Chapitre 11

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Les mains sur le volant, je rigolai en me demandant ce qui se serait passé si la vie avait été aussi simple que Pangloss voulait bien le prétendre. J’avais lâché cette idée en chemin comme le grand Paris qui était derrière moi déjà depuis une éternité. Plus j’avalais les kilomètres et plus je me rapprochais de ces anciens souvenirs que je m’étais forgés en arpentant les grandes et arides campagnes bulgares. Un brin de nostalgie m’aspirait dans ce passé.

Dans mes souvenirs, il y a le mont Pirin, sa forêt dense et verte comme une émeraude brésilienne. Elle dévale les pentes raides des coteaux pour aller se cacher dans les étroits défilés. Le vieux village de Bansko n’a pas changé. Il y a toujours autant de touristes prêts à acheter un souvenir ethnique. À l’écart des grandes artères grouillantes de monde, les petites rues sont aussi vides que sincères. Dans les ruelles pavées, les roues des charrettes ont creusé des sillons dans le sol. Au coin d’une rue, il y a une grande porte en bois. Elle est entrouverte. Elle donne sur un monastère. Le silence nous happe, mes parents et moi. Il nous invite à pénétrer dans les lieux. On est accueilli par un arbre fruitier sur lequel poussent des brins de laine rouge et blanc. On est au printemps. À la sortie de l’hiver, c’est une tradition en Bulgarie. Les gens viennent, prient et nouent aux branches d’un arbre les martenitsas qui ont survécu à leurs poignés, toute la saison froide. On est en pleine ville et pourtant, il n’y a pas un bruit. Au-dessus des têtes, les hirondelles voltigent entre les arbres. En passant sous les arches en bois qui bordent le jardin, elles calment l’appétit glouton de leurs progénitures en leur donnant la becquée. Dans une profusion de verdure, l’église est au bout d’un chemin en pierre. De l’entrée, on la voit à peine. Du jardin, l’atmosphère la suggère. En passant la porte d’entrée de l’église, on croise immédiatement du regard le jubé en bois au fond du berceau de l’édifice. Il est grand, trop grand pour qu’on n’y prête pas attention. Il est flanqué d’icônes orthodoxes de toutes les tailles. Presque instantanément, on rentre dans une liturgie qui s’impose d’elle-même, que l’on soit croyant ou pas. La lumière du jour elle-même s’efface devant autant de piété. Dans les églises orthodoxes, il fait sombre, très sombre. Au-dessus des têtes, un immense lustre en fonte noir répand la lumière des bougies qui y sont accrochées. Les candélabres aux quatre coins de l’église prennent le relais dessus. Ces églises n’ont jamais rencontré le flamboyant chrétien des églises gothiques. Et quelque part, c’est tant mieux. Je n’aurais jamais gardé un souvenir aussi vivace de ces églises orthodoxes si elles avaient été identiques à toutes celles que je connaissais sur Paris. La force de ces bâtiments est dans l’authenticité du dépaysement. La charpente en bois structure l’endroit. Elle découpe et distribue les espaces pour donner à l’église une dimension humaine. Je me souviens de ce que mon père m’avait dit une des premières fois où nous en visitions une. Il se baissa vers moi. Il me regarda dans les yeux et il me chuchota à l’oreille :

— Bienvenue dans le monde de l’iconodulie.

Mon père avait l’air content. Il souriait à pleines dents comme s’il avait lancé en l’air dans ces lieux l’idée lumineuse du siècle. Je n’y comprenais rien.

Moi, je le regardai bizarrement du coin de l’œil comme s’il venait de me dire un gros juron. Quel était ce mot que mon père venait délibérément de me livrer dans ce lieu pieux. Je n’en avais aucune idée. Était-ce une insulte, un gros mot ou encore un juron ? J’avais du mal à le penser, mais ce mot avait la force de tous ces autres mots bizarres de la langue française qui nous font presque immédiatement penser à autre chose. Pour n’en citer que quelqu’un, il y a : nyctalope, nycthémère, procrastiné, antépénultième, cucurbitacée… J’étais sur le point de lui confier que je n’avais rien compris à l’allusion quand je me souvins que mon père était le genre d’homme à n’employer un terme étymologiquement tordu que si celui-ci avait déjà fait l’objet d’une explication complète. Je rengainai discrètement la congestion sur mon visage pour lui sourire. Je ne devais pas lui confier que je n’avais rien compris à sa phrase. J’avais l’impression de partager quelque chose d’important et surtout je ne pouvais pas passer pour un ignare. Il me regarda droit dans les yeux. Quand il fut convaincu par mon érudition discrète, je me retournai vers ma mère pour lui demander de l’aide.

J’aimais beaucoup plus les petits monastères aux grands édifices religieux comme à Rila. Il y avait quelque chose d’unique et de singulier dans ces petites baraques faites de pierres et de bois. On pouvait quelques fois penser qu’elles étaient là, juste pour soi.

Dans ma voiture, les souvenirs se conjuguaient au présent. Sur des chemins qui ne sont presque plus goudronnés ou le long des Bistriţa, une vieille baba marche le long de la route. Accroché dans son dos, le sac en toile de laine tissée aux multiples couleurs renferme brindilles et bûches pour nourrir le foyer de la cheminée. Sur le perron d’une boutique d’artisan, la porte est entrouverte. Je vois, au fond de la boutique, un de ces vieux métiers à tisser qui a servi à confectionner le sac qui gigote dans le dos de la grand-mère. Les bras de la vieille femme pendent de fatigue le long de son corps comme les pesons du métier à tisser qui dort dans le fond de l’atelier.

Sur la route, au milieu de la multitude des autres voitures que je dépasse ou qui me doublent, ces fameuses calèches bulgares qui sont faites d’une tradition balkanique, disons-le très communiste. Derrière un âne, un mulet ou plus rarement un cheval, un homme avec une casquette dirige la manœuvre. Il doit avoir une cinquantaine d’années. Il a une clope au bec et une longue tige de bois à la main droite. Sur son siège, un simple banc en bois fixé sur la plateforme de chargement, l’homme est bringuebalé dans tous les sens alors que les vieilles jantes en tôle d’une « deux-chevaux » accrochent les nids-de-poule sur la route. Je pense que c’est une image d’Épinal qui persiste encore dans les campagnes bulgares. Il y a des champs de tabac à perte de vue. Quand la récolte est faite, les plants laissent leur place à d’immenses et interminables guirlandes de feuilles qui brunissent en séchant.

Au milieu de tous les souvenirs de Golechovo, du village néolithique de Kovacevo, du mont Pirin, de Sandansky, de Melnik, l’image enfouie du dragon ressurgit. Le dragon était encore bien vivant. Il était le gardien de trésors insoupçonnables. Il connaissait les richesses des sous-sols du pays mieux que certains Bulgares eux-mêmes. Il était difficile de le détester. Quand on porte une grande importance à l’érudition des gens, le dragon avait vite fait de vous faire rêver. On acceptait facilement ses défauts. Puis, un jour, comme moi, on s’évade. Avec l’admiration qu’on peut avoir pour ces intellectuels, l’enthousiasme laisse place petit à petit à une envie d’oublier tout sur tout. On regrette peut-être de ne pas avoir dit stop plus rapidement. Ce sont mes parents qui me l’ont fait connaître. C’était une de leurs plus vieilles connaissances. À la faculté, j’avais suivi ses cours. Il y a certains professeurs qui vous donnent envie d’aller plus loin et mon dragon faisait partie de ceux-là. Dans les premières années, je lui vouais un culte sans faille. J’avais succombé à ses charmes. Il était devenu ce gourou dans le monde fermé de l’archéologie européenne, cet être intouchable que tout le monde vénérait. Mon dragon avait une aura extraordinaire qui le faisait briller par-delà les limites de tous ses autres intellects que j’avais rencontrés dans ma vie. Il était passionné et c’est cette passion qui m’avait attiré vers lui. Et puis, comme souvent dans les histoires d’amour, notre relation se termina on ne peut plus mal. Nous consommions ensemble la discorde qui m’incita à partir du jour au lendemain de la Bulgarie. J’avais choisi de prendre une autre direction, pour moi et pour la sainte confrérie des protohistoriens parisiens, mais mon dragon ne le comprit pas. Alors qu’au début, j’avais goûté jusqu’à l’évanouissement aux chants langoureux des sirènes envoûtantes, j’essuyais vers la fin la colère de mon mentor. À cet instant, mon professeur aurait pu prendre la forme menaçante d’un reptile rampant. Mais à toutes ces images de prédateurs venimeux qui serpentaient dans la tête, je lui préférais encore l’image d’un vieux dragon cuirassé crachant du feu. Il était le dernier gardien du sanctuaire inviolable de la connaissance à moins de laisser son âme aux portes du savoir. Même après ça, j’avais encore de l’affection pour mon dragon. Mes parents m’avaient bien éduqué et même si c’était à présent plus le nombre des divergences qui nous réunissait que les affinités qui avaient filé avec le temps, j’avais au moins du respect pour ce monstre de connaissance qu’incarnait mon ancien professeur. La seule question en suspens était de savoir quand j’allais à nouveau croiser sa route.

Avec une pointe d’ironie, les souvenirs dans ma tête avaient eu raison de mon indéfectible amour de la conduite. Je n’avais pas vu le temps passer, et à mon troisième jour de périple périurbain, j’arrivais en avance dans le port commercial de Venise pour prendre le Ferry. Il n’y avait plus qu’à attendre qu’un docker plus gradé qu’un autre nous donne le coup d’envoi pour qu’on embarque notre véhicule dans le ventre d’un gargantuesque bateau. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le romantisme iconique de la cité des doges n’avait pas dépassé les frontières de la vieille ville. Le port commercial de Venise était un No mens land. Les bâtiments industriels dessinaient les grandes perspectives lointaines alors que la ville et ses canaux disparaissaient tantôt dans des brumes lagunaires, tantôt dans la pollution qu’apportaient les grands navires marchands. À cet endroit, Venise n’était plus Venise, mais simplement un endroit comme les autres dans la multitude des ports commerciaux qui existent de par le monde.

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