui aussi n'avait pas un problème caché. Elle creusa un peu, mais il ne dévoila rien. Et réciproquement. Elle se garda bien d'évoquer sa propre blessure qui la hantait, et la faisait se sentir inutile pour une société où la reproduction avait une place si importante. Elle devait vivre avec son secret, honteusement.

 À mesure que leur mélancolie les avait gagnés, ils s'étaient approchés physiquement comme s'ils espéraient ainsi cacher aux autres fêtards leurs états d'âme, leurs faiblesses.

 Le garçon commanda une nouvelle bouteille d'une liqueur qu'Antéa n'avait jamais goutée et qu'elle trouva délicieuse.

 L'alcool les désinhibant, la discussion se fit plus ouverte, presque dangereuse. Ils n'eurent pas peur de parler de leurs doutes sur l'existence de l'Ennemi et leur mépris du silence purement symbolique imposé par les S.I. lors des blackouts. Totalement inutile, en convenaient-ils tous les deux. C'était pour eux un genre de rituel de soumission infligé à tout l'Amas que l'Ennemi existe ou non, et – s'il existait bien – ils étaient persuadés qu'il s'agissait le plus souvent de fausses alertes.

 Après cette discussion, ils s'enivrèrent gentiment et finirent tous les deux, collés l'un à l'autre autant que l'absence de gravité le permettait. Silencieux. La tête d'Antéa était contre son épaule et lui le visage caressé par ses cheveux artificiels flottant en tout sens avec l'apesanteur.

 Ils partagèrent et écoutèrent sur leurs drones des musiques du groupe qu'Amitié avait fait découvrir à Antéa.

 La douceur, la légère ivresse et la neurasthénie de certaines des chansons lui plurent.

 Ils s'abandonnèrent à leur écoute.

 Elle ne tenta rien ; lui non plus.

 Ils étaient bien, ainsi, l'un contre l'autre. En cet instant, cela leur suffisait.

 Antéa n'aurait pu promettre que rien ne se serait passé... Si la soirée avait pu continuer.

— Les S.I. sont en approche. Il faut partir, prévint Amitié.

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