Chapitre 6

20 minutes de lecture

Pour une dernière soirée entre amis, j’étais assez content de moi. Le jubilé se déroulait bien. Le monde était arrivé avec nous et vers onze du soir et le bar était maintenant plein à craquer. La musique était toujours aussi bonne. Après avoir écumé une bonne partie des albums de Led Zeppelin, on passait du Pink Floyd et Black Sabbat dans les haut-parleurs du bar. Il y avait beaucoup de têtes que je connaissais. Des habitués, comme moi, qui venaient dans le bar quand rien d’autre n’était prévu pour la soirée. On se saluait, comme à chaque fois, sans plus d’insistance. On ne s’en voulait pas de ne pas faire autrement, voire de s’ignorer quelques fois parce qu’on ne se parlait presque jamais ; on se voyait, c’était ce qui se passait la plupart du temps. Il y avait tout de même le petit rituel incontournable : une bise, une main serrée, une tape entre les deux épaules, un ça va rapide qui ne demande jamais de réponse. Tous ces gestes pérennisaient le lien tenu qui existait entre ces gens qui faisaient tourner la boutique à plein régime. En fait, on était devenu nous aussi, malgré nous, du mobilier de bistro ; les piliers d’un bar qui nous cannibalisait une bonne partie de notre temps. On s’asseyait toujours à la même place. On était plus jeune que la moyenne et on avait déjà, tous, nos habitudes de petits vieux. Plus jeune quand je regardais avec un peu de méprises ces gens qui partageaient un café ou une bière avec mon père dans le bistro de chouquette, je ne pouvais pas m'empêcher de me moquer. Et en fin de compte, ces gens que je négligeais n’avaient pas moins de valeur que moi, Bérénice, Jasmine, Hugo et tous les autres réunis. Au moment même où je me rendais compte que j’étais pareil à eux, je comprenais que la seule chose, qui me séparait de ces gens que mon père amusait avec sa longue blouse blanche, était une époque, un lieu, un bistro. Mon père comprenait ces gens parce qu’ils étaient comme lui. Même si l’époque change, les raisons sont les mêmes. On se retrouve tous un jour dans un bar pour vivre une expérience entre gens aspirant à la même chose, pour se retrouver en tribu. Et quand je regardais ce soir-là les gens autour de moi, j’avais le sentiment qu’ils étaient tous au courant de mon imminent départ. Je savais que ce n’était qu’une impression, mais je décidais de le prendre comme tel. Beaucoup d’entre eux eurent une attention supérieure aux autres jours pour moi.

Ceci étant dit, une chose m’aida rapidement à retomber dans une réalité beaucoup plus primitive dans ses besoins essentiels. En face de moi, Jasmine et Hugo se bécotaient depuis le début de soirée ou comment on arrivait à traduire par un échange continu de fluides muqueux les préliminaires d’un couple qui aurait pu terminer la soirée dans les toilettes du bar. Et fait extraordinaire, aucun des deux n’avait encore réussi à s'étouffer avec la langue de l’autre. Il y avait une tension érotique dans ces langues qui se liaient et se déliaient non-stop depuis plus de cinq minutes qui donnaient à penser rien qu’au sexe. À cause de ce spectacle salivaire, je n’arrivais pas à oublier ce baiser que Bérénice m’avait forcé à accepter. Je me retournais vers elle pour la regarder. Elle n’était pas avec nous. Elle papillonnait avec un autre groupe qui se trouvait derrière. Et bien sûr, sur l’autre table, il y avait un bel âtre. Le genre de mec qui pouvait lui faire tourner la tête le temps d’une soirée. Je la regardais, un instant, les yeux posés sur les courbes de son anatomie. Elle avait le corps bandé comme un arc. De la nuque aux fesses, son corps se dessinait sans mal sous l’épaisseur de ses vêtements. Elle avait une belle poitrine en forme de poire. Elle n’avait pas besoin d’aide pour la faire tenir dans la position que la nature lui avait offerte. Le bout de ses aréoles pointait légèrement comme quand on offre aux courants d’air son anatomie sensible au changement de température. Il y avait son ventre aussi. Il n’était pas aussi parfait que ses seins, mais je l’aimais beaucoup. Il était à la fois plat et un peu bombé. Elle avait un pêcher pour la bière et son ventre lui rappelait à la force de ce petit bourrelet qui débordait à peine sur son jean. Elle n’était pas parfaite, mais je l’aimais assez bien comme cela. Je ne sais pas pourquoi, mais plus que ses seins parfaits, que la courbe parfaite de son dos qui se cambrait, ce soir-là, c’était sa nuque qui concentra toute mon attention, toute mon admiration. Au travers de sa peau légèrement rosée, je pouvais surprendre le tapotement de son pou qui tambourinait sur sa peau. Il y avait quelque chose de purement animal dans cette observation, mais j’avais l’impression que cela me donnait le droit de fondre sur elle pour lui mordre la base de son cou. Puis Bérénice se retourna. Je ne sais pas si elle en avait fini avec l’autre sur la table d’à côté ou si elle avait senti mon regard peser sur elle, mais elle se retourna trop vite pour que je m’en rende. J’étais toujours absorbé par les courbes sinueuses de son cou. Elle venait de me prendre la main dans le sac. Et réagissant trop lentement pour ne pas me sentir coupable, je rougissais en plongeant mon regard dans les deux bécoteurs, en face de moi, qui n’avaient toujours pas cessé d’échanger leurs miasmes. Elle posa sa main droite sur mon genou et approcha sa bouche de mon oreille. Ça y est, ça recommence, me disais-je en sentant gonfler une bosse dans mon pantalon. Autant dire que ce qu’elle s’apprêtait à me confier allait tout droit me faire redescendre sur terre.

— Bon ! chuchota-t-elle, j’avais cru comprendre que tu rinçais toute la nuit. Alors si tu ne veux pas que j’accepte le premier verre venu, je te conseillerai de m’offrir un verre ce soir, comme tu nous as promis.

Je regardais alors son verre de bière. Sa pinte était presque vide, mais il restait encore de quoi avaler deux ou trois bonnes gorgées.

— Ça serait bien la première fois que ça te dérange ! m’exclamais-je en désignant le gars de la table derrière.

— Tu ne vas tout de même pas me faire une crise de jalousie. C’est un ancien pote… rien de plus.

— Ou un futur Ex, répondis-je.

Apollinaire, à ma droite, avait surpris notre conversation et surenchérit :

— Non, par ce soir, si ça te démange, je peux très bien t’aider à souffler ce feu qui te ronge.

— Je te remercie, mais le feu, je l’ai éteint hier soir. Pas besoin d’un pompier pour le moment. Alors tu peux déjà penser à ranger ta lance à incendie.

— Je n’ai jamais compris pourquoi tu ne veux toujours pas sortir avec moi, protesta Apollinaire.

Et c’est vrai qu’en soit, cette question avait le mérite que l’on attende en retour une réponse franche, car comme lui, je n’avais jamais compris comment Bérénice n’avait jamais succomber aux avances d’Apollinaire. Je sais bien que les femmes sont rarement sensibles aux mêmes détails qui nous font penser qu’un autre mâle est attirant, mais mon pote n’était pas un laideron en soi. Il avait démontré par le passé ses capacités à plaire à un grand nombre de femmes que j’aurai bien voulu voir dans mon lit, mais bizarrement avec Bérénice, il n’avait passé le cap du râteau qui nous désespérait tous étant plus jeunes. Je ne m’en plaignais pas, loin de là mais Apollinaire me faisait tout de même peur parce que pour lui c’était maintenant devenu un jeu, un challenge qu’on relève juste pour le panache. Je regardais Bérénice de peur qu’elle ne lui avoue que ce soir elle rendait les armes et elle lui répondit :

— Non, non ! avec toi ça n’a jamais été une question d’affinité sexuelle, mais plutôt d’une divergence…

— Ah, oui, c’est vrai, j’avais oublié, t’es lesbienne.

— Bizarrement, c’est souvent ce que l’on entend dans la bouche des mecs qui n’y arrive pas. Non, non, je te rassure. Tu peux toujours avoir comme projet de m’avoir un jour ou l’autre dans ton lit. C’est bien… ça te donne un but dans la vie.

— Faut toujours avoir un but dans la vie, répéta Apollinaire sans savoir quoi répondre d’autre.

— C’est bien, tu comprends vite ce soir, soupira Bérénice.

— Les divergences s’estompent toujours avec le temps, continua Apollinaire comme s’il venait de trouver une réplique meilleure que toutes les autres.

— J’aurai quand même du mal à me dire que je couche avec un mec qui aide le putain banquier qui me fait chier tous les cinq du mois parce que j’ai un misérable découvert.

— Tu veux quoi ?

— Je ne vais pas te demander d’arrêter de travailler, mais je dis juste que tu pourrais mettre ton intelligence à profit d’une cause plus noble.

Bérénice s’arrêta de parler et elle me sourit. C’était un sourire léger. Je n’y aurais pas porté d’attention si ses yeux n’avaient pas porté la malice de l’intention à venir. Bérénice était aussi imprévisible qu’elle était belle. Et de mémoire d’homme, personne sur cette terre n’avait encore découvert son mode d’emploi. Bérénice était un pur-sang arabe. Elle était sauvage et j’adorais ça. Quand elle était dans ces moments de l’instant présent, c’est là qu’elle était la plus dévastatrice. Elle ne calculait jamais rien à l’avance. Ou en tout cas, c’est ce qu’elle laissait transparaître d’elle-même, car pour être aussi imprévisible, il fallait être intelligent. Et ce soir, Bérénice semblait particulièrement intelligente. Il y a quand même une chose de symptomatique chez nous les hommes. Il faut bien avouer que quand un truc nous fait peur, on se sent souvent obliger de le rabaisser pour donner l’impression de contrôle. Eh bien, croyez-moi ou pas, mais ce soir-là, Bérénice me faisait peur. Elle me renvoyait à ces fantasmes qui trottaient dans ma tête. Instinctivement, je lui répondis par un sourire approximatif. J’espérai juste que ce soit un de ceux qu’elle aurait pu croire complices. Elle prit appui sur mes cuisses avec ses deux mains et elle se pencha vers Apollinaire. En passant devant moi, son parfum léger de lilas et de muguet s’imposa à moi. Putain que ça sentait bon dans son cou. Aussi loin que je m’en souvienne, je ne me suis jamais projeté dans ses bras. Je ne suis jamais tombé amoureux d’elle, mais qu’est-ce qu’elle était électrique ! Elle avait en elle ce magnétisme fort qui la transcendait en fantasme absolu dans le fond de mon caleçon. Je devais me retenir pour ne pas lui embrasser le cou. Je la laissai faire comme si de rien n’était en profitant silencieusement de son odeur de fleur. Lentement, elle s’avança vers Apollinaire. À quelques centimètres de lui, elle s’arrêta net. Elle le fixa longuement ; et comme si allait lui faire une déclaration d’amour, elle lança comme une provocation : deviens mon Tyler Durden, et je serai ta Marla Singer. Apollinaire devint écarlate. Sans attendre une réaction de sa part, elle reprit la place qui était la sienne sur sa chaise. Au passage, je sentis encore l’odeur enivrante de son parfum printanier. Il fallait que je boive un peu pour noyer cette excitation qu’elle avait éveillée en moi. J’avais peur à cet instant de ressembler à un sadique sexuel qui n’avait pas pu retenir une crue salivaire à la commissure des lèvres. Je la regardais du coin de l’œil. Alors que les autres avaient vu rougir Apollinaire comme une grosse baie d’aubépine quand elle lui proposa symboliquement une partie de jambes en l’air, un fou rire général s’installa dans le groupe. Je regardais alors Apollinaire. Jules le bouscula du bout de l’épaule.

— Bon, ben tu sais ce qu’il te reste à faire, m’exclamai-je en riant, faut que ça crame, mec…

— Ah si je peux me permettre, ce n’est pas non plus la bonne référence, dodelinai Hugo en lâchant enfin la langue de sa copine.

— Comment ça ? demandai-je

— Faut que ça crame ! c’est dans « the crow 2 » avec Brandon Lee. Par contre, quand ça pète à la fin du film, il y a une réplique de Fight club que j’aime bien : « Avec le canon d’un flingue entre les dents, on ne prononce que les voyelles ». Et dis-toi un truc Apollinaire, si tu deviens Tyler Durden, même les mecs voudront de toi… Ce mec, c’est un sex-symbol. C’est un peu le messie par qui viendra la rédemption de notre monde moderne.

— Oh, merde, s’exclama Apollinaire, je préférais encore quand tu étais en train de chercher les amygdales de ta copine.

Alors que Hugo et Apollinaire me faisaient rire, Bérénice me tapa sur l’épaule. Elle minauda devant moi. En souriant, elle repoussa sa pinte de bière au centre de la table et elle me dit :

— Je n’ai plus envie de ma bière. Vous m’avez donné soif avec votre vin. Paye-nous une bouteille qu’on ne se souvienne plus de rien demain.

Je ne savais pas comment prendre sa confession. Mais je trouvais que sa proposition déraisonnable avait au moins l’intérêt d’étancher cette soif qui commençait à m’irriter le fond de la gorge. Je me levais dans la foulée.

— Vin pour tout le monde alors, m’écriai-je à haute voix comme couper l’herbe sous le pied des personnes qui aurait voulu commander autre chose. J’étais prêt à payer toutes les tournées de la soirée à condition que celles-ci soient en faveur exclusive de ce breuvage qui rend intelligent. À mon tour, je tapais sur l’épaule de Jules pour qu’il vienne me donner un coup de main.

Il commençait à y avoir du monde. Le barman était seul derrière le comptoir. Les commandes commençaient à s’accumuler dangereusement pour quelqu’un comme moi qui voulais aller vite. Donnez l’initiative à des non habitués de passer une commande et on se retrouve rapidement à devoir gérer une avalanche de cocktails. J’avais de toute évidence manqué le bon moment pour me décider à commander. Je devais attendre derrière une montagne de mojito que le barman veuille bien prendre ma commande.

— On aura au moins le temps de choisir le vin qu’on veut, s’exclama Jules qui semblait penser la même chose que moi.

— On n’est pas à cinq minutes, lui répondis-je en espérant ne pas passer pour un rabat-joie.

— Tu en es où alors de ton livre ? Ça avance…

— Au point mort… grimaçai-je. En réalité, je n’avais pas forcément envie de parler de ça ce soir. Je sais que Jules avait toujours été de bonnes intentions quand on parlait de cette putain d’histoire que je n’arrivais pas à terminer, mais ce soir je voulais lâcher prise.

— C’est moi, ou je te fais chier ? me demanda Jules que ne semblait avoir lu dans mes pensées.

— Non, ce n’est pas ça, mais… j’ai autre chose en tête… Au même instant en cherchant une excuse valable à donner à Jules, une image familière attira mon attention. J’avais l’impression d’être revenu quelques heures plus tôt. Dans le coin du bar, un écran diffusait en boucle les images d’une chaîne d’informations ; les mêmes que j’avais vu un peu plus tôt dans mon salon. J’en profitais pour changer de sujet de conversation. Tu regardes encore les chaînes d’infos ?

— Ça fait bien longtemps que j’ai arrêté. J’ai un mot du médecin qui m’interdit de les regarder. Si on devait payer la redevance dessus, je pense que je demanderai une réduction d’impôts. C’est un coup à te filer un ulcère, devenir pro libéral, voter FN et devenir dépressif. Ces putains de chaînes d’information, elles te font et défont l’opinion publique sans aucun problème. La dernière fois, j’ai écouté un de ces rédacs-chefs. C’était affligeant. On donne le pouvoir de parler à des gens qui ne font pas le travail de journaliste qu’on leur demande. Il n’y a plus aucune objectivité dans ce que j’entends à la télé. Et puis nous, de l’autre côté de l’écran on attend gentiment que le journaliste nous dicte quoi penser. Il n’y a plus de libre arbitre, mon pote. Regarde ! s’exclama-t-il en désignant de la tête l’écran de la télévision, depuis qu’on est rentré dans le bar ça doit être le dixième reportage sur les migrants. Tu sais l’info, c’est comme une bonne crème chantilly. Quand t’en bouffes trop, à la fin tu as envie de gerber. Les chaînes d’infos sont en train de nous les rendre coupables de ce qui se passe.

Je ne savais pas si je devais lui répondre. Je savais qu’il avait raison, mais le spectacle que j’avais vu un peu plus tôt à la porte de la Villette me serait encore les boyaux. J’avais été témoin d’une misère à laquelle je pensais ne pas pouvoir faire pas grand-chose. Je me rendais compte à cet instant que j’étais en totale opposition avec ce que je pensais être le matin même.

— Tu les as vus ?

— Qui ? me demanda-t-il.

— Les réfugiés ! il y en a a qui traînent du côté de porte de la Villette.

— Ouais, la dernière fois en allant « Au freegan pony », me confia-t-il très naturellement.

Jules avait l’air plus décomplexé que moi sur le sujet.

— Qu’est-ce que tu foutais là-bas ? lui demandai-je

— Ouais, bon, ce n’est pas moi que je suis à l’initiative de ce truc. J’ai rencontré une cliente à la librairie et v’là qu’elle me propose, le soir même, un dîner. Tu me connais, je ne vais pas non plus dire non. Ce genre de truc ça m’arrive tellement rarement que je n’ai même pas essayé de chercher avant l’endroit sur le NET.

— Et alors c’est bien ? lui demandai-je

— C’est sympa, l’ambiance est bonne. Par contre, t’as pas le choix du menu donc si t’es avec des relous de la bouffe, faut pas y aller. Mais le concept est top. Et toi ? Qu’est que tu foutais à porte de la Villette ?

— Je devais aller voir un pote du côté du canal de l’Ourcq.

— Et pourquoi tu voulais me parler des réfugiés ?

— Je ne sais pas. Je les ai vus ce matin, et j’ai encore dans la tête l’image de cette famille. Trois générations ensemble sur le trottoir. Je me demande depuis ce matin ce qui peut pousser toute une famille à fuir si c’est pour se retrouver dans un caniveau de porte de la Villette.

Quelqu’un me tapa sur l’épaule.

— Je vous sers quoi ? me demanda le barman…

— Quoi ? lui demandai-je à mon tour. J’avais, de toutes évidences, le temps d’une petite réflexion oublié l’objet de ma venue au comptoir.

— Ben, oui, quoi, c’est bien la question que je vous pose, je vous sers quoi ?

— Ah, oui pardon, dis-je un peu paumé. Je vais vous prendre deux bouteilles de rouge et six verres s’il vous plaît.

— OK ! je vous écoute pour le vin.

— Ben, braillai-je en cherchant des yeux dans le fond du comptoir des noms de vins qui me sauteraient aux yeux. Je vais vous prendre deux nuits Saint Georges, s’il vous plaît.

— OK, ça marche.

Alors que le barman s’empressa d’encaisser la note, nous repartîmes Jules et moi à notre table les bras chargés de ce qui allait nous faire oublier la fin de soirée. Comme pour ne rien changer au tableau qui vise à immortaliser les ébats langoureux de deux adolescents que mes deux amis n’étaient plus, Hugo et Jasmine se bécotaient frénétiquement. C’était à se demander ce qu’il y avait de si intéressant à trouver au fond de la glotte de son partenaire. Dans tous les cas, ce ne fut jamais plus dérangeant que de voir ma chaise squattée par un étranger. L’inconnu de la table d’à côté avait attendu que je m’éclipse pour prendre ma place. Je me voyais déjà devoir supporter la présence d’un mec que je ne connaissais pas et que je ne voulais pas, dans tous les cas, connaître ce soir. Je ne sais pas pourquoi, mais il m’était paru antipathique au premier regard et son aise sournoise sur la chaise qui avait été la mienne toute la soirée ne faisait que renforcer cette idée que je n’aimerais pas cet homme de toute la soirée.

— Je vois qu’on n’a pas tous perdu notre temps, m’écriai-je.

— Ah, vous êtes déjà là, s’exclama Bérénice en me souriant.

— Oh pardon, je te laisse ta place, s’exclama l’inconnu. Il se leva. Je ne veux pas déranger. C’est que ça fait tellement longtemps qu’on ne s’était pas vu…

— T’as pas besoin de t’excuser. On est dans un lieu public. T’as le droit de parler à qui tu veux. Et puis si tu connais bien Bérénice, tu sais bien qu’elle n’appartient à personne.

— Heu, Roman, j’suis là quand même ! rechigna Bérénice

Je sentais que je venais d’irriter mon amie.

— Pardon… je ne voulais pas être désagréable.

— Tu veux boire un verre avec nous ? Du vin, ça te va ? demanda Bérénice à l’inconnue.

— Non, je ne voudrais pas m’incruster.

— Oh, si y’en a pour six, y’en a pour sept, m’exclamai-je dépité.

— Ben, Je veux bien alors. Il me sourit et me tendant la main, il se présenta : « au fait, moi c’est Paul. »

— Bonjour, Paul.

Et tout en me débarrassant des verres que j’avais entre les mains, il alla s’installer en face de Bérénice. Je sentais bien que j’allais devoir me coltiner le Paul une bonne partie de la soirée. Mais contre mauvaise fortune je faisais bon cœur en espérant que ce Paul ne me ruine pas plus la soirée.

— Et tu fais quoi dans la vie ? lui demandai-je

— Je viens de rentrer de mission. Je reste là à peu près une semaine. Le temps pour moi de faire tous les papiers et je repars.

— Tu es militaire ? lui demandai-je en espérant qu’il me réponde oui, car s’il y a bien une profession pour laquelle j’étais sûr que Bérénice ne flanche pas, c’était bien celle-là.

— Non, je suis infirmier. J’étais sur une mission avec médecins sans frontières de trois mois en Irak. Et si tout va bien, je repars dans une semaine pour la Syrie. Et toi tu fais quoi ?

— Eh bien moi je pars demain, lui répondis-je désabusé.

Dans ma tête, j’étais en train de l’insulter et d’insulter tous ces putains de migrants qui lui donnaient du taf. Aujourd’hui, les Syriens je n’en pouvais plus. Ils m’avaient poursuivi toute la journée et voilà qu’un mec qui faisait le plus beau métier du monde pour accrocher les gonzesses m’assénait le coup de grâce.

— Ah cool, et tu pars pour le taf ? me demanda-t-il comme s’il était intéressé par ce que je faisais.

Mais pourquoi me portait-il autant d’attention ? Je n’étais pas un de ses putains de Syrien. Est que seulement il y avait écrit sur ma gueule que j’avais besoin d’aide ? S’il voulait porter secours à quelqu’un, je pouvais très bien lui donner l’adresse de cette famille qui crevait à porte de la Villette. Je ne sais pas s’il jouait la comédie, mais le truc était là. Il arrivait à me faire hésiter entre condescendance et philanthropie. Il était fort. Il était très fort.

— Ouais, c’est peut-être un peu moins Glam que de ton côté : je n’aide pas les autres en détresse, mais je suis antiquaire depuis peu et je dois assister à des ventes privées d’objets en Europe de l’Est.

Je me retrouvai dans une situation bizarre où je n’aimais pas plus que ça le travail que mes parents m’avaient légué et je devais déjà presque m’excuser de faire ce que je faisais. J’espérais simplement qu’il n’y ait pas un de mes camarades qui mettent sur la table mes ambitions littéraires.

— Antiquaire ? s’exclama Paul intéressé. Ça, c’est cool comme taf.

— Je te sers ? demanda Apollinaire à Paul en lui versant une bonne lampée de Nuit Saint Georges dans son verre.

— Je veux bien, merci…

— Et il ne t’a pas tout dit, continua Apollinaire en terminant de remplir tous les verres devant lui. Faut quand même remercier ses parents parce que sinon le monde de la littérature se serait certainement suicidé dans une cérémonie en mémoire du beau mot.

— Comment ça ?

— Roman a eu le choix un moment entre antiquaire et écrivain.

— Sérieux… t'écris ? Ça, c’est cool et t’es déjà publié.

— Non, non

— Et je ne sais pas, t’as déjà des livres terminés, t’as déjà fait des démarches auprès des éditeurs ? T’en es où ? Vas y raconte !

Ce mec était en train de me poser trop de questions. Mais ce qui m’insupportait le plus c’était ce ton condescendant qu’il employait pour m’adresser la parole. Je ne sais pas ce que je devais comprendre dans le ton qu’il employait : soit il me prenait vraiment pour un con depuis le début, soit il était vraiment intéressé par l’histoire d’un mec qu’il ne connaissait pas et cette forme juvénile de gentillesse m’insupportait plus que la bêtise elle-même.

— Je fais une pause pour le moment.

— T’as bien raison, c’est un peu comme moi, avec tout ce que j’ai vécu ces six derniers mois, je pourrai remplir des tomes entiers de mes histoires. On n’imagine pas ce qui se passe en orient. On est plus sur les formats de conflits qu’on a connus sur nos terres d’Europe. Le format de la guerre avec un bon et un gentil, c’est terminé depuis bien longtemps. Les peuples sont tellement divisés par des différences d’identités ethniques sur un même territoire que même pour les spécialistes, c’est le foutoir. C’est le groupe A qui se bat contre le groupe B qui se bat contre le groupe C qui est soutenu par un autre groupe D qui se bat contre le groupe B, mais qui fournit le groupe A en arme parce que le groupe A à cette filiation ethnique. En clair, c’est le gros bordel. Les civils sont pris en otages au milieu de tout ça et personne ne fait rien et d’autres en ont trop fait. Mais dans tous les cas, on ne peut pas rester là sans rien faire. En fait, c’est un beau bordel et je ne sais même pas comment ça va se terminer.

— C’est pour ça que je bois, m’exclamai-je en levant mon verre. En un seul coup de coude, je descendais mon verre de vin. Il avait certainement de bonnes raisons de vouloir aider ces gens, mais j’avais envie de lui répondre que ce n’était pas mon problème. Les gens dont il me parlait je les avais vus ce matin à la porte de la Villette. En face de la misère qui prenait racine sur les trottoirs de Paris comme une grappe de moule qui s’accroche à son poteau, je ne savais pas quoi faire pour les aider. Il était peut-être déjà trop tard pour que je prenne conscience du drame humain. Je n’étais pas les Nations unies, je n’étais pas le printemps arabe, je n’étais pas les minorités qui se défendaient avec des lance-pierres contre des tanks et des tirs de mortier. Je n’étais pas maître de mon destin, comment pouvais-je venir en aide à ces gens ? Il avait peut-être raison de les aider, mais ce soir, l’arrogance de sa gentillesse qu’il dégueulait sur la table comme une bonne vieille galette me donnait envie de gerber à mon tour. La perfection détruit l’humanité et ce mec en face de moi avait déjà trop bouffé d’altruisme pour que je tienne une discussion forcée, imbibé comme j’étais.

— Ouais, t’as raison, me répondit-il en me suivant dans cette recherche d’ivresse. Il descendit son verre en moins de deux et il continua : « À la création littéraire… »

— Non, je suis au point mort. Il ne manquait plus qu’il me dise qu’il écrivait lui aussi ses mémoires et là, je me pendais sur place, au-dessus de la table.

— Ah, la fameuse panne d’inspiration !

— Non, mes parents sont morts, lui répondais-je avec sarcasme.

Que connaissait-il de ma vie ? J’avais simplement envie de le lui dire : Je t’emmerde. Je sais que ce n’était pas très réglementaire de faire peser dans la balance la mort de mes parents, mais c’était bien la seule chose que je trouvais pour qu’il s’arrête de me questionner sur ma vie comme s’il s’était toujours improvisé psychologue. Je n’avais plus que de la rancœur pour cet individu. Avant d’en dire trop, je laissai Bérénice, bien malgré moi, s’évader avec l’inconnu de l’autre table. Je ne connaissais pas encore l’épilogue de cette soirée même si j’en connaissais déjà l'épitaphe. Je me consolais comme je pouvais en enchaînant les verres pour oublier, discuter, rire, chanter, pleurer, pisser, fumer, chahuter et surtout ne jamais me retourner sur cette mère Thérésa en blouse blanche derrière moi. Les verres s'enchaînèrent toute la nuit jusqu’à ne plus me rappeler comment j’en étais arrivé à dormir dans mon propre lit. 0r`4���`

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Fred Opalka ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0