Chapitre 3

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Lorsque mon père s'affairait dans les rayonnages de son antique boutique, il avait toujours dans la poche droite de sa blouse, un petit calepin noir auquel il accrochait, avec un élastique rouge, un crayon de papier. Dans la poche gauche, il n’y avait rien d’autre qu’un petit mouchoir en tissu avec lequel il s’essayait la commissure des lèvres, à longueur de temps. Dans ses calepins, il n’y avait rien de particulier. C’était, en tout cas, la seule chose qu’il me répondait lorsque je lui demandais ce qu’il y avait dedans. Quand le calepin du moment était terminé, il le numérotait à la suite des autres qui attendaient sagement que la famille des pensées de mon père s’agrandisse dans une vitrine sous clés. Avant sa mort, il avait réussi à remplir à lui tout seul le rayonnage entier de la grande vitrine qui se trouvait derrière le comptoir que ma mère occupait. Il n’avait jamais voulu que je les lise et il m’avait fait promettre d’attendre sa mort pour les feuilleter. Même si cela faisait maintenant quelques mois que mes parents étaient morts, je n’avais pas encore trouvé le courage de briser la tradition du secret paternel. Je ne savais pas ce que j’attendais, mais j’étais sûr que ce n’était pas encore le bon moment.

Dans la profession, nous ne dérangions pas ou très peu. Par contre, j’étais sûr que nous en amusions certains, ou plutôt, mes parents avaient toujours suscité l’interrogation des autres. Et en ça, mes parents étaient très fiers d’eux. Ils aimaient déranger. C’est vrai que quand on nous comparait à ces grands antiquaires parisiens qui ravissent la toute grande bourgeoisie, mes parents faisaient figure d’exceptions. Dans le métier, on nous appelait les spécialistes des petits objets. Comprenez, en faisant la liaison entre les deux mots : les petits zobs, qu’on nous appelait les vendeurs de zobs. Et c’est presque par provocation que le nom sur la devanture ne résista pas très longtemps à l’intelligence de mon père. Il comprit que ce qui faisait la moquerie de ses confrères avait la force d’un bon slogan. Et c’est comme cela que notre boutique qui s’appelait au départ : à la petite antiquité fut rebaptisée : aux p’tits zobs. La raillerie des certains faisait notre publicité et la jalousie des autres nous donna pendant un temps pignons sur rue.

Au fond, mes parents avaient toujours eu cette vision ludique de l’antiquité et du vieil objet. Dans les années quatre-vingt, la grande quantité de ces objets ne faisait pas l’admiration des collectionneurs. Les prix des pièces montaient avec la monumentalité des objets proposés. En ça, il faut comprendre que plus c’était gros et plus c’était intéressant pour le portefeuille de l’antiquaire. En bon homme d’affaires, mon paternel achetait donc ces petits objets parce qu’il était moins cher, mais aussi parce qu’il aimait ça. Et quoi de mieux pour un collectionneur que de pouvoir se laisser aller à la folie d’une fièvre acheteuse quand celle-ci ne vous ruine pas. Du coup, dans notre boutique, il y en avait pour toutes les bourses. Les belles pièces étaient naturellement très chères, mais pour cinq cents francs on pouvait très bien repartir avec une babiole, un antique souvenir que des milliers d’années d’oubli avaient conservé comme au premier jour.

Quand mon père croisait, pour la première fois, la route de clients incertains de passage dans notre échoppe, il disait toujours : « Ce qui fait la richesse d’un vieil objet, c’est le détail. Il donne son sens aux gestes de celui qui l’a fait. Il arrache à la main de celui qui l’a confectionné un peu de son âme ». C’était sa phrase fétiche. Comme un bon slogan, la phrase déclenchait, presque, à chaque fois, un achat chez le client qui hésitait à se démunir de quelques gros billets.

Mais cette phrase n’était pas qu’une simple affaire de business. C’était vraiment ce qu’il pensait de tous ces petits objets qu’il vendait dans sa boutique. Je me rappelle que quand il revenait d’un de ses voyages à l’étranger, il me convoquait, presque à chaque fois, après l’école, dans l’arrière-boutique, pour me présenter ses dernières trouvailles. À côté de son établi qui lui servait de laboratoire de taille de silex, il alignait toute sa moisson de petits zobs. « L’objet à une âme, Roman, c’est un voyage dans la légende, un tachyon que l’on a arraché à l’échelle du temps. Il ne faut pas dénigrer les détails, ce sont eux qui font l’histoire ». Moi, je le regardais toujours avec de gros yeux jusqu’à ce jour ou avec mes premiers sous, j’avais eu envie de faire, moi aussi, partie de l’histoire. Enfin… d’acheter quelque chose qui en faisait partie.

À l’âge de dix ans, en secret, j’achetais à mon père une de ses breloques pour l’offrir à ma mère. Je ne me rappelle plus très bien de l’occasion, une fête des Mères assurément, enfin, le genre d’occasion qui, à dix ans, vous décide à faire autrement que toutes les années précédentes, ça, c’était une évidence. Cette démarche avait étonné ma mère, et encore plus mon père. Je m’en souviens très bien. C’était un soir en rentrant de l’école. Toute la journée, dans une poche secrète de mon manteau, j’avais caché toute ma fortune. Les billets avaient été soigneusement pliés en quatre pour qu’aucun ne dépasse, et les quelques pièces en rab avaient pris place dans les plis de mon trésor. Je devais rentrer à la maison, et, ce soir-là, je m’autorisai une étape sur le trajet du retour. Ma mère m’attendait à la maison. Mon père, seul à la boutique, ne connaissait rien de mon irrépressible envie de dépenser toute ma fortune. Je rentrai donc dans la boutique comme un client lambda. La clochette au-dessus de la porte annonça mon arrivée, et je lançai vigoureusement au travers de la boutique un bonjour énergique. Mon père assis au comptoir était en train de lire le registre des dernières entrées. Ma tête ne dépassait pas de la première hauteur du rayonnage. Mon père dut se lever pour m’apercevoir derrière.

— Ben, qu’est-ce que tu fais là, mon p’tit branleur… s’exclama-t-il étonné de me voir.

— Bonjour, Msieur, je souhaiterais acheter une babiole. On m’a dit que c’était ici qu’on trouvait les meilleures babioles de tout le quartier ? lui demandai-je fièrement en espérant paraître distant et digne comme ces autres gens que je rencontrai parfois dans la boutique.

— Mais qu’est-ce que tu me racontes ? Tu ne devrais pas être à la maison ? Maman t’attend certainement. Elle va se faire un sang d’encre si tu ne rentres pas rapidement à la maison.

— Justement Msieur, c’est pour ma mère que je souhaite vous acheter une babiole. Auriez-vous quelques objets à me proposer ?

Je ne sais pas si mon père compris la démarche, mais rapidement il joua le jeu de cet inconnu qu’on devait servir comme un client important. Il me sourit tendrement, peut-être un peu trop pour quelqu’un qui ne devait pas me connaître, mais cela, on pouvait facilement le mettre sur le compte des lacunes de son jeu d’acteur ; je ne lui en tins pas rigueur. Puis, il s’essaya la commissure de lèvres avec son mouchoir en tissu et s’approcha de moi.

— Ah, je vois ! donc vous souhaitez offrir une babiole à votre mère ? Et que lui vaut ce droit de mériter de l’antique babiole ?

— C’est pour une grande occasion, m’acclamai-je sûr de moi.

— Tiens donc ! mais faut-il une grande occasion pour offrir une babiole à quelqu’un qu’on aime ?

Cette question avait-elle été posée pour me tendre un piège, je ne trouvais pas quoi lui répondre. À dix ans, on a vite fait de croire qu’il n’y a qu’une seule réponse de correcte. Malgré cela, je ne me dégonflais pas, et de ce que j’avais déjà entendu dire de la bouche de certains clients, je lui répondais :

— J’ai de l’argent, vous savez ! Si vous n’en voulez pas, dites-le-moi.

— Non, surtout pas ! pourquoi je cracherai sur la plus belle vente de la journée… Prenez place dans ma boutique, cher Monsieur. Ici, le client est roi !

— Ah, bon ! je ne sais vraiment pas comment prendre cette affirmation.

— Ah bon et pourquoi ?

— Je connais quelqu’un, mon père pour ne pas le nommer, qui a la fâcheuse tendance de répondre à cette affirmation par une autre question, je le cite : « oui, Monsieur, vous avez raison. Mais ne vous êtes-vous jamais posé la question qui consiste à répondre à une autre question qui est la suivante : le client est roi, mais roi des quoi ? »

Mon père se gaussa. Il me jeta un regard tendre, brillant de bons sentiments.

— Assurément, un sage, votre père, me répondit-il en gloussant discrètement.

— Ça pour sûr, ça lui ferait plaisir d’entendre notre conversation. Pour une fois que quelqu’un le comprend. Donc ! si je pouvais éviter de passer pour un con, même si notre discussion me met inévitablement à la première place des plus grands cons, puisque je suis de toutes évidences votre seul client, je préférerais éviter de gagner ce titre trop facilement.

— Non ! aujourd’hui vous serez juste mon roi, me répondait-il en passant délicatement sa main dans mes cheveux, juste mon roi.

Un instant, il y eut un profond silence, un éclat dans ses yeux, une main trop proche de la poche où se trouvait son mouchoir en tissu. Je décidais de ne pas sortir de mon rôle même si, au fond de moi, j’appréciais ces moments délicats.

— Msieur, je vous en prie ! quelles sont ces familiarités, m’exclamai-je en roulant des épaules.

— Pardon, Monsieur, je m’égare. Je vous écoute donc. Quelle babiole vous intéresse ?

— C’est très simple, mon budget est limité, mais compte tenu de ces trois cents francs que j’ai dans ma poche, à mon âge, vous pouvez dire que vous êtes tombé sur le bon client.

— Alors ! pour trois cents francs, je ne peux pas vous proposer une relique, mais je dois avoir une ces petites statuettes des Cyclades. Une idole des Cyclades vous conviendrait elle ?

— Oui, très bien ! Je vous fais confiance.

— À trois cents francs, elle ne sera pas du plus bel éclat, mais vous aurez déjà un parfum d’authenticité qui fera son petit effet. Justement, derrière, j’ai un lot en vrac de breloques cycladiques dans un carton. Je reviens avec ! ne bougez pas !

Mon père alla chercher derrière son comptoir une boîte, une vulgaire boîte à chaussures, usées dans les coins qui avaient certainement déjà dû croiser des milliers d’années d’histoire. J’étais étonné. Je ne connaissais pas l’existence de ce coffre-fort en carton et rien dans l’apparence usée de cette boîte me donnait à rêver sur l'existence d’un trésor perdu.

— Dois-je être rassuré par ce que je vois ? lui demandai-je grimaçant.

— Ne vous en faites pas, cette boîte est spéciale. Peu de personnes sont au courant de son existence.

Je dodelinai de la tête. J’étais bien placé pour le savoir.

— Qu’allez-vous me proposer ? lançai-je à peine conquis par la confidence de mon père.

Mon père se pencha en avant. Le regard rieur, il ouvrit la boîte délicatement comme s’il était sur le point de me présenter les joyaux de la couronne anglaise. À l'intérieur, deux boîtes en papier mâché de douze œufs chacune étaient calées dedans. Dans chaque alvéole, une statuette, ou du moins ce qu’il en restait, reposait dedans emmitouflée dans du coton. Elles n’étaient pas entières. Il manquait le bas ou le haut, comprenez la tête ou les jambes. Certaines étaient brisées en plusieurs endroits. Je grimaçai sans pouvoir contenir la congestion de tout mon visage en un seul et unique regret d’amertume.

— Ne faites donc pas cette tête, me demanda mon père.

— Non, pas du tout, c’est juste que je ne me figurais pas les choses ainsi. Je lui souris pour me convaincre qu’il avait raison.

— Si vous voulez, je peux choisir pour vous ?

— Je dois dire que ça m’aiderait, car pour moi, toutes ces pièces se ressemblent.

Presque immédiatement, il se redressa, tendu comme un I qu’on venait détendre sur un fil à linge. Il écarquilla les yeux, fronça les sourcils jusqu’à en rendre, un des deux, pointus comme un accent circonflexe. À cet instant, mon père avait eu une gestuelle très communicative. J’aurai pu croire que son jeu d’acteur avait été parfait si j’avais été sûr qu’il jouait son rôle, mais plus simplement, mon père était offusqué. Mon père était ennuyé par ce qu’il venait d’entendre.

— Allons, mon cher ! Regarder de plus près, s’exclama-t-il en pensant à toutes ces heures de pédagogie qu’il m’avait prodiguées dans le fond de l’arrière-boutique, derrière les apparences de vieux cailloux roulés, il y a du vrai, continua-t-il, toutes ces pièces ne se ressemblent pas. Elles sont toutes différentes. Ce qui fait la richesse d’un vieil objet, c’est le détail. Il donne son sens aux gestes de celui qui l’a fait. Il arrache à la main de celui qui l’a confectionné un peu de son âme. C’est un bout d’histoire qui dort dans cette boîte à œuf.

Il avait l’air tellement déçu de ma dernière intervention que je ne voulais pas une seconde fois le décevoir. Je lui souris, dodelinai de la tête pour lui faire comprendre que c’était lui qui avait raison et je lui demandai :

— Oui, mais lequel ?

— Vous avez raison, ils sont tous intéressants. Si je devais me positionner, je prendrais celui-là. Il tenait entre ses doigts, peut-être, le plus insignifiant des morceaux de cailloux. Pas de tête, pas de pieds, mais juste un buste bosselé sans bras avec à sa base deux lignes pour souligner les deux bras croisés. Il retourna la pièce entre ses doigts et continua : « Il est en apparence très banal, peut-être même, plus que tous les autres, mais si vous la retournez, à la base du buste on peut remarquer les restes d’une écriture linéaire B. C’est très rare, vous savez. Inscrire un texte sur une idole relève presque du blasphème.

Mon père était parti trop loin. Moi, ce que je voulais au départ c’était juste un souvenir, une babiole que j’aurai pu rapporter à ma mère pour lui éviter le sacro-saint collier de pâte et voilà qu’il me refaisait toute l’histoire de la théologie crétoise avec, entre ses doigts, un des premiers symboles de ce que l’homme refusait de l’existence des dieux.

— Vous m’avez convaincu, lui répondais-je en espérant que cette réponse lui suffise pour que l’on passe rapidement à autre chose. Je regardai l’heure sur l’horloge au-dessus du comptoir et je devais me dépêcher si je ne voulais pas que ma mère se doute de quelque chose.

— Très bien… s’exalta mon père, vous avez de la chance, aujourd’hui nous offrons les présentoirs. Je vous fais un papier cadeau et nous serons bons pour une belle vente, s’exclama-t-il heureux comme s’il venait de faire sa plus grosse vente de l’année.

Il retourna derrière son comptoir. Dans du papier journal, il fit un joli papier cadeau. Quand il avait fini d’empaqueter mon ode dédiée à l’hérésie eucharistique faite aux dieux des Cyclades, il posa le paquet sur la vitrine du comptoir, à côté des billets pliés en quatre que je déposai en même temps que lui.

— Qu’est-ce que tu me veux avec tes sous ? Tu me fais rire avec tes biffetons pliés en quatre. Si tu veux offrir un objet à ta mère, tu n’as qu’à prendre ce que tu veux dans la fourchette de prix qui t’intéresse, mais garde ton argent… tu en auras plus besoin que moi.

— Monsieur, comment voulez-vous que votre fils ait l’impression de se saigner les veines, si un inconnu lui offre sa générosité, à chaque fois, qu’il souhaite dépenser ses deniers. Ce n’est pas un père qui offre un cadeau à une mère, mais un fils.

Surpris, mon père sursauta en roulant des épaules, mais ne trouva pas grand-chose à redire. Il sourit, ouvrit les billets pliés en quatre et recompta devant moi jusqu’à la dernière pièce.

— Très bien. J’accepte volontiers. Nous sommes bons pour une vente à trois cents francs et quarante centimes. Maintenant, vous devriez renter. Votre mère risque de se faire du mouron.

Je hochais la tête pour éviter de perdre du temps à lui répondre, et je repartais aussi vite que j’étais arrivé, un paquet cadeau sous le bras.

Mon père aimait ses petits objets. Plus c’est petit, et plus cela demande de l’attention, de la constance, de la méticulosité disait-il à ma mère quand elle se moquait de lui et de la relation qu’il entretenait avec ses objets.

Pour certains, c’était les timbres, les badges, les pines de pins, les fèves de L’Épiphanie ou encore les bouchons de champagne ; pour mon père, c’était les petits vases montés aux colombins, les lampes à huile en terre cuite, les statuettes égéennes, les déesses de fécondité ou encore les maquettes de petite maison balkanique en argile. La seule des conditions faites à l’adhésion de son cœur était que ces objets tiennent dans une main. Il avait toujours du mal à se défaire de ces objets-là. Quand il réussissait à faire une vente, il était contant, mais mon père avait toujours ce pincement au cœur quand il se séparait d’un de ses p’tits zobs. Il les aimait ses p’tits zobs. Il fallait le voir dans le rayonnage, quand une fois par mois, il les nettoyait. Avec la précaution d’un horloger suisse, il les époussetait en leur parlant à voix basse. Il n’aimait pas parler de cette passion qu’il avait pour les objets. Et quand une pensée lui échappait, il disait que ses p’tits zobs avaient la force de rendre l’intelligence désuète.

Dans le quartier de l’horloge, j’avais envie de faire vivre cette tradition familiale de la vieille babiole et de la breloque antique. C’est pour ça que je me décidai à partir pour la Bulgarie.

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