Chapitre 13

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Sur le ferry, je téléphonai à M. Leroy avant de ne plus avoir de réseau. Je voulais l’informer de mon arrivée et accessoirement lui demander de me réserver une chambre d’hôtel sur Sophia. J’avais totalement oublié de m’occuper de ce détail qui pouvait rapidement devenir un problème quand on se retrouve seul dans une ville étrangère.

— M. Leroy, bonjour.

— Je m’excuse, mais vous êtes qui ? me demanda M. Leroy sur un ton sec.

M. Leroy avait toujours cette fâcheuse tendance à répondre froidement lorsqu’on le dérangeait. Le seul ic avec lui, c’est qu’on avait continuellement l’impression de le déranger. Je ne m’en offusquai pas et je lui répondis :

— Celui qui vous rapporte la bonne parole, mon fils.

— Ah, Roman ! c’est vous. Comment allez-vous ?

— Je vous appelle pour vous prévenir que je quitte Venise, sur-le-champ. Je serai à l’heure dite à Sophia.

— Bon, c’est déjà ça. Par contre, je vois que vous n’avez toujours pas changé d’avis.

— Comment ça ?

— Ben, le bateau !

— Vous avez une dent contre le bateau ?

— Moi, non rien. C’est plutôt lui qu’en a un contre moi. Je n’ai jamais eu le pied marin et ce n’est certainement pas sur un rafiot comme le vôtre que vous me ferez traverser en large la mer Méditerranée.

— Mer Adriatique, Mon cher Leroy…

— Oh, ne m’emmerdez pas avec votre mauvais esprit. De l’eau, ça reste de l’eau. Et à votre avis la mer Adriatique, elle se jette où ? Dans le détroit de Béring peut-être ?

— Si c’était le cas, ça serait une découverte de premier ordre.

— Et ça continue… Bon, dites-moi ? Que voulez-vous ?

— Et voilà ! prenez des nouvelles d’un vieil ami, et regardez donc comme on est reçu.

— Ce n’est pas ça, mais j’ai une quantité astronomique de travail, alors si nous pouvions être un peu plus synthétiques, ça m’arrangerait.

— Très bien, très bien ! soyons alors concis et précis. J’ai une question a vous poser ?

— Allez-y !

— C’est quoi comme vente aux enchères que vous m’avez dégotée. J’ai feuilleté un peu le bottin mondain de la vente aux enchères et je n’ai rien trouvé sur fameuse vente à Sophia.

— Ce n’est pas de la vente pour touriste. Ce genre de vente ne se trouve pas dans le premier magazine d’antiquité que vous trouverez chez votre libraire du coin. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il y a du petit objet à profuse. Le commissaire-priseur est un ami. Il est spécialisé dans le bassin grec de la fin de l’âge de pierre jusqu’à la fin du Néolithique. Je n’ai pas encore consulté le catalogue, mais il devrait y avoir de la terre cuite, de la statuette en pierre, des bracelets en spondyle, y’a des objets en obsidienne.

— Je suis désolé de vous dire ça mais vous n’êtes pas en train de me vendre du rêve là !

— Attendez ! Je n’en ai pas fini avec vous…Ce qui m’a décidé à vous proposer cette vente c’est que mon ami a dégotté une collection privée de maquettes en terre cuite qui comprend de la petite baraque en torchis, des autels et des petites figurines d’humains et d’animaux. Le seul ic c’est que ça va certainement se vendre en lot pour éviter de voir la collection s'éparpiller aux quatre coins du monde. Il parait que c’est une des exigences du gars qui se sépare de ses antiquités. Autant dire que les prix ne vont pas être donnés. Je sais que pour vous, ce n’est pas une bonne nouvelle mais ça vous donnera au moins l’occasion de vous refaire le carnet d’adresse.

— Je vous remercie de vous soucier autant de mon bottin mondain mais il ne devait pas y avoir un peu d’âge du bronze ?

— Je ne crois pas. Pas cette fois-ci, en tout cas.

— Ah ! très bien…je voulais vous demander ?

— Quoi, encore ?

— Excusez-moi, M. Leroy goutant !

— Non, c’est pas ça. Ne le prenez pas mal, mais actuellement on est en effectif réduit avec les grandes vacances et on m’a refourgué une mission de rapporteur pour une commission d’enquête que l’ambassadeur a souhaité diligenter.

— Et ça bien sûr ça, ça ne vous arrange pas.

— C’est surtout que le ministère des Affaires étrangères doit croire qu’on n’a rien d’autre à foutre et ça, ça me frustre. Vous vous rendez compte, je suis aux affaires culturelles et on me demande de travailler sur un phénomène de société dont je me fous royalement. C’est pas à la France et encore moi à moi de régler ce problème.

— C’est quoi le problème ?

— Les milices bulgares qui se forment un peu partout pour arrêter les réfugiés. Ce sont des barjots ces gars. Ils ne sont même pas de la police ou de l’armée et ils revendiquent une action civile et responsable pour faire respecter le droit bulgare sur son territoire.

— C’est qui ces gens ?

— Des malades, justes des malades qui sont en manque de reconnaissance. Ah, je vous le dis on était plus tranquille quand la mafia arrosait les trois quarts du congrès bulgare. On avait moins de problèmes. Les fachos, ils étaient engagés dans les services d’ordre des parrains du coin et ils faisaient moins de vagues. Aujourd’hui, avec le ménage qu’ils ont fait et ce putain de libéralisme à la sauce européenne, la Bulgarie est en train de créer la future pourriture d’extrême droite du pays.

— Je ne connais pas non plus toute l’histoire, mais vous y allez un peu fort quand même.

— Fort, c’est un euphémisme. Je voudrais bien vous y voir, vous. Pas plus tard qu’il y a une semaine, on se promenait avec ma femme et mes enfants dans les bois, on était du côté de Stara Zagora, on s’est fait arrêter par une de ces milices. Il a fallu qu’on montre nos papiers pour qu’ils nous laissent tranquilles.

— Et les pouvoirs publics, ils font quoi ?

— Rien, mis à part le mur qu’ils sont en train d’ériger à la frontière turque, ils ne font pas grand-chose de plus. J’ai l’impression que ça les arrange. Je sais bien que ce n’est pas à la Bulgarie de régler les problèmes des migrants, mais là on n’est pas en train de trouver une solution pérenne. On panse juste des plaies ouvertes et béantes avec des pansements déjà souillés. C’est plus la Bulgarie d’il y a dix ans. Ah, je vous dis, c’est un beau pays, mais il se fait bouffer de l’intérieur avec cette mauvaise image que l’on donne des Bulgares. Ils ne sont pas tous fachos, bordel.

— Nous aussi, à Paris, on en ressent les conséquences. Sur les quais de la Seine, dans certains quartiers en pleins Paris. Je ne sais pas quoi faire, lui avouais je.

— Ben, moi non plus je ne sais pas quoi faire. Je n’ai pas de solution miracle. Le problème c’est qu’on renvoie toujours la responsabilité du malheur des autres sur quelqu’un d’autre, mais ce n’est jamais de la faute de celui qui se plaint. À la fin, on se met à détester tout le monde même les gens qui sont dans le besoin. On se regarde trop le petit trou du nombril, moi je vous le dis. Quand j’y pense, ce qui me fait peur, c’est que je me vois faire des remarques odieuses sur ces gens qui fuient leur malheur. C’est à se demander si je ne deviens pas comme ces gars qui se prennent pour des « captain Bulgaria ». Je n’ai pas envie de leur ressembler. Vous savez quoi ?

— Non, dites !

— Je crois surtout que j’ai déjà trop bu de Raki pour ne pas penser à mon retour en France.

— Ça y est vous avez le mal du pays ?

— Bon ! écoutez, ce n’est pas, non plus, le sujet de notre conversation, s’exclama-t-il un peu gêné, et puis ! on ne va pas non plus refaire le monde aujourd’hui, mais c’est vrai qu’il faut avoir conscience de tout ce qui se passe aujourd’hui en Bulgarie. Et à mon avis, ça put.

— Je suis désolé, je ne voulais pas monopoliser tout votre temps

— Non, ce n’est pas grave, mais vous vouliez me demander quelque chose non ?

— Oui effectivement, je ne sais pas encore comment m’organiser, mais je voulais passer à la Basa pour récupérer les affaires de mes parents. Vous pensez qu’elle sera là.

— Je sais que la mission commence cette semaine, mais je ne suis pas sûr que les étudiants, eux, vont tout de suite prendre leur quartier à la Basa. Elle doit inaugurer une nouvelle aile du musée d’archéologie de Blagoevgrad. Je pense qu’elle passera une majeure partie de la semaine là-bas pour rapatrier du coup tous les vases dont elle aura besoin pour la saison de fouille. J’ai vu les Kupov la semaine dernière. Ce sont eux qui m’ont donné ces infos.

— J’aimerais éviter d’avoir à la croiser sur la Basa. Si vous pouviez rester discret sur mon passage éclair à Katunci, ça m’arrangerait.

— Je vois que c’est toujours l’amour fou entre vous.

— Ce n’est pas pour rien que je l’appelle mon dragon.

— Dragon, dragon… Elle crache des fois du feu, mais au fond c’est une femme bien, vous savez. Ce n’est pas non plus ce monstre aux grandes dents qui hante les couloirs de la Sorbonne comme certains le prétendent.

— Je sais bien, mais j’ai plus trop envie de la croiser avec ou sans dent pour le moment. Après si j’y suis obligé, je ne me carapaterais pas non plus. Mais bon, il y aura un certain malaise tout de même.

— Comme vous voudrez. C’est tout pour cette fois alors ?

— Oui, euh, non. J’ai complètement oublié. Si vous pouviez essayer de me trouver une chambre d’hôtel. J’ai complètement oublié d’en réserver une.

— Et sinon, vous avez pensé à deux trois slips et votre brosse à dents ?

— Merci, très drôle.

— Bon, je verrai ce que je peux faire. Dès que vous arrivez sur Sophia, venez me voir qu’on finalise tout avant la vente et…

— Oui, je sais. Je n’oublie pas votre commande spéciale. Elle est à côté de moi. Je fais attention à elle comme à la prunelle de mes yeux.

— Bon, si vous le dites. Bonne traversée alors.

— Merci, bon après-midi à vous.

Je raccrochai à peine mon téléphone que le bateau avait déjà dépassé le grand canal. Je n’avais même pas fait attention au petit panorama que le ferry offrait en sortant du port. Devant moi, il y avait la mer Adriatique et derrière moi un bout du continent européen. Si j’avais eu l’idée d’appeler Bérénice pour prendre de ses nouvelles, je devais maintenant attendre de toucher terre. Il n’y avait plus de réseau. Mon téléphone avait perdu le peu d’utilité qui le faisait encore rester dans ma poche.

Du coup, la traversée s’annonçait plutôt studieuse pour moi. De la voiture, j’avais remonté un petit sac de voyage et mon sac d’ordinateur. La commande express de Monsieur Leroy, je la laissais dans la voiture en sachant que ce qui était à l’intérieur ne pouvait intéresser qu’un expatrié.

Après ce long moment plongé dans la fournaise vénitienne, je comptais profiter de la climatisation de ma chambre pour me reposer un peu et surtout pour me remettre à travailler sur mon livre. En réalité, ce n’était pas plus l’envie de taper sur un clavier que la pléthore d’activités sur le bateau qui m’encourageait à rester cloîtré dans ma cabine. Si je n’avais rien eu à faire de plus intéressant, j’aurais certainement fait le choix d’user les fauteuils du bar à attendre que le soleil se couche pour assister ensuite, avec une excitation digne et dissimulée, à la diffusion exceptionnelle dans la grande salle de spectacle du navire de l’arme fatale quatre en grec sous-titré en anglais. C’était le genre de programmation qui me faisait d’avance frémir l’échine comme une jeune écervelée nourrit par la soupe d’un chanteur de midinettes qui écoute pour la première fois le nouvel album de son dieu vivant. Heureusement pour moi, ma cabine avait les dimensions religieuses d’une cellule monastique. Mon lit, mon lavabo et mon armoire avec deux cintres à l’intérieur avaient très peu de chance de me distraire. Je n’avais donc d’autres choix que de m’intéresser d’un peu plus près à ce que j’avais délaissé depuis la mort de mes parents. Fallait-il encore qu’avec l’envie d’écrire, je trouve l’inspiration. J’avais à peu près tout ce dont j’avais besoin : une batterie d’ordinateur chargée à cent pour cent, la climatisation que j’avais réglée au degré près, à cette température printanière de vingt degrés Celsius, la tranquillité, le silence et une vue imprenable sur la mer d’huile ; pourtant, je me retrouvai rapidement devant l’écran de mon ordinateur, mon esprit vidé de beaucoup de choses, mais pas forcément des bonnes. J’avais encore du mal à me défaire de l’image de cette famille de réfugiés. Au bout de mes bras, mes deux mains s’étaient transformées en deux énormes blocs de béton lourds et handicapants. Je restai, là, devant la page blanche un long moment avant de réagir. J’aurai pu envisager une thérapie par la clope, par un café, par un verre de whisky, ou bien encore par un de ces stéréotypes qui gambergeaient dans ma tête quand je pense à l’écrivain, mais j’avais définitivement la tête ailleurs. Quand je suis en mode saturation, et il me devient presque impossible d’aligner sujet, verbe et complément comme le ferait si facilement un enfant de 7 ans. C’était devenu récurrent. Dans ces moments de doutes, je pouvais toujours compter sur un livre que mon cher comptable qui se prenait pour un libraire, c’est-à-dire Jules, m’avait offert quand je lui confiai mes premières difficultés. Je ne me rappelle plus du titre de ce livre. Ce n’était pas même un livre d’ailleurs, mais plutôt un essai sur l’exercice d’écriture. L’auteur se confessait sur ses propres difficultés à aborder son travail d’écrivain. C’était une forme d’autobiographie courte de l’écrivain. Il y avait un passage qui savait me rassurer dans ces moments de grand vide. Ce passage, c’était à chaque fois une révélation, ou plutôt si, je devais être sémantiquement plus proche de ce que je ressentais quand je le lisais : un soulagement.

En substance, il disait que le terme d’inspiration est un très mauvais mot. Il était employé par des auteurs retors pour paraître artistiquement respectable et comme le dit le vieil adage : « le génie est fait de dix pour cent d’inspiration et de quatre-vingt-dix pour cent de transpiration »

À la lecture de ce passage, presque à chaque fois, quelque chose se passait. Résonnant dans ma tête, comme la musique théâtralisée d’une scène de film, où le gentil trouve par hasard la solution à tous ses problèmes. Fronçage de sourcil, roulade de mes yeux dans leur orbite et sueurs froides sur mon échine rondelette quand le son des trompettes de l’apocalypse jouées par des archanges bienfaiteurs et de grassouillets chérubins viennent illuminer le texte en tombant sur le révélateur d’un mal pour lequel je n’étais plus seul.

J’avais enfin mis des mots sur un mal que je pensais exclusivement réservé à une sous-caste d’écrivain (si vous me permettez d’employer ce terme) à la dérive. Sorte d’ouvrier de l’édition qui besogne plus que ce qu’il ne rêve… Malheureusement pour moi, la lecture de ce passage n’eut pas l’effet escompté ce soir-là. Un long moment, je restais le regard planté dans l’océan en comptant le nombre de plateformes pétrolières que nous croisions sur la traversée.

Quand j’en eus marre de compter, je me résignais à faire ce que je n’avais pas prévu. Je dormais une bonne partie de l’après-midi. En début de soirée, pour passer le temps, j’allais user les fauteuils du bar en espérant que les quelques cafés et bières que je m’enfilais allaient pouvoir me sortir la tête du cul, mais il n’en fut rien. Le repas de la cafeteria englouti en quelques bouchées, je prenais l’air pour regarder le coucher du soleil sur le pont supérieur pour finir dans la salle de projection, affalé sur les fauteuils de la salle désertée par presque tout le monde. Je m’endormis en lieu et place de la projection presque privée du film. Sous l’influence de la langue grecque, l’histoire m’avait même paru totalement différente de celle racontée en français.

À presque une heure du matin, le projectionniste, impatient, me réveilla en me tapotant sur l’épaule. Dans le noir, et à deux doigts de me demander si je n’avais pas définitivement besoin de lunettes de vue, l’homme qui était certainement indien me parlait en anglais avec un fort accent grec. J’avais de la chance. À ma connaissance, je tombais nez à nez avec le seul indien sur terre qui s’était expatrié volontairement dans le pays le plus fauché d’Europe. Je ne comprenais rien de ce qu’il me disait. En tendant l’oreille, je compris qu’il fallait peut-être que je rejoigne ma cabine. Je lui fis signe de la tête pour lui montrer que j’avais compris et un autre signe de la main pour le supplier d'arrêter de beugler dans une langue qu’il était le seul à comprendre. À une heure du matin, tout le monde oubliait les bons usages de la relation client et je me faisais mettre dehors comme un malpropre de la salle de cinéma. Après quelques essais infructueux pour trouver le bon numéro de cabine, je m’affalais, tout habillé, sur ma couchette jusqu’au lendemain matin.

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