Chapitre 4

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Pour se rendre en Bulgarie, l'avion apparait pour beaucoup de monde comme le moyen de transport évident, mais moi, j’avais envie d’autre chose. Je comptais refaire seul, au volant de ma voiture de location, la route que mes parents avaient empruntée des dizaines de fois. Ce trajet, c’était un peu ma route 66, ma nationale 7, le chemin qu’on avait souvent emprunté pour partir en vacances pour les deux longs mois d’été, parce que la Bulgarie, c’était mes parents qui me l’avaient fait découvrir.

Les premières années passées en Bulgarie furent les plus difficiles. Je me sentais trop unique. Mes parents étaient les seuls à avoir un enfant, mais ce qui me dérangeait le plus était que je ne comprenais pas un mot de ce que les bulgares baragouinaient et, dans le fond, j’en avais marre de me trimballer dans les rues de Katunci le sourire aux lèvres pour éviter d’avoir à me justifier d’une éventuelle mauvaise humeur passagère.

En voulant être honnête, je mis du temps pour trouver du plaisir à partir si loin et si longtemps jusqu’à ce que je saisisse que si je n’arrivais pas à comprendre les gens, eux aussi, n’arrivaient pas à me comprendre. J’avais enfin trouvé là une raison valable de voyager pour « le très loin ». Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais il y a un avantage indiscutable quand on est petit à partir pour un pays où personne ne parle votre langue, c’est qu’on peut s’égosiller à chanter ou à crier, sur la mélodie d’une chanson quelconque, des jurons à longueur de temps sans avoir à se soucier du qu’en-dira-t-on. Quand je compris cela, je mis quelques années à profiter de ce privilège qui n’amusait que moi. C’était, ni plus ni moins, jouissif. Je pouvais déclarer ma flamme à une jeune bulgare en grimaçant la douleur, en insulter un autre en mimant sur mon visage la douceur d’un sentiment compatissant. C’était devenu un rituel. Durant toute l’année scolaire, j’emmagasinais dans un coin de ma tête le nouveau bestiaire des jurons de l’année pour aller le délivrer, l’été d’après, sans concessions dans les rues de Katunci. Avec le temps, les choses évoluèrent un peu. Ces gros mots français, que je braillais avec beaucoup d’implication pour la postérité dans la Bulgarie profonde, me firent un cadeau ; une pure invention de cet échange culturel que l’on vit quand on est loin de chez soi. L’injure Bulgare prit le pas sur le blasphème français. Quand j’arrivai à broder quelques mots en Bulgare, le juron slave n’eut plus de secrets pour moi. Et ce qui me fit penser dans les premières années que j’étais devenu un génie du gros mot dans les rues de Katunci, me rendit rapidement célèbre durant les récréations en France. J’étais devenu, sans le vouloir, un pur produit de ce que les gens appelleraient : le brassage culturel. Dans la cour de mon école, j’étais un minibulgare dansant le Kazachok une baguette de pain dans la main droite, et un tricorne de l'Académie française dans la main gauche. La Bulgarie avait fait de moi un cabochon sur ses terres et une lumière à Paris.

Avec la France, la Bulgarie était le seul pays qui m’avait vu pousser comme une grand-mère qui vous voit grandir sans vouloir vous changer. J’avais lié des liens forts avec ce pays et, au fond, c’est ce qui motivait le plus l’organisation de mon voyage. En outre, depuis la mort de mes parents, j’avais ressenti le besoin de prendre le large, tout seul. Je pensais que cela me ferait du bien, partir loin et longtemps. Demain, je récupérerai la voiture à gare de Lyon et direction Venise par la Suisse. Un ferry m’attendra pour une traversée de deux jours sur la Méditerranée jusqu’à Thessalonique et il ne me restera plus qu’à remonter jusqu’à la frontière gréco-bulgare par Kulata pour me retrouver sur le territoire de ce fameux autochtone qui danse du Kazachok tout en défiant l’envahisseur une bouteille de raki dans la main gauche et un sabre à la lame recourbée dans l’autre.

En tout et pour tout, j’estime que le voyage ne durera pas plus d’une quinzaine de jours. Et si je décide de le faire durer un peu plus longtemps, j’en aurais la possibilité car j’ai fermé la boutique pour deux mois. Cela me permettra de trouver du temps pour me remettre à l’écriture. Depuis le décès de mes parents, je n’ai pas rouvert mon ordinateur, une seule fois, pour travailler sur mes histoires. À vrai dire, je place beaucoup d’espoirs sur la traversée de la Méditerranée pour me remettre à l’écriture. J’imagine qu’il y aura un contexte propice : la mer, une cabine et la solitude. Je vais avoir mon instant Mary Higgins Clark. Je pourrai écrire mon mort sur le Nil ou mon onzième petit nègre. Je sais bien que la traversée n’aura rien d’exotique, mais je ne peux pas m’enlever de la tête l’impression d’une certaine forme de romantisme en posant les pieds sur un bateau, quel qu’il soit. Aujourd’hui, on peut faire une croisière pour presque rien. La traversée de la Méditerranée en ferry ça sent vraiment la croisière du pauvre et pourtant, c’est la partie de mon voyage que j’attends avec le plus d’impatience. Sur le bateau, il n’y aura que moi, mon ordinateur et mes histoires. Je ne sais pas si j’y trouverai de l’inspiration, mais je n’aurai aucun mal à oublier ce téléphone qui sonne sans cesse depuis la disparition de mes parents. Beaucoup de gens avaient voulu me faire part de leur peine, mais moi, je n’avais pas eu envie d’entendre leurs condoléances. J’avais l’impression que cela les soulageait plus que ça n’avait d’effets bénéfiques pour moi. Ça me dérangeait presque de savoir que des gens pouvaient avoir plus de chagrin que moi ; oh, pas parce que je n’avais pas de peine après la disparition de mes parents, mais je ne trouvais pas normal, voire très bizarre, que certaines personnes s’expriment aussi facilement sur leur disparition alors que je ne connaissais pas même le nom de certains. J’ai donc longtemps laissé le répondeur de mes parents faire le travail de pénitence avant que les gens ne comprennent d’eux-mêmes que je ne répondrais peut-être pas à leurs sollicitations. Sur le bateau, je vais enfin le droit de couper mon téléphone sans être obligé de me justifier sur les raisons qui m’auraient contraint à l’isolement numérique. Putain, je me dis que je vais être bien, sur ce satané rafiot. Pas de téléphone, pas de télévision, pas de chaînes d’informations qui font tourner en boucle le même marasme ambiant. Ça, c’est sûr, je vais être bien, parce qu’hier, j’ai eu une angoisse qui ne m’a pas lâché de toute la journée. Je suis passé par porte de la Villette et j’ai croisé la route de réfugiés syriens, ou du moins des sans-abri, dont les panneaux qu’ils tenaient entre leurs mains, situaient à peu près leur pays d’origine dans ces campagnes syriennes en guerre. Quelque temps après, je suis rentré chez moi. J’ai allumé machinalement la télé. Les infos tournaient en boucle comme si je n’avais jamais lâché le fil de l’information de la journée. En fond d’écran, il y avait la guerre, l’exode de ces gens démunis et les discussions internationales sans fin, un bel exemple de l’inefficacité des protectorats internationaux pour sauver les populations de civils. J’habitais dans la capitale, et je me rendais compte aujourd’hui que j’étais complètement coupé de cette réalité qui faisait dormir les gens dehors. Dans mon confort, bien serti dans mon quartier au centre de Paris, je n’avais pas pris conscience de ce qui se passait autour de moi. Je ne pouvais qu’imaginer ce qui poussait des familles entières à fuir leur pays pour se retrouver sans abris dans les rues de Paris. Il y avait des enfants, des nourrissons aussi (ils avaient dû naître sur la route), des grands-mères et des grands-pères au milieu de parents qui avaient fui un régime, une idéologie, un fanatisme. Je sais bien que le monde n’est pas régi que par l’opposition du bien au mal, mais aujourd’hui j’ai pris conscience de toutes ces nuances qui existent entre ces deux états comme un coup, un bon gros coup de matraque derrière la tête. La première question que je me posais était de savoir s’il n’y avait pas chez ces gens qui vagabondaient sur le bord des trottoirs crasseux parisiens assez de fierté pour défendre les valeurs qui n’étaient pas celles de leur envahisseur. Aujourd’hui, il y avait bien assez de ces garçons robustes dans les rues de Paris pour construire une résistance dans leur pays. À cela, ils préféraient la fuite aux combats, et ça, même si je n’étais pas dans leur situation, j’avais du mal à le comprendre. Ce matin, j’ai rencontré la misère et la détresse. Elle avait le visage de ces familles en fuite. Je ne savais pas si je devais me poser trop de questions à ce sujet. J’avais peur des réponses qui me viendraient en tête.

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