Chapitre 10

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Dans ma voiture de location, les kilomètres défilaient. J’avais une première étape à faire dans les Alpes Suisses avant de prendre un ferry à Venise, destination le port commercial de Thessalonique. Pour quelqu’un qui n’a jamais eu un semblant d’intérêt pour la conduite, je me rends bien compte que la voiture n’a pas été le moyen de transport le plus judicieux. J’avais choisi la route et ma patience avait déjà passé le cap de la déroute. Et dire que j’avais sciemment fait le choix de la difficulté. Par une illumination obscure, j’avais voulu m’octroyer un droit qui n’est réservé qu’à l’élite du sadomasochisme : le calvaire lancinant de la conduite. Avec un peu trop d’optimisme, j’avais certainement dû penser que sommeillait en moi l’âme d’un routier. Il n'en n’était rien. À force de vouloir se rappeler des choses avant de les oublier définitivement, on a vite fait de négliger l’essentiel. En souvenir des routes que j’empruntai avec mes parents, du temps où moi, un enfant, j’avais bien du mal à avoir une vraie conscience du temps, je me décidai à faire seul les chemins que mes parents avaient empruntés dans un lointain passé. Le temps est peut-être relatif aux yeux de ces scientifiques qui décrivent la mécanique quantique comme une poésie temporelle, eh bien moi, la main sur ce putain de volant, j’avais bien du mal à relativiser. La route n’était que longueur et répétition. Les arrêts entre chaque étape me donnaient de quoi recharger les batteries. Entre un verre de Campari Sweppse glacé en suisse, sur la terrasse d’un hôtel qui vous plonge sans aucune concession dans l’immensité des Alpes et ces quelques ristrettos légendaires qu’on ne vous sert que dans ces vieux bars Milanais qui ont vu naître la ville, je n’avais aucune raison de me plaindre. Je n’attendais plus qu’une seule chose : arriver sur le ferry pour me remettre à l’écriture. Je me sentais enfin prêt. La route m’avait tout de même donné quelque chose. Elle m’avait ouvert l’appétit des mots. Sur le trajet, je n’avais rien d’autre à penser qu’à suivre les pointillés blancs sur les voies de circulation, je me laissai donc du temps pour réfléchir à ce que j’avais toujours voulu être dans le fond, c’est-à-dire : écrivain. Et il faut bien avouer qu’en ce qui concerne l’exercice qui s’apparente souvent à la figuration par le mot du supplice de Tantale (je veux dire par là : ces mots qui font des idées que l’on n’arrive pas à formuler autrement que dans sa tête), il y a certaines subtilités de la théorie qui ne sont pas données à tout le monde de comprendre. Je fais certainement partie de ceux-là.

Prenons le cas de la ponctuation, ou en d’autres termes : comment certaines choses ne tiennent à rien sans ces petits détails qui font tous. Le bestiaire de la ponctuation n'est pourtant pas très grand : Point, Point-virgule, Virgule, Point d'exclamation, Point d'interrogation. Ce sont ces détails, au départ, insignifiants, qui donnent le rythme d'une phrase, d'un paragraphe, d'un chapitre. Eh bien, je vous le dis !!! Il me reste encore beaucoup de travail pour en comprendre toute la subtilité. Par contre, je me pose une question existentielle : Qui a inventé ce putain de point-virgule ?

Si vous connaissez son nom, dites-le-moi tout de suite, que je l'insulte un peu pour me défouler. Ce signe hybride est un peu, toutes proportions gardées, l’ornithorynque du règne grammatical. On ne sait pas réellement comment le qualifier. Je n’ai pas forcément besoin de vous le décrire en détail, mais l’originalité de l’Orthorhynchus anatinus est impressionnante. C’est un mammifère. Il a un bec et derrière sa vraie fausse tendance d’animal au sang chaud qui pond, il a la fâcheuse tendance à trimballer derrière lui la queue plate du castor. Quand la nature s’engage dans le chantier de l’originalité, elle en oublie qu’elle que fois des règles élémentaires. Avez-vous déjà croisé au détour d’un méandre de cours d’eau australien l’énergumène en question. Cet animal n’a pas de sens. Il a la tête aussi plate que la queue. Il suffit d’un crépuscule coupable au fin fond de la campagne australe pour vous faire mordre par une queue. Eh bien le point-virgule, pour moi, n’a pas de sens, et cela au même titre que cet animal venu d’une autre planète. J'entends déjà certains puristes, crier au scandale :

Oui !!! Les règles de la ponctuation existent, et elles sont là pour être respectées. Cet homme n'a rien compris… L'écriture doit respecter certaines règles !!! Un point c'est tout !!!

Et là !!! Je répondrais :

— Un point c'est tout, OK. Et pourquoi pas un point-virgule ?

Un autre homme rentrerait, alors, dans la discussion et il me répondrait :

Vous n'êtes qu'un cabochon cher monsieur !!! Veuillez respecter certaines règles, un… c'est tout !!!

Un léger sourire de côté, je cesserais de parler. Tournant les talons, je m’efforcerais de me concentrer sur le fond du problème, et revenant sur mon ornithorynque de la ponctuation : le point-virgule, je développerais ainsi :

Ce n'est pas un point, car après le point-virgule, il n'y a pas de majuscule en tout cas, c'est ce que l'on m'a toujours dit : "après un point !!! On met une majuscule !!!"). Et ce n'est pas une virgule, car il relie deux propositions qui pourraient subsister indépendamment, mais qui coexistent ensemble pour souligner une même idée ou permettre la continuité d'une action. Le point-virgule a-t-il réellement une utilité ? Certainement puisqu'il existe, mais est-il indispensable ? Ça, c'est une autre question.

Pour y répondre, tournons-nous vers un éminent homme, Professeur de son état, qui a bien voulu répondre à toutes mes questions. En toute honnêteté, mon premier choix se portait sur Raphael Enthoven, mais trop occupé à écrire et lire son livre : "Dictionnaire amoureux de Marcel Proust", il a bourgeoisement décliné l'invitation. Mais ne vous inquiétez pas, j'ai, moi aussi, ma petite madeleine qui devrait vous ravir. Alors sur ma droite, vêtu d'un collant bleu roi, tunique rouge et veste en hermine. L'homme qui n'est plus à présenter, reconnu par ses pairs, chef de file de la métaphysique postmoderne, théologien et spécialiste de cosmonigologie, et accessoirement précepteur de Candide dans le livre éponyme de Voltaire. Je veux vous présenter : Pangloss.

Érudit parmi les érudits, je n'aurais pu espérer mieux. Enfin !!! Je l’espérais jusqu'à ce qu'il me donne, comme raison particulière à l'existence de cette ponctuation hybride, à peu près ceci :

Le point-virgule existe...

Pangloss s'arrête de parler. Il réfléchit en mâchonnant le bout de la pipe en bois qu’il manipule depuis le début de L’interview. Il regarde, un après l’autre, les intervenants et les autres sièges vides en face de lui. Il croise les jambes et par l’idée lumineuse qui irradie son visage boursouflé d’une pensée heureuse et furtive, il continue :

Le point-virgule…c'est indéniable… existe. Et à l'évidence, pour donner assez de temps à nos grassouillets lecteurs, de ceux qui n'ont, que, très peu de capacité respiro-thoracique, le temps de reprendre leur respiration, sans perdre de vue le sens complet de l'idée développer dans le paragraphe lu ; afin qu'il puisse arriver jusqu'à la dernière page du livre, sans se retrouver tuméfié par d'inconfortables traces violacées sur leur visage. À la lecture d'un roman, un mort serait une très mauvaise publicité pour son auteur… Fin de citation.

Je voudrais remercier, notre éminent intervenant, qui a su, par son incontournable richesse d'esprit, passer les âges sans que son raisonnement hautement philosophique ne prenne une ride. Longue vie à Pangloss et longue vie à la métaphysique.

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