Chapitre 9

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Quelques heures plus tard, dans ma voiture de location, j’avais laissé Paris, et bien d’autres choses encore, derrière moi. Dans la vitrine de la boutique aux zobs, j’avais tiré les rideaux. Sur la poignée de la porte d’entrée, j’avais suspendu un écriteau ; de ce que l’on voit parfois dans les films américains des années cinquante. En fermant la porte à double tour, j’avais figé la boutique dans le temps. Elle m’échappait depuis. Cela faisait plus de deux semaines que je n’y avais pas mis les pieds.

Personne ne savait réellement quelle était la date de mon retour sur Paris ; à dire vrai, moi non plus. À leur mort, mes parents m’avaient laissé une petite rente confortable. Oh, attention, rien qui ne soit à la hauteur de l’exigence de certains rentiers que je connaissais, mais assez pour m’offrir quelques semaines d’abandon total. J’avais enfin l’occasion de dire oui à cette petite voix qui m’incitait tous les jours un peu plus à tout plaquer. J’étais dans ma voiture de location en partance pour Venise et j’avais enfin réussi à lui donner raison. J’avais envie d’incarner, pour une fois dans ma vie, cette image bucolique du dandy vagabond, du hobo américain qui crapahute, baluchon à la main, sur les routes. Je ne voulais exister que pour moi. Je voulais être cet étranger que l’on rencontre sur la route, cet homme qui se résume au premier regard très simplement aux vêtements qu’il porte sur lui et à la valise qu’il traîne. Mes parents avaient disparu. Les mensonges allaient devenir des vérités pour les inconnus que je rencontrerais sur la route. Je pouvais être n’importe qui. Je pouvais devenir n’importe quoi. J’étais déjà un antiquaire en herbe, mais je pouvais très bien devenir un écrivain célèbre en un claquement de doigts. Je n’aurais qu’à m’adapter à ce que les gens voudraient entendre de moi. Aux yeux du monde, j’étais devenu un orphelin. Je n’étais plus ce fils, juste un homme. Ces chaînes qui m’enfermaient dans le schéma classique de ce rapport qui subsiste entre des parents et un enfant n’existaient plus. J’étais en quelque sorte devenu grand. Peut-être étais-je devenu cet adulte que mes parents auraient voulu que je sois ? Pour le moment, je n’en savais pas grand-chose et ce petit voyage tombait plutôt bien, car j’avais envie de savoir qui j’étais vraiment.

Pour avoir bonne conscience durant mon absence, j’avais demandé à Bérénice de s’occuper de la boutique. À l’occasion de visites dans le quartier de l’horloge, elle m’avait promis d’y jeter un coup d’œil pour contrôler que tout allait bien. Au départ, j’avais eu dans l’idée de lui ramener les clés de la boutique chez elle. C’est une chose que j’aurais très bien pu faire quelques jours avant la date de mon départ, mais l’évidence d’un voyage organisé de façon bancale, du moins pour les autres, avait au moins l’avantage de me donner une excuse pour lui rendre visite, une ultime fois, avant de partir.

Dans une boîte en carton, avec toutes les informations nécessaires marquées sur une feuille, je lui glissai le trousseau des clés du magasin. Il y a un fait remarquable dans l’existence de cette masse difforme et hérissée de pointe qui constituait le trousseau de clés de la boutique aux p’tits zobs. Le nombre de clés dépassait largement la quantité de serrures disponibles aux portes de tout l’appartement de mes parents et de la boutique réunies ensemble. Je n’ai jamais su pourquoi. Je l’avais toujours connu comme ça : gros et bruyant. Peut-être par une déformation professionnelle qui rend les vieux antiquaires sujets à une collectionnite aiguë, mes parents ne s’étaient jamais séparés de la moindre clé. Avec le temps, le gros mousqueton, qui les réunissait toutes, ne laissait guère de place à l’approximation d’une main non experte et je décidai donc de numéroter les clés une à une pour aider Bérénice à s’y retrouver dans cet imbroglio métallique.

Au dernier moment, je changeais d’avis. J’avais préféré faire appel au service d’un coursier pour le lui apporter. J’avais encore ce fameux Paul en tête, et je n’avais pas eu envie de tomber accidentellement nez à nez avec cet inconnu rencontré la veille dans le bar. Rien ne m’assurait de recroiser le philanthrope en blouse blanche qui avait gâché une bonne partie de ma soirée, mais je n’avais pas voulu tenter ce diable qui soulage la frustration par une bonne grosse mandale, juste pour se sentir mieux. Je voulais rester sur le sentiment invérifiable et surtout égoïste de savoir Bérénice seule dans son appartement. J’aurai très bien pu y aller pour constater des faits moi-même, mais dans ma tête, il y avait une version qui semblait plus vraie que toutes les autres.

… Je sonne à la porte. Elle s’ouvre en grand et devant moi, planté sur le seuil de la porte, il y a l’autre, torse nu, en caleçon, qui m’accueille avec un grand sourire. Je le dévisage du regard et j’ai bien du mal à lui sourire en retour. Il a les cheveux trop en bataille pour ne pas avoir passé la nuit dont j’avais toujours rêvé. Je ne sais pas s’il en a conscience, mais il est ridicule dans son caleçon Simsons trop grand. Il a les guibolles qui nagent dedans. Et je ne parle pas de son torse qui avait oublié de se développer depuis l’adolescence. Il a les bras fins et squelettiques et le torse plat comme une limande. Il a l’air d’être content de me voir. Comme si nous nous étions perdus de vue pendant des années, il m’accueillerait à bras ouverts. Je suis sûr que c’est le genre de gars qui se sent à l’aise partout. Et là il me dit en toute simplicité : « Béré est en train de prendre sa douche, rentre ! tu veux un café ? ». C’est à peu près à ce moment-là que j’aurai laissé le démon de la frustration s’exprimer en lui flanquant mon poing dans le visage, avant de le projeter par terre pour le rouer de coups au rythme d’un : « on ne touche pas à Bérénice… elle est à moi ». Il y a de fortes chances que foutre la gueule en sang à ce Paul n’aurait pas servi ma cause. Mère Thérésa m’aurait certainement soulagé d’un lourd fardeau, mais il n’aurait pas servi ma cause. De plus, le concept de propriété ne pouvait pas s’appliquer aux êtres humains et encore moi à Bérénice, même si, dans le cas présent, il était gage de sentiments.

Ce matin, il n’y eut donc aucun lot de consolation. La gueule condescendante de ce mec m’avait laissé un goût amer dans la bouche en ruinant la trame de mon programme initial. Même si le vin a le mérite de vous faire croire à l’oubli des mauvais sentiments, l’infirmier au grand cœur avait su rester vif et présent dans ma tête. J’étais parti sans revoir une dernière fois Bérénice, sans lui dire une dernière fois au revoir en laissant au seul coursier le droit de savoir ce qu’il en fût de la nuit pour Bérénice.

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