Chapitre 7

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 Antéa s'assit dans le coin-repas de la salle commune de son vaisseau-comète.

 Au sortir du sommeil et d'une douche de brume, elle parvenait tout de même à rester séduisante. Même vêtue d'un grossier peignoir absorbant, les cheveux en paquets mouillés partiellement emmêlés, elle conservait un pouvoir d'attraction bien réel.

 Elle n'était pas d'une beauté ensorcelante à l'exception de ses splendides yeux clairs. Elle était de taille moyenne, ni maigre, ni potelée. Même sa chevelure, généralement attachée, était mi-longue. Sa couleur de cheveux était coincée du côté châtain, le plus discret qu'il fut possible dans cette nuance. Elle faisait son âge, 24 ans. Surtout, elle ne s'apprêtait jamais. Sa beauté était simple, naturelle, presque lascive. Ses yeux verts un peu tristes suffisaient à capter l'attention.

 En arrière-plan, un moniteur partagé entre deux flux d'infos issus du réseau capsulaire tournait et faisait un bruit de fond, une présence. Antéa rattrapait souvent ainsi le retard pris sur les dernières capsules d'informations reçues et stockées par Amitié.

 Le Drone planait au-dessus de la table, légèrement en retrait, observant Antéa faire la grimace devant le contenu de son bol.

— Tu ne manges pas, ce matin ?

 Antéa leva les yeux au plafond.

— Autant que les autres jours... Ils ont beau mettre tous les arômes de synthèse qu'ils veulent, et leur donner toutes les formes possibles, ça reste des minéraux, bactéries, lichens, de l'eau et mes excréments recyclés. C'est dégueulasse en gout et je crois que je n'arriverais jamais à l'oublier. Pas le matin au réveil, en tout cas.

— C'est plein de bonnes choses, mais peut-être préfèrerais-tu vivre dans l'Ancien Temps et manger de la viande.

— Manger un animal ? Quelle horreur !

— Alors, finis ton bol.

— Nan.

— Si.

— Vas-tu manger quelque chose à la fin !

— Je n'ai plus faim !

— Mais tu n'as même pas commencé !

 Antéa esquissa un sourire un peu nostalgique. Une grosse part de sa jeunesse élevée par Amitié se jouait dans ce bras de fer rituel du réveil.

 Elle n'avait pas connu son père biologique. Était-ce un donneur ou un amant ? Pas un exclusif en tout cas. Sa conception datait de l'époque où le brassage génétique se faisait encore de manière anonyme. Depuis peu, il était désormais possible de savoir l'identité de son vrai père, mais pas pour les enfants de sa génération, devenus adultes maintenant.

 Amitié était donc sa seule et unique famille et elle était parvenue, en usant de persuasion auprès des bons interlocuteurs, à faire qu'il reste son drone d'assistance au pilotage et que les programmes idoines lui soient implémentés.

— Je te donne ma part, conclut-elle en poussant le bol dans sa direction.

— Tu sais bien que...

— Mange si tu veux grandir, toi, répliqua-t-elle au robot.

— Ne me renvoie pas mes propres...

 Quelque chose dans le flux de capsules d'informations qui défilait intrigua Antéa. Elle ne laissa pas à Amitié le temps de terminer sa phrase, dont elle connaissait la fin.

— Attends. Augmente le volume des S.I, s'il te plait.

— De la propagande S.I au petit-déjeuner ne me parait guère ni plus gouteuse ni plus digeste, ma belle. C'est même une nourriture très déséquilibrée, Antéa.

— Oui. Oui. Répondit-elle distraite. Fais comme tu veux.

 Elle ne l'écoutait déjà plus. D'ailleurs, elle continua mécaniquement de pousser le bol jusqu'à Amitié.

— Antéa, es-tu au courant que je n'ai pas besoin de manger et que si je suis là, à table, avec toi, c'est uniquement par convivialité ?

— Chut ! J'entends pas.

 L'auréole du petit drone s'intensifia l'espace d'un instant afin de dissiper un peu de l'énergie de surchauffe de ses superrésistances. Il descendit de quelques centimètres ; donnant l'impression qu'il rentrait sa tête dans ses épaules.

 Son Intelligence Partielle tentait d'expliquer à son Lui propre que la fierté n'était qu'un défaut humain.

Capsule 15/03/2456 - 5.4

Un tag est apparu sur le chantier de la nouvelle comète, preuve que les liberticides font des émules. Une fois de plus, le message était signé « L'Artiste ». Qui est-il ? Son identité reste, à ce jour, un mystère. Les S.I. le recherchent activement depuis qu'il a refusé d'enlever son installation virtuelle du Réseau. Plusieurs des œuvres exposées seraient jugées subversives par Silence Immobile et une insulte au culte du Logos. Écoutez le représentant du culte s'exprimer dans la capsule suivante.

— Ouvrir capsule suivante, ordonna Antéa.

 C'était une vidéo sur laquelle un individu apparut. L'homme – ou plutôt ce qu'il en restait – avait la quarantaine et le type asiatique. Il était chauve et possédait tellement d'implants et d'extensions cybernétiques, qu'il en était effrayant. Son regard semblait vide comme perdu dans de lointains calculs de probabilité que son Intelligence Augmentée calculait. Il pesait chaque mot. On disait même que les Prêtres-Programmeurs étaient en permanence reliés les uns aux autres, mais nul ne savait de quoi leur réseau était constitué et comment ils s'affranchissaient des distances.

Capsule 15/03/2456 - 5.5

Cette exposition illégale est une insulte à la Raison. Sans entrer dans des détails qui pourraient choquer. Nous ne devons pas permettre d'instiller des espoirs mystiques dans le cœur du Peuple de l'Amas. Il n'y a qu'une seule voie : l'absolue et raisonnable vérité de la logique pure, du pragmatisme et de la prudence, de la discipline et du silence. Le reste est hérésie et pourrait conduire à des négligences qui menaceraient la survie de notre espèce. Notre peuple de prospecteurs miniers a perduré et grandi, à l'abri de nos comètes ces quatre-cents dernières années. Ne relâchons pas notre attention ou nous finirons comme nos ancêtres terriens. Notre jeunesse montre déjà des comportements de déviances illogiques.

 Antéa demanda la suite.

Capsule 15/03/2456 – 5.6

Savez-vous que la moitié des jeunes ont déjà consommé une fois des psilocybes ? Tenez, en voici un, saisi ce matin à un trafiquant. C'est un champignon médicinal détourné en drogue. On en trouve dans presque chaque orgie reproductive. Non seulement ses effets hallucinogènes altèrent la Raison logique, mais ils provoquent aussi des fausses-couches. Or, la population de l'Amas doit continuer de croitre. Pour en revenir à ce soi-disant Artiste, laissez-moi dire que son exposition ne vaut pas mieux. L'Art est comme ce psilocybe, il ne sert à rien. Cette exposition doit être purement et simplement interdite. L'Artiste doit être identifié et arrêté...

— Coupe, Amité. J'ai décroché après la comparaison entre l'art et le champignon. Ces types du Logos sont de vraies plaies. On comprend pourquoi ils copinent tant avec les S.I.

 Le Drone coupa le son.

— D'après mes calculs, ils sont bien plus dangereux encore que Silence Immobile.

— On a intérêt à récupérer tout ce qu'on peut sur le sous-réseau avant qu'ils ne le ferment !

 Le réseau capsulaire était fait de capsules non palpables de données particulaires pulsées et ciblées vers leurs destinataires, avant de disparaitre au bout d'une certaine distance. C'était bien plus discret que les ondes, qui partaient en tout sens et avaient valu aux autres colonies humaines d'être repérées par l'Ennemi pendant le Cataclysme. Au milieu de ces données se cachaient souvent d'autres choses : le sous-réseau. Antéa n'avait pas les connaissances requises pour comprendre cette technologie. Elle savait juste qu'en dessous de la première strate de données autorisées où se trouvaient les flux d'informations officielles, avaient toujours été dissimulés par le passé des messages privés. Pendant de longues années, ce sous-réseau avait été le seul moyen que les habitants de l'Amas avaient possédé pour correspondre en dehors de la censure des S.I.

 Depuis quelques dizaines d'années, il servait à faire également transiter des fragments de gigabits de codes informatiques qui, une fois assemblés, reconstituaient des œuvres dissidentes de l'Ancien Temps. C'était un secret de polichinelle et le sous-réseau, unique espace de liberté du Peuple de l'Amas, était dans le collimateur de Silence Immobile, depuis. Si les S.I. n'avaient pas encore sévi, c'était sans car le Conseil pesait de tout son poids pour court-circuiter toutes les initiatives en ce sens.

 Amitié rompit le silence.

— Tu devrais suivre le flux d'info du Conseil au lieu de t'énerver à écouter ces fanatiques. Ils ont expédié une capsule, ce matin.

— Le Conseil n'est pas une menace pour le peuple, lui. Je m'intéresse à ceux qui me semblent dangereux. C'est le pire qui est à craindre.

— L'espoir ce n'est pas mal non plus, sermonna Amitié.

— T'auras qu'à me le présenter si tu le croises un jour, dit Antéa sur un ton désabusé.

 Antéa s'étira.

— Bon, qu'est-ce qu'on a à faire, aujourd'hui ?

— Rien.

— Comment ça, rien ? Quel est l'ordre de mission ?

— Il n'y en a pas.

— Un dysfonctionnement ? Demande à Contrôle de te le renvoyer, s'il te plait.

— C'est inutile ! Ne me dis pas que tu as encore oublié que ce sont tes deux jours de congé annuel ?

 Antéa réfléchit intensément.

— Tu es sûr ?

— On a la même conversation tous les ans, Antéa. Il n'y a pas que le travail dans la vie.

 Antéa resta coite.

— Alors, tu comptes faire quoi ?

— Je ne sais pas... Il y a des maintenances en attente ?

— Je les ai déjà faites, répondit Amitié.

— Trouve-moi quelque chose à faire, s'il te plait.

— Et c'est moi que tu oses surnommer « Boulet »... Bon. D'accord. Une petite mission aujourd'hui, mais repos obligatoire demain.

— Encore un marchandage ! Et ne me cherche pas un truc de collecte des eaux usées pour me punir d'être la plus gentille humaine dont tu t'occupes.

*

 Antéa n'eut pas à draguer des déjections rejetées par des Comètes afin de les agglutiner en une comète d'excréments gelés. Amitié lui trouva une mission à peine meilleure et Antéa n'eut aucun doute sur le fait qu'il s'agissait d'un acte délibéré d'Amitié.

 Antéa menait une dangereuse opération de récupération de débris avec l'aide de deux autres vaisseaux. Des décombres s'étaient accumulés dans certains secteurs et commençaient à représenter un risque si une comète atypique venait à s'introduire dans l'Amas et à les disperser. Cela était dû à des négligences de Contrôle qui pendant une longue période avait sciemment omis d'affecter des patrouilleurs au nettoyage. On avait excavé trop de roches sans en évacuer les gravats.

 Silence Immobile s'était bien gardé d'en imposer le déblaiement, car naguère cette région de débris était sur une périphérie de l'Amas, le Rempart de l'époque qui cachait aux senseurs supposés que devait posséder l'Ennemi. Tout ce qui pouvait dissimuler la présence humaine était bon à prendre.

 Désormais, avec la croissance de l'Amas, ces matières abandonnées devenaient gênantes. Silence Immobile avait donc accepté qu'on les décale pour renforcer une zone de l'actuel Rempart qui avait perdu en densité lors de la dernière marée neptunienne. La nouvelle comète qui allait accueillir des embryons qu'elle avait livrés il y a peu était prévue pour être positionnée derrière ce rempart.

 Tous les vaisseaux de l'Amas jusqu'au plus petit, étaient équipés d'un émetteur de champs de stase géant, réplique amplifiée de ceux que possédaient les drones comme Amitié. L'Humanité ne manquait pas d'ingéniosité pour sa survie.

 Les soutes des trois vaisseaux, dépressurisées pour l'occasion, restèrent ouvertes le temps des opérations afin de ne pas interférer avec les faisceaux électromagnétiques.

 Les trois vaisseaux-comètes déployèrent un large filet triangulaire de lumière dont ils tinrent chacun une extrémité et qui se remplit progressivement de débris.

 À force de dragage, le triangle se creusa pour se transformer en une longue nasse, sorte de chalut luminescent.

 Tracter une telle quantité de matière mettait la machinerie des vaisseaux sous forte tension. Le plus complexe était de réussir à synchroniser les mouvements pour éviter que seul un véhicule se retrouve à tirer. Cela aurait risqué d'endommager ses moteurs. Il fallait répartir l'effort. Mais même avec l'aide des drones de pilotage, d'inévitables à coups ébranlaient la structure des vaisseaux.

 Antéa était inquiète des grincements structurels qu'elle entendait, car sa comète n'était pas de premières jeunesses.

 Il faut dire que la masse tractée était énorme, presque cent fois celles des trois vaisseaux-comètes réunis. Ramené à une sphère, le diamètre du filet de stase aurait été d'au moins sept-cents mètres.

 Les vaisseaux devaient simplement s'éloigner de l'Amas et relâcher leurs débris en leur donnant la même vitesse que tous les autres objets qui le composaient. Qu'en resteraient-ils lorsque les forces gravifiques de Neptune se seraient déchainées ici ? La géante gazeuse serait bientôt à la périapside de l'Amas cométaire. La grande marée neptunienne approchait.

 La mission se déroula sans encombre.

 Ils s'éloignèrent un peu de l'Amas, comme prévu, pour se débarrasser de leur fardeau, qui selon les souhaits de Contrôle viendrait combler une zone faible en matières et aider à la dissimulation du Vaisseau-couveuse. Ce dernier était d'ailleurs à proximité dans l'ombre d'une comète, en attente.

 Le moment le plus délicat arriva. La triple accélération devait être parfaitement synchrone. Puis, les trois vaisseaux-comètes devaient dégager rapidement, une fois la stase abaissée. Aucun des trois vaisseaux-comètes ne devait se retrouver dans le champ de tir d'un million de débris. Toujours, avec l'aide des drones, tout se déroula sans encombre.

 Les deux autres véhicules s'éloignèrent de la zone en poursuivant des trajectoires alambiquées. Tandis qu'elle resta un instant sur place à vérifier que les tensions exercées sur sa comète n'avaient occasionné aucun dégât structurel, elle fut interrompue par un message alarmé d'Amitié.

— Antéa, on reçoit un appel de détresse du vaisseau-couveuse.

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