Chapitre 2

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Cela fait quelques mois que j’ai repris l’affaire familiale. Je n’ai qu’une trentaine d’années et pourtant me voilà maintenant à la tête d’une petite boutique qui ne connaît pas la crise. Elle se suffit bien assez largement des ventes qu’elle fait tous les mois pour payer les factures, et un peu plus encore. Depuis la mort de mes parents, j’avais dû réagir rapidement pour savoir ce que je voulais faire de cette boutique, parce que d’anciens confrères convoitaient, d’un peu trop près, ce que mon père appelait : son échoppe. Une grande partie du métier a ri quand elle apprit que j’allais reprendre le magasin, parce qu’au fond, j’étais plutôt connu pour profiter sans trop d’efforts du portefeuille de mes parents que reconnu pour mon travail. Alors que d’autres me disaient trop jeune, sans réelles capacités, pour reprendre l’affaire familiale, moi, je me sentais très bien dans l’environnement poussiéreux de cette antique boutique que mes parents m’avaient légué à leur mort. Je l’avais toujours connu, ou plutôt, elle avait toujours été là. Elle m’avait vu grandir. Elle avait été le meilleur des prétextes qu’on puisse trouver pour emballer mes premières copines dans les réserves du sous-sol. Elle m’avait ouvert les yeux sur ces vieux mondes que beaucoup de gens ne connaissaient pas. Elle m’avait donné de quoi me gaver la cervelle d’histoires plus irréelles les unes que les autres. Aujourd’hui, je devais lui rendre l’appareil. Je devais me battre pour cette boutique qui me ressemblait comme deux gouttes d’eau et pour faire taire les mauvaises langues qui bavaient sur le trottoir d’en face en attendant que je casse la gueule.

La boutique de mes parents était un bel établissement. Il n’y avait rien d’ostentatoire, mais au-delà des apparences trompeuses et surtout poussiéreuses, c’était une belle boutique simplement parce qu’elle était maintenant devenue la mienne. Elle ressemblait plus à un vieux magasin de curiosité qu’à une vraie boutique d’antiquité comme on en voit sur les quais dans le centre de Paris. Par chez nous, la poussière avait ce gage d’authenticité qui ravissait les habitués en quête d’une babiole. Mes parents avaient racheté une vieille boucherie dans une rue pavée, pas très loin du quartier de l’horloge, à deux pas du Musée Beaubourg. Au milieu des galeries d’art et des restaurants pour touristes qui avaient transformé le quartier à partir d’années quatre-vingt, notre boutique faisaient aujourd’hui figure d’exception. Mes parents avaient souhaité conserver la façade 1900 de la boucherie ou comment, par le miracle des antagonismes, les compositions florales d’inspirations art nouveau faisaient la part belle au métier de boucher qui coupaient plus de tendons que de tige de cellulose. À l’intérieur, peu de chose avait changé depuis que la viande avait cédé sa place sur les étagères de la boutique. On avait gardé la faïence blanche sur les murs et le gros billot en bois raboté par des décennies de coup de feuille de chou. Il était sur le comptoir, à l’entrée, à côté de la caisse enregistreuse. Mon père l’enduisait parfois d’huile d’olive pour lui donner un bel aspect brillant. A ces moments, la boutique sentait la bonne odeur de ces tartines à l’huile d’olive saupoudrées de sel de table que mon grand-père me préparait parfois pour le goûter.

Avec le temps, l’endroit, lui-même, était devenu une antiquité. Une curiosité qui motivait les badauds à venir rencontrer les lieux et mes parents qui les y accueillaient. Ma mère tenait la caisse. Elle s’occupait, la plupart du temps, de faire visiter les lieux aux curieux, et mon père, lui, inventoriait les pièces dans sa blouse blanche de laborantin. Comme si un jour, on avait déjà vu un spectre avoir besoin d’une deuxième paire d’yeux, mon père errait, sans un bruit, dans les couloirs de la boutique comme un fantôme apprivoisé avec une indéboulonnable paire de binocles dorées au bout du nez.

Du début de la journée jusqu’à dix-neuf heures du soir, il ne quittait jamais sa blouse, même quand, à huit heures du matin et seize heures de l’après-midi, il partait boire son café au troquet du coin. Dans le quartier, ils l’appelaient tous : Professeur breloque. En fait, dans le bar, tout le monde avait le droit à son surnom. Ça amusait la plupart des gens, et cette pratique avait le gros avantage de garantir l’anonymat des ivrognes qui avaient la fâcheuse tendance à ne pas tenir debout et droit sur le pavé du quartier. Le troquet du coin, c’était un peu ce lieu de rencontre qui concentrait toute la diversité du quartier. Dans ce grand ordre du coude levé, mon père en avait été nommé grand Chevalier, deuxième plus haute distinction de la confrérie derrière celle de grand commandeur suprême. Ce titre avait été décerné au patron moustachu du bar, et comme mon père était mauvais joueur, il disait que son hôte n’avait mérité ce titre que grâce à un vulgaire morceau de papier, une formalité administrative qui le désignait comme le propriétaire légitime des lieux. Mon père appelait cet homme Chouquette. Inutile de vous dire que ce n’était pas son véritable nom. Le patron du bar s’appelait, en réalité, M. Chouquet. C’est mon père qui lui avait donné ce surnom, rapport à la grosse brioche qu’il se trimballait sur son unique abdominal. Son ventre était si gros que l’homme devait souvent poser son ventre sur le rebord de son plan de travail, derrière le comptoir, pour nettoyer le zinc devant lui. En retour, Chouquette n’était pas en reste avec le professeur breloque. Il avait, lui aussi, la moquerie facile, surtout avec l’éminence grise du quartier. Ils se cherchaient tout le temps, ils s’aimaient tout simplement. Quand chouquette voyait mon père rentrer dans son bar, un stylo accroché à l’oreille comme un épicier de Rungis, il braillait dans son bar à la façon d’un titi parisien, ménestrel de son état, pour annoncer officiellement la venue d’une personne importante à ses clients :

— Tiens, voilà le Professeur Breloque pour sa dose…

Personne dans le bar n’était étonné. Ils étaient tous des habitués du troquet. Ça ne choquait plus personne. À la fin, les gens ne se dérangeaient plus à tourner la tête pour voir arriver mon père.

— C’est ça chouquette, cris encore plus fort… personne t’a entendu !!! s’égosillait à son tour mon père pour ne pas paraître gêné.

M. chouquet, torchon sur l’épaule, s’approchait de la place que mon père prenait, toujours la même, et passait un bon petit coup de sa lavette humide sur le zinc pour lui nettoyer les quelques dizaines de centimètres carrés que mon père avait réussi à privatiser avec les années.

— Je t’ai déjà dit qu’il cherchait encore du monde pour travailler au marché de Rungis le matin ? lui disait souvent chouquette en souriant avec malice.

— Comme tous les matins que fait ce Bon Dieu, Chouquette… répondait mon père en faisant la moue.

— Ce qui est étonnant, c’est que j’ai beau leur dire que j’ai trouvé le parfait vendeur de salade qu’il recherche depuis des années et personne ne me croit, là-bas…

— Faudrait déjà penser à se faire prendre au sérieux entre les quatre murs de ton rafiot… Moi, je dis ça ! Ce n’est qu’un conseil amical ! au lieu de parler pour rien dire, sers-moi donc ton café avant qu’il refroidisse…

Chouquette pouffait en silence, déposait une soucoupe en porcelaine blanche à la place de mon père en le regardant du coin de l’œil et lançait le percolateur dans la foulée comme un cheminot qui, devant le panneau de contrôle d’une vieille locomotive à charbon, lancerait sa bestiole pour une longue traversée. Le percolateur de chouquette était certainement plus vieux que son établissement. Il fallait une formation universitaire rien que pour amorcer la pompe à eau de l’usine à faire du café. Ça fumait dans tous les sens, ça grinçait comme un vieil embrayage sur le point de lâcher, mais ça faisait, selon mon père, le meilleur café de Paris.

Dans le quartier, ce bar était un des derniers dans son genre. Comme pour la boutique de mon père, c’était une des rares poches de résistance qui faisait encore vivre l’idée du Georges Lautner des années soixante. Je ne dis pas ceci gratuitement ou à cause de cette faiblesse amoureuse que je porte aux films en noir et blanc, mais parce qu’au-dessus du comptoir de chez Chouquette, il y avait toujours eu une photo des tontons flingueurs, celle où l’on peut voir la fine équipe en pénitence dans l’église de Saint-Germain de Charonne. Comme on exposerait une image sainte au-dessus d’un hôtel dans une chapelle d’église, Bertrand Blier, Lino Ventura, Francis Blanche, Jean Lefèvre et Robert galbant veillaient aux grains de raisin qui alimentaient la solitude des ivrognes du quartier. En plein cœur de Paris, dans les années quatre-vingt, on pouvait encore boire chez Chouquette un ballon de rouge, en noir et blanc. Dans ce temple du savoir-ivre, il y avait les ivrognes du matin et de ceux du soir, les corbeaux comme les appelait Chouquette. Sur la piste d’éthylisme zinguée du comptoir, ils se passaient le ballon de rouge ou la chopine de bière comme on se passe un témoin dans une course de relais. Certains diront que le corbeau croasse, mais les corvidés de chez Chouquette, ceux qui sombraient dans l’ébriété joyeuse d’une flânerie alcoolique, braillaient à longueur de journée sur l’actualité, et ça, ça avait le don d’agacer Chouquette. Il n’aimait pas qu’on se chahute trop fort dans son établissement. Alors quand le niveau critique de décibel était atteint, on entendait Chouquette scander sa phrase fétiche, toujours à cet instant où il briquait ses verres dans un torchon en flinguant du regard sa fine équipe : « Vos gueules bordel, arrêtez donc de piailler, on n’est pas à l’abri de voir débarquer une personne de la haute, ici ». Ce qui ne manquait jamais de faire rire la ribambelle de pochtrons harnachés au zinc.

— Arrête donc avec tes salades, chouquette ! Tu crois vraiment qu’une tête couronnée viendrait se perdre ici. Qui ça ? Grace Kelly ? Par amour de dieu, la seule Grace que j’connais et qui se risquerait dans ton boui-boui, c’est Grace de Capitani et encore, faudrait qu’elle soit bourrée, la pauvre…

— Ouais… Un peu comme vous tous ! rétorquait Chouquette avec amertume avant de se rappeler qu’il avait un fond de sympathie pour les corbeaux. Il souriait en coin en espérant que sa grosse moustache camoufle sa tendresse.

Un ivrogne, dans les premiers temps, ça vous tape sur le système et puis, quand on commence à le connaître, il sait se faire apprécier. On est pris d’empathie pour ces partisans de la cirrhose qui ont le cœur craquelé. C’est exactement ce qui était arrivé à Chouquette. Il avait de l’affection pour ceux qui mettaient l’ambiance dans son bar de l’ouverture à la fermeture des portes de l’établissement et puis, d’un point de vue purement économique, c’est ce qui faisait tourner son affaire tout au long de l’année. La seule chose qu’il s’obligeait à faire, et ça, c’était écrit noir sur blanc dans le code déontologique du bon cafetier parisien qui traînait derrière le comptoir, c’était de savoir mettre le holà. Sur la pancarte, il était écrit : un bon patron de café doit savoir dire stop pour les autres. Quand l’un de ses sportifs préférés risquait le claquage, il leur glissait entre les mains un expresso serré et un grand verre d’eau. C’était le signe que les passionnés de sport éthylique devaient faire leurs adieux à la piste, au moins pour la journée.

Entre deux ivrognes qui meublaient les lieux, les éboueurs de la ville de Paris passaient rendre visite à Chouquette au moins une fois par semaine. Par tradition, le bar était devenu une étape incontournable sur le trajet des hommes en vert. Les pieds nickelés, c’était leur surnom, rentraient pour se laver les dents en douce derrière leur camion-benne sous les yeux vitreux et les visages interloqués des petits vieux du quartier qui lisaient leur journal, tranquillement attablés au formica jaune des tables de la salle. Les madame Tussaud, comme les appelait mon père, n’avaient rien d’autre à faire de la journée que lire le journal ou faire semblant de le lire. Longtemps, aidé par les histoires farfelues que mon père me racontait pour m’expliquer l’immuable des lieux, je soupçonnais les éminences de cire d’avoir signé un pacte avec les dieux pour régir, en leur absence, la course du soleil. Et tout cela me paraissait très logique quand je faisais pencher dans la balance l’affection physique-chimique que la cire a pour les sources de chaleur. Avec la rigueur qu’on connaît d’un métronome, ils arrivaient chez Chouquette avec l’aurore du jour et disparaissaient dans le crépuscule sans un bruit, sans que personne ne s’en rende compte, jusqu’au lendemain matin.

Au milieu de tout ça, mon père faisait figure d’exception. Il était un des rares à avoir fait de longues études, et quand un gars le branchait sur un sujet qui touchait de près ou de loin à de l’antiquité, mon père pouvait passer des heures à parler du sujet en oubliant la boutique de l’autre côté de la rue. C’est à cause de ça que mon père se faisait appeler le professeur breloque dans le quartier. Il ne parlait jamais de politique avec les autres gars, mais dès qu’on le branchait sur de l’archéologie, il était cette source intarissable qui ne s’arrêtait que sous la contrainte, celle de ma mère, qui venait le chercher par la peau des fesses dans l’antre de sa confrérie. Et alors que matrone, c’était le surnom de ma mère, était sur le point de rallier mon père à la cause d’une boutique totalement vide, elle se faisait souvent soudoyer par chouquette pour un ultime coup à boire, un demi de bière blonde en période estivale ou encore un thé lorsqu’il faisait trop froid ou qu’il était trop tôt. Mes parents vivaient bien dans leur quartier. Ils aimaient leur quartier, et mon père, avec la ribambelle de stylos accrochés à la poche pectorale de sa blouse, adorait faire vivre l’image du petit commerçant.

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