Chapitre 8

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C’est pour ça qu’avant de partir, je prenais le temps d’appeler mon contact à l’ambassade française de Sofia pour lui donner rapidement de mes nouvelles. Pour rester dans le jus de ces a priori qui faisaient danser l’autochtone bulgare comme un pantin désarticulé, le poste téléphonique que mes parents avaient était en tout point prêt pour relever le défi du décalage horaire et culturel. Il était orange avec un cadran circulaire chiffré de 0 à 9 sur le dessus pour composer le numéro. Il y avait marqué dessus : propriété des PTT. J’avais essayé à plusieurs reprises de faire plier mes parents aux exigences des nouvelles technologies, mais ils n’avaient jamais voulu d’internet à la maison. Pour eux, c’était simplement un outil de travail dont ils se servaient déjà assez souvent à la boutique. Mon père disait souvent : « J’ai déjà fait la concession du téléphone portable, ce n’est certainement pas pour me faire définitivement cannibaliser par la technologie ». Et ce n’était pas ma mère qui aurait pu le contredire à ce sujet. Elle, qui était garante de l’harmonie décorative de leur intérieur, avait toujours eu ce goût prononcé pour une décoration scandinave épurée, figée dans les années soixante. Le bois brut et les tissus de couleurs vives ne laissaient guère de place à l’expression du modernisme par la voix du numérique. Dans le salon, ça sentait le vieux, la naphtaline et la poussière. Mais il y avait quelque chose de réconfortant dans cette désuète percée d’un authentique conservatisme décoratif. Je m’y sentais bien. Je n’aurai rien changé pour tout l’or du monde. À tel point que depuis la mort de mes parents, j’avais laissé l’appartement dans son jus. Je n’avais pas encore trouvé le courage de faire le ménage à fond. J’aurais très bien pu prendre une femme de ménage, mais je ne voulais pas. Je n’arrivais pas à me mettre dans la tête l’idée qu’une inconnue puisse faire la poussière à ma place. Tous les objets dans cet appartement, ils étaient les bibelots de ma mère et la camelote de mon père. Ils étaient les livres de mes parents. Ils étaient la collection de pipes de mon père posées sur l’étagère en formica marron dans l’entrée du salon. Ils étaient les meubles que mes parents avaient chinés dans les vide-greniers de la région. Tous ces objets dans cet appartement, ils étaient mes parents. Je profitais donc oisivement de la poussière qui s’accumulait sans me poser trop de questions. Elle avait l’odeur de l’ancien et, indirectement, trimballait avec elle le souvenir de mes parents. Quelquefois, je m’installais sans un bruit dans le salon, à côté du combiné, sur le fauteuil en hêtre clair qui assumait toujours autant les couleurs chinées de vert et de jaune des coussins. Je pouvais passer de longues minutes à fixer l’épais rideau en feutre rouge qui donnait sur le couloir. Il a toujours eu la tenue de ces grands rideaux de théâtre. Une fois engoncé dans son embrasse pompon, il faisait de beaux boudins de tissu droits et réguliers. Enfant, je me cachais souvent dedans. Celui qui me valut d’innombrables engueulades matriarcales, je le fixais sans un mot. Je le fixai comme si mes parents, par un simple coup de baguette magique, avaient pu sortir de là, comme le lapin blanc du chapeau du magicien. Et puis, toujours sans un bruit, je continuais ma vie.

Il y a quelque chose d’agréable et de désuet dans les appels internationaux qui plus est quand on se cantonne à appeler, à des milliers de kilomètres, équipé du téléphone de mes parents. Il y avait un inconnu dans le combiné. Son travail était d’une spécificité toute particulière et ne durait guère plus que quelques secondes à chaque fois. J’entendais même quelques fois sa voix dans le combiné. Du moins, c’est ce que je pensais jusqu’à un certain âge. Quelque part, sur le trajet de la communication, il y avait quelqu’un qui interceptait le signal et qui l’encodait en morse pour qu’un autre opérateur, de l’autre côté fasse de même, mais en sens inverse cette fois-ci. Au moment de prendre le combiné pour passer mon coup de fil, je faisais attention à ces minuscules détails sur la ligne. Aujourd’hui, je n’attendais pas longtemps pour avoir la tonalité :

— Ambassade de France, bonjour, que puis-je faire pour vous ?

— Bonjour, Madame ! je souhaiterais parler à M. Leroy, s’il vous plaît.

— M. Leroy ? Alors ! ne quittez pas, je vous le passe…

J’avais un doute. Je ne savais pas si mon Leroy était là. J’attendais, sûr de rien, avec dans mes oreilles les voix de l’ensemble Pirin du professeur Stefanov. Il y a quelque chose d’extraordinaire dans ces grandes chorales bulgares. Prise une part une, je suis persuadé que ces voix n’avaient rien de particulier mais réunissez-les toutes dans un seul et unique chant et le son qui en résulte est une impression d’inconnu. La somme de toutes ces voix vous transporte presque instantanément dans une autre dimension, sur un îlot perdu au milieu d’un océan trop vaste pour avoir été un jour traversé de part en part. Le son avait cette force que les mantras bouddhistes ont. L’ensemble du professeur Stefanov avait une identité, une puissance pour faire rentrer la conscience des gens en transe une fois que l’on avait passé la barrière de ce mariage étrange entre la musique de traditions slaves et d’influences orientales. C’était de la fusion qui n’avait pas attendu toutes les nouvelles tendances des années quatre-vingt-dix pour mélanger les genres. Alors que sur la bande sonore, on entamait une partition où les voix féminines montaient crescendo sur les puissants ensembles de percussions, mon voyage musical s'arrêta net par la voix d’un homme dans le combiné. Je sursautai.

— Service de la conservation du patrimoine : M. Leroy, bonjour.

Mon interlocuteur avait l’air occupé, voire agacé. Il avait certainement décroché son téléphone en espérant que celui qui l’avait dérangé avait une raison suffisante pour l’interrompre.

— M. Leroy-Goutan, quel plaisir de vous entendre. Je ne me ferais jamais à votre nom, m’exclamai-je en riant.

— Pardon ? Qui êtes-vous, Monsieur ?

— Ah ! pardon. C’est moi Roman, m’excusai-je platement. Je venais de me montrer moqueur. Il ne s’agissait pas non plus de paraître impoli. Mon interlocuteur avait l’air trop occupé pour ça.

— Ah ! Roman, il s'arrêta net de parler. Je le sentais gêné. Il bégaya le temps de quelques syllabes. Il bredouilla comme un homme qui cherchait ses mots et continua : « Je n’ai pas eu le temps de vous faire toutes mes condoléances. J’en suis désolé. J’ai appris ce qui était arrivé à vos parents, c’est une vraie catastrophe ».

— Si vous le voulez bien, je préférerais parler d’autres choses, lui demandai-je.

— Ah, oui je comprends… me répondait-il en soufflant dans son combiné.

J’aurai très bien pu lui répondre que non, qu’il ne comprendrait jamais mais je ne voulais pas paraître antipathique ou exempt de sentiments.

— Mon cher Leroy-Goutan ! Comment allez-vous ? Continuais-je sur le ton d’une moquerie infantile.

— Roman ! pouvez-vous m’expliquer ce qui vous fait tant rire ? bougonna M. Leroy

— Je me dis qu’à une lettre près vous auriez pu devenir un de plus grand archéologue que la France ait connu.

— Et vous pensez peut-être que le fait d’échanger un t contre un r aurait transformé ma vie.

— Vous savez, on est si peu de chose en réalité. Il suffit d’une fois. D’une minuscule fois où le destin décide de se pencher sur votre sort.

— Ouais, ben c’est bien pour ça que je me fais appeler Leroy, juste Leroy. Sur un mal entendu, je pensais que Leroy-Goutan m’aurait ouvert les portes de quelques ministères, mais apparemment les intellos ne sont pas à leur aise avec les blagues potaches.

— Votre nom a eu au moins l’avantage de vous faire connaître de quelques personnes en archéologie.

— Oui, je sais. C’est comme ça que j’ai connu vos parents d’ailleurs, à un colloque sur la néolithisation de l’Europe, un truc comme ça, enfin je ne me rappelle plus trop maintenant. Il y a tellement d’eau qui a coulé sous les ponts. La chose de sûre, c’est que votre père adorait faire cette blague sur mon nom. Je suis dans le regret de vous dire que je me désolerai toujours que certaines de ses bêtises ne se soient pas envolées avec lui. Alors ! que me vaut votre appel ?

— Je suis sur le point de partir et je voulais savoir si nous avions eu une confirmation pour la grosse salle des ventes ?

— Oui, c’est bon, j’ai eu les invitations, chuchota-t-il.

— Je vous sens méfiant, lui demandai-je en entendant le souffle de sa respiration s’accélérer.

— Ce n’est pas ça, mais bon…

Il hésita. Au travers du combiné, je l’imaginai tourner sa tête dans tous les sens comme si quelque chose le dérangeait dans le fond.

— Ai-je fait quelque que chose qu’il ne fallait pas ? lui demandai-je intrigué.

— Non, rien, me rassura-t-il. À moins que cette phrase ne lui fût directement destinée. C’est juste que j’aie pour habitude de faire jouer mes relations pour ce genre de vente. Je suis là pour sauvegarder un patrimoine et me voilà du jour au lendemain en train de faire mes relations pour vous avoir les bonnes adresses.

— Rassurez-moi ! Il n’y a rien d’illégal dans ce que vous m’avez proposé ?

— Pour sûr, non. C’est juste que ça va à l’encontre de mes principes. Je n’ai jamais été à l’aise avec l’ambiance feutrée de ces salles de vente. Mon métier, c’est de conserver le patrimoine et pas de le vendre.

— Je sais bien, mais vers qui vous vouliez que je me tourne ?

— Si je fais ça, c’est simplement en mémoire de la sympathie que j’avais pour vos parents, et pour vous aider, un peu aussi, mais faudra pas compter sur moi tout le temps.

— Du fin fond du cœur, je vous remercie.

— Vous arrivez quand ?

— Je devrais arriver d’ici quatre ou cinq jours.

— Cinq jours ! pourquoi si long ? Vous venez en pirogue ?

— Non, je prends la route. J’ai loué une voiture pour le voyage, lui répondis-je

J’entendis un long soupir.

— Vous savez qu’on a inventé l’avion depuis ? s’exclama-t-il.

— Il paraît même que l’homme est allé sur la lune, répondis-je.

— Bon, passons. Après tout vous faites un peu comme vous voulez, tant que vous êtes à l’heure pour la vente. Moi, le reste, je m’en fous.

Un moment, je n’entendis plus M. Leroy parler comme s’il cherchait quelque chose.

— Vous avez pensé à moi ? me demanda-t-il en chuchotant.

— Comment ça ? je ne voyais pas où il voulait en venir, enfin oui, je n’arrête pas depuis quelque temps… vous êtes devenu mon inspiration du moment.

— Ne soyez pas sarcastique, je vous prie. Non, vous savez très bien ce que je veux dire…

— Réellement, non !

— Ce que je vous ai demandé de ramener avec vous, le truc…, souffla M. Leroy.

— Ah ! oui. C’est bon. J’ai pris mes précautions et votre commande est en bonne voie pour arriver à Sofia, ne vous inquiétez pas, lui répondis-je en grimaçant.

J’étais en train de me dire qu’il avait eu raison de me relancer sur ce sujet car sa commande traînait déjà depuis plus d’une semaine dans mon frigo et j’avais été aujourd’hui à deux doigts de l’oublier.

— Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi vous ne prenez pas l’avion.

— Ne me le demandez pas, je ne saurais pas quoi vous répondre non plus. J’ai juste envie de prendre mon temps. Ça me fera du bien de me couper un peu du monde qui m’entoure pendant ces quelques jours de voyage.

— Oui, c’est vrai, je comprends. Je suis désolé, j’aurai dû me douter que…

— Non, ce n’est pas du tout ça. Vous vous trompez. Mes parents ne sont en rien dans cette décision.

— Bon, si vous le dites.

— J’en profiterais certainement pour écrire un peu. Depuis leur disparition, je n’ai toujours pas remis le nez dans un seul de mes tapuscrits.

— Vous n’avez toujours pas jeté l’éponge ?

— Pourquoi me dites-vous ça ?

— Non, pour rien. C’est juste que dernièrement je l’aie revu. Et elle m’a encore parlé de vous.

— De qui parlez-vous ?

— De qui vous voulez que je vous parle ! Du dragon bien sûr !

— Ah ! vous avez revu le dragon.

— Oui, à l’inauguration d’une nouvelle aile du Musée historique de Blagoevgrad. Ce n’est pas que je me faisais une joie d’y aller, parce que ça fait une trotte depuis Sofia, mais ma collègue ne pouvait pas y aller.

— Comment ça, il y a l’avion voyons ?

— Très drôle. Ce n’est pas tant les avions bulgares qui me font peur que le saut en parachute. Quand Blago aura un aéroport, je reconsidérerai votre proposition. Enfin, bon, elle m’a parlé de vos parents. La disparition de vos parents a été un choc pour elle aussi, elle les appréciait vraiment.

— Comme quoi ? D’une génération à l’autre, les choses peuvent changer.

— Ne dites pas ça.

— Mais moi, je ne dis rien de particulier. C’est vous qui en parlez.

— Elle m’a confié qu’il y avait encore certaines affaires qui appartenaient à vos parents à la Basa.

— Oui, je sais.

— Vous comptez en faire quoi ? Je peux aller les chercher pour vous, si vous voulez ?

— Et vous auriez encore une raison de vous plaindre pour trajet effectué… Non, je passerai certainement les prendre à la Basa quand je serai dans le coin. Je vous demanderai juste de ne rien ébruiter sur ma venue. Je ne sais même pas si j’ai envie de la revoir. Si elle est là, tant pis. Si elle n’est pas là, tant mieux. De toutes les manières, je ne compte pas m’éterniser dans le village plus d’une journée. Je ferai certainement le tour de ces gens que je connais et je vous rejoindrai à Sofia dans la foulée.

— Comme vous voudrez. Pensez juste à être présent pour dans cinq jours à Sofia. C’est la plus grande vente d’objets décoratifs datant de la période néolithique et âge du bronze pour cette région de l’Europe.

— Ne vous inquiétez pas, j’y serai.

— Bon, je vous dis alors à dans quelques jours. Je resterai bien avec vous au téléphone mais je ne peux pas non plus m’éterniser. On a une réunion pour boucler les budgets alloués aux programmes des fouilles franco bulgares.

— Eh bien, vous êtes en retard. Si je me souviens bien les budgets sont plutôt faits avant la fin du printemps.

— Ouais, je sais, mais avec la crise des migrants, vous n’imaginez pas le bordel que ça peut être dans le pays.

— Les migrants ? Tiens donc…

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Non, depuis une semaine, j’ai l’impression qu’ils me poursuivent, c’est tout.

— Ah, ben nous, si c’était que le problème des migrants, ça irait encore. Mais depuis qu’ils ont fermé les frontières macédoniennes, la Bulgarie est devenue le nouvel Eldorado pour qui veut atteindre l’Europe.

— Où voulez-vous en venir ?

— Comme vous le savez, dans les campagnes, il y en a certains qui ne sont toujours pas au courant que nous ne sommes plus sous l’ère stalinienne. Ils forment des milices pour soi-disant aider la police à arrêter les personnes en situation irrégulière. Je ne sais toujours pas pourquoi l’État bulgare ne fait rien pour les interdire. Un jour ou l’autre, ces gars vont déraper et on va se retrouver avec des dizaines d’exécutions sommaires sur les bras. Et ils essayeront tous d’étouffer l’affaire. Je n’aime pas la tournure que prennent les évènements ici. C’est plutôt mal sain.

Je n’essayai pas de développer avec lui sur le sujet. J’avais déjà trop de choses en tête pour lui poser d’autres questions.

— Bon ! m’exclamai-je, j’ai encore pas mal de trucs à faire avant de partir. Je vous tiens au courant dès mon arrivée à Sofia.

— Très bien. Je vous attends alors.

Et M. Leroy raccrocha aussitôt son téléphone. Je ne savais déjà plus pourquoi il m’avait parlé des migrants, mais il venait de faire ressurgir de ma tête une image. Cette famille syrienne que j’avais laissée la veille à porte de la Villette était encore bien vivante dans ma tête. La famille ne bougeait pas. Dans le film de ce qui s’était passé la veille dans le nord de Paris, cette tranche de vie s’était mise sur pause ; sur le trottoir, à l’instant précis ou le grand-père, la grand-mère, l’enfant, le fils, la mère et le père avaient leurs yeux plantés dans les miens. Un glaçant frisson remonta le long de mon dos. Je savais que je n’y pouvais rien. Je savais que je n’étais pas fautif. Je savais qu’il existait par-delà les frontières des raisons qui avaient poussé ces gens à fuir leur pays et je n’étais pas de celles-là. Malgré ça, un long sentiment gênant, une profonde culpabilité sourde me pesait à présent sur la conscience. Je n’étais certainement pas le mieux placé pour leur trouver une solution. Après tout, je n’étais qu’un vendeur de petits zobs qui rêvait de devenir écrivain, voilà tout. 1'>—

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