Chapitre 12

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En arrivant sur place, j’avais encore du temps devant moi. Mon bateau ne partait que dans trois heures. J’avais certainement mieux à faire qu’à lire dans les yeux de mes homologues le désespoir du temps qui passe trop lentement. De plus, pour ceux qui n’auraient jamais eu à pratiquer l’attente dans les conditions moites et chaudes d’un embarcadère de ferry en plein été, les salles d’attente étaient loin des standards des grands aéroports internationaux. Ici, les dutys avaient fui par bateau. Les espaces étaient grands et vides. Il n’y avait pas de climatisation ou trop peu, et alors qu’on cherchait un endroit pour se rafraîchir, il fallait impérativement compter sur de la chance pour trouver un distributeur de boissons en état de fonctionner.

Au risque de me faire sermonner par un docker, je décidais de partir à la découverte de du port sans me soucier des accès interdits au public. Je voulais me perdre pour oublier le temps qu’il me restait à attendre. Il y avait bien assez d’entrelacs labyrinthiques, de routes, de contre-allées, de passages et de voies sans issue pour y arriver sans trop d’effort. Le port était étonnamment grand, bien plus grand que cette première perspective que l’escale me laissait l’imaginer. Derrière les premières montagnes de container qui montaient très haut, il y avait encore des géants de métal qui en cachaient d’autres à leur tour jusqu’à effacer complètement l’horizon sur la mer.

Au bout d’un certain temps, j’avais réussi mon coup. Je ne savais plus où j’étais. Alors que tous les blocs de ce lego géant se ressemblaient tous, j’avais perdu le peu de sens d’orientation qu’il me restait. Il faisait chaud, et dans les allées des docks, j’avais l’impression de déambuler dans le corps d’un radiateur géant qu’on aurait branché à fond. En quelques dizaines de minutes, j’avais perdu toute l’élégance et le raffinement que ma condition de français promet généralement à l’extérieur des frontières de l’hexagone. Je suais comme un américain devant la vitrine d’un Donut Bar, un jour d’été à New York, ou encore comme un japonais devant un distributeur de petites culottes usagées qui ferait des soldes sur la catégorie : premières menstruations. Tout ceci m’amena à penser à une seule chose qui trouvait du sens dans la chaleur, la solitude, l’abandon et peut-être aussi la force l’iconographie menstruelle qui donnait du sens aux choses du sexe et la fulgurante boule qui tirait sur mon pantalon sans savoir pourquoi. Je me serai bien laissé tenter par une partie de jambes en l’air perdu dans ce dédale de métal. Un très court instant, je me demandais avec qui j’aurai bien pu faire ça. J’ai honte de la dire, mais le visage de Bérénice me traversa l’esprit, le cœur et le pantalon. Elle, parmi toutes les autres, aurait été la plus capable pour ce genre de nouvelle expérience. Mais ça, c’était sans compter sur la désastreuse aventure de l’autre soir où elle rencontrait son soi-disant infirmier. La gueule de l’autre putain de mère Thérésa qui s’habille en infirmière à la con me traversa aussitôt l’esprit. Il venait de ruiner la plus belle des érections qu’il m’avait été donné d’avoir dans l’environnement inhospitalier d’un quai de docks. La simple proposition de lui en caleçon devant la porte d’entrée de chez Bérénice m’avait tailladé la verge en plusieurs morceaux en me laissant moi, mon sexe et mon amour-propre gisant par terre sur le seuil de la porte d’entrée de l’appartement de Bérénice.

Au bout d’un moment, même si le travail conjugué de Bérénice et de Paul m’avait permis de perdre encore un peu plus de temps sur cette horloge qui ne voulait pas avancer, j’arrivais enfin au bout du quai. De ce côté-là, le port était à l’abandon, l’idée même d’une escale touristique avait déguerpi loin, très loin de cet endroit qui ressemblait à une friche industrielle sur le point de disparaître dans de gros amas de pierre, de béton et de poutres IPN. Certains bâtiments étaient sur le point de s’effondrer. Sur le sol, les dalles de béton s’enchevêtraient les unes sur les autres. Elles étaient soulevées par des mottes d’herbes qui poussaient dessous. Du lierre sec comme du parchemin grimpait sur les murs. Des oiseaux s’échappaient de meurtrières en verre qui se trouvaient sur les toits en tôle ondulée en laissant la place au vent pour qu’il s’y engouffre. Je n’étais plus étonné de ne croiser personne. Le chant des mouettes au-dessus de ma tête me rappelait que j’étais toujours dans un port, les ruines, en face de moi, que j’étais au bout du monde. Sans m’en rendre compte, j’avais traversé l’intégralité du port. Au bord de l’eau, je regardai derrière moi. Au loin, il y avait bien mon bateau. Il avait accosté, mais la grande porte qui fend le ventre du navire en deux ne reposait toujours pas sur le quai. De l’autre côté, l’archipel vénitien se dévoilait enfin. Sur la lagune d’une mer calme, les dernières fraîcheurs du matin rencontraient les premières chaleurs d’une journée qui s’annonçait brûlante. Il y avait de la brume et sur l’horizon, le mirage bouillonnant des vapeurs d’air avait fait disparaître les murs des maisons, des immeubles et des palais vénitiens. Au-dessus de la mer, à quelques centimètres au-dessus de la démarcation entre l’eau et l’air, flottait une grande colline de tuiles rouge. Derrière les grands canaux qui découpaient les terres, j’arrivai enfin à imaginer le grand large.

L’instant d’après, alors que je venais à peine de me persuader d’être seul, j’entendis un son, un soupir, un cri d’enfant. Je me retournai immédiatement sur le bâtiment d’où je pensais venir le bruit. C’était encore celui qui avait, parmi tous les hangars aux alentours, la plus belle allure. Et quand je parle d’allure, je veux bien sûr dire par là qu’il était le seul à avoir les deux vantaux attachés au bâti. Ils étaient entrouverts et se balançaient sous l’effet du vent, suspendus au rail. En entendant le bruit, je pensais tout de suite à une mouette. Mais sans avoir une grande expérience de la faune aquatique qui comprend la grande famille des Larinae, j’avais des doutes sur la nature de ce que je venais d’entendre. Je sais bien qu’on peut facilement confondre le cri d’un enfant avec celui d’un chat qui a ses chaleurs, mais je n’avais encore jamais essayé de faire ce syllogisme pour le cri d’un animal à bec long. Dans les courants d’air, ça chuchotait. Je m’approchais alors du vieux bâtiment pour avoir le cœur net. Pour me rassurer, je me forçais à penser qu’il y avait peut-être comme moi dans les environs une famille désemparée qui avait décidé de tuer le temps. Même si l’image d’une famille nombreuse crapahutant dans les décombres avec une poussette avait bien du mal à résister au milieu d’autres possibilités, elle persista jusqu’à ce qu’entre les deux portes entrebâillées du hangar, je tombasse sur un bébé en couche-culotte qui s’extirpa d’entre les deux portes du hangar. Il était à peine plus grand qu’il ne l’aurait fallu pour qu’il ne sache pas encore marcher. Surpris, je sursautai comme un froussard. Les deux énormes agates vertes qu’il avait à la place des yeux me fixèrent presque instantanément. Il planta son regard dans le mien, une seconde, peut-être plus, puis quand il m’aperçut, il tricota avec ses jambes pour se carapater. Il m’invitait peut-être à jouer au chat et à la souris. Je rigolai alors sans raison. En fait, il ne marchait pas, il me donnait plus l’impression de courir au ralenti. C’était un mioche comme un autre. Il était beau parce qu’il était petit. Sous une épaisse tignasse brune et bouclée, il se trimballait une jolie tête de poupon. La seule ombre au tableau était cette grosse, et pas toute fraîche, morve collée sous son nez. Elle s’agrippait à lui comme une tique au dos d’un chien. Boudiné dans sa couche, il trottinait pieds nus dans les herbes sèches. Il portait un tee-shirt vert pâle, délavé par le soleil. Derrière lui, un homme poussa sur les portes pour sortir à son tour du bâtiment. Il ne me remarqua pas. Il portait un short de bain bleu et un tee-shirt vert. Il s’arrêta un instant pour contempler la petite boule de pisse qui cavalait devant lui et en levant les bras, il grogna et coursa l’enfant en faisant traîner ses deux tongs par terre. L’enfant se retourna. L’homme baragouina quelque chose et l’enfant rigola, accéléra et tomba la tête la première par terre. Aussitôt, l’homme accourut. Dans les sanglots du gamin qui venait de se casser la binette, je ne reconnus que le mot : papa. À peu de chose près, je n’avais pas besoin de plus pour comprendre ce que le gamin était en train de dire à son père. Il se tenait le genou droit en pleurnichant. L’homme consola l’enfant et tandis qu’il le prit dans ses bras pour lui faire un câlin, il me remarqua à son tour. Au moment précis où nos regards se croisèrent, nous sursautions ensemble. Je ne savais pas lequel des deux avait eu le plus peur de l’autre. Il faisait du coup encore plus chaud. J’avais les mains moites et les idées dans les baskets. Je baissai les yeux avant de les regarder encore. Et alors que je sentais mon cœur s’emballer, sur le visage du père, cette grimace d’empathie qui soignait, il y a encore quelques secondes, tous les petits bobos, avait disparu. Il avait le visage fermé, presque inquiet. Et alors que je m’apprêtais à lui faire un geste de la main en guise de salutation, il s’évanouit avec son gamin dans le bâtiment à l’abandon. Je n’avais pas l’intention de lui faire peur, mais ils s’étaient enfuis, et alors que ma conscience me demandait de rebrousser chemin, je m’avançais vers la porte du hangar pour les rassurer. Presque machinalement, je tapai à la porte du hangar.

- S’il vous plaît ? Y’a quelqu’un…

Il y eut un bruit de casserole, le son d’une chaise qu’on racle sur le sol et puis plus rien. N’ayant pas de réponse en retour, je décidai de rentrer dans le hangar pour rassurer l’homme. Je me faufilai et je sursautai une troisième fois. Je ne m’attendais pas à voir autant de monde. Il y avait une bonne demi-douzaine de personnes qui vivaient ici. Ils me fixaient tous avec leurs yeux ronds comme des billes. À quelques mètres de la porte d’entrée, il y avait une table de camping en formica beige et des chaises en bois. Dessus, l’osier des assises avait presque disparu. Un peu plus loin, il y avait un grand tapis en raphia posé par terre. Des gens y étaient assis. À côté de l’entrée, il y avait un réchaud à gaz sur lequel une marmite en alu se faisait cramer le cul à vives flammes. Malgré la fournaise, une épaisse vapeur s’échappait par le haut de la gamelle. Le bruit du réchaud en pleine action crépitait dans mes oreilles. Dans le grand hall du bâtiment abandonné, ils étaient tous figés en l’état comme si l’immobilité avait pu leur donner le pouvoir de disparaître devant moi. J’osais à peine les regarder. Il y avait des jeunes et des moins jeunes, des vieux et des moins vieux et au milieu de ce monde figé comme des statues de cire, ce père, debout, qui tenait l’enfant sanglotant. Lui, je le fixais pour essayer de comprendre. Il avait toujours autant le visage fermé. Il tenait fermement son enfant dans ses bras. Il transpirait comme moi. Il respirait fort aussi, assez pour que je voie son torse se bomber à chacune de ses inspirations. À ses côtés, une vieille dame voilée était assise en tailleur par terre. Elle me regarda et me sourit en plissant ses yeux pleins de rides. J’oubliai les bonnes manières et je ne lui répondis pas. Elle semblait à l’aise. Sans m’en tenir rigueur, elle continua ce qu’elle était en train de faire. Elle déposa par terre les quatre pelotes de laine qu’elle avait sur elle. Elle tendit une jambe en avant, accrocha au bout de son gros orteil droit un bout d’étoffe puis elle me regarda. Il y avait de l’insistance dans ses yeux, mais pas de méfiance à mon égard. Elle m’ausculta de haut en bas, dans le calme et la méthode d’un travelling de cinéma qui durerait une éternité, elle me sourit encore. Un moment, je l’entendis parler. Je pensai qu’elle s’adressait à moi, mais je me trompais. Elle continua à parler quand elle baissa les yeux. Elle ne s’adressait pas à moi ni à personne d’ailleurs, elle chantait. Elle chantait une chanson en tricotant son étoffe en laine. Elle ne leva plus la tête. Elle murmurait une chanson du bout des lèvres et triturait en rythme avec le bout de ses doigts tordus les quatre pelotes de laine qu’elle avait autour d’elle.

Je ne les connaissais pas, mais je reconnus ces regards que je croisais quelques jours plus tôt à la porte de la Villette. J’avais presque réussi à oublier cette image de ma tête et voilà qu’aujourd’hui je renouais avec ce sentiment d’impuissance. Il n’y avait pas besoin d’un long discours pour comprendre qui ils étaient.

L’homme déposa l’enfant à terre et alors que le petit morveux à la couche gavée par la pisse alla se cacher dans les jupons de sa mère non loin de là, j’essayai de le rassurer en lui faisant un deuxième signe amical de la main.

— Ne vous inquiétez pas ! je ne vous veux pas de mal. Je ne dirais rien…

J’imaginais que c’était le genre de truc qu’il fallait dire dans ces conditions, mais personne ne me répondit pas. L’homme me fixait toujours avec beaucoup d’intensité. Ses yeux semblaient vouloir me dire quelque chose, mais je ne savais pas quoi. J’étais désemparé. J’avais la gorge serrée comme dans un étau. Je ne savais plus quoi faire. Devais-je m’enfuir en courant comme je l’avais déjà fait à porte de la Villette ? Devais-je essayer d’entamer une conversation avec cet homme qui ne parlait certainement pas ma langue ? Ou, devais-je faire comme cette vieille femme par terre, continuer à vivre sans me poser plus de questions ? Je fixais toujours autant l’homme devant moi en espérant trouver une réponse puis au bout d’un moment, sans dire un seul mot, il pointa son index sur sa bouche en me suppliant des yeux de ne rien dire. De toutes les manières, il n’y avait rien à dire. J’étais qui pour juger ces gens que je ne connaissais pas. La seule chose que j’aurai pu leur reprocher c’est qu’au fond, ils me faisaient peur. Je ne sais pas pourquoi, mais ces gens me faisaient peur et la seule chose qui ne m’avait pas encore fait déguerpir de ces lieux était que je leur faisais encore plus peur.

Machinalement, et surtout très bêtement, je sortis de ma poche un billet de cinquante euros et je le déposai à mes pieds. Comme si ce simple morceau de papier aurait pu tout régler, je me rendais compte qu’il me donnait au moins l’impression de compatir à leur malheur. J’aurai très bien pu m’approcher de cet homme, lui dire quelques mots et le lui donner en main propre, d’homme à homme, mais je n’en trouvai pas la force. Au lieu de ça, je préférai le laisser tomber à mes pieds pour m’enfuir encore plus rapidement, comme un voleur. Pour moi, je venais de faire une grosse bêtise. Ces gens avaient certainement besoin de plus d’humanité et moi je ne leur offrais qu’un vulgaire morceau de papier. J’avais honte de moi. Je déguerpissais rapidement des lieux pour oublier au plus vite ce sentiment d’impuissance qui me rendait coupable.

Sur le quai, les voyageurs s’étaient avancés pour monter sur le bateau. En arrivant en courant au milieu de la foule amassée sur l'embarcadère, j’avais l’impression que tout le monde savait ce que je venais de faire. J’avais, du coup, encore plus honte de moi. Les regards fuyants, les autres qui me fixaient et ceux qui ne le faisaient pas, j’avais le sentiment qu’ils m’accusaient de quelque chose que je venais de faire ou de ne pas faire. Comme un lâche, je courus me cacher dans ma voiture.

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