Chapitre 1

4 minutes de lecture

Ça y est enfin. Dans deux jours, je pars en voyage d’affaires et comme pour toutes ces première fois que l’on redoute tant, j’ai un peu le trac. Cela fait une bonne dizaine d’années que je n’ai pas mis un pied dans ce pays qui restera, au moins pour moi, le témoin vivant de la vieille Europe, du temps où l’acronyme URSS voulait encore dire quelque chose. Je vous annonce solennellement que je retourne dans ce pays qu’on appelle la Bulgarie.

La Bulgarie, c’est un peu comme cette destination dont on entend tous parler, mais qui ne possédera jamais assez d’auras pour nous donner envie d’y aller. Avec beaucoup de franchise, je pourrais trouver amusant de mentir à quiconque me demanderait de situer ce pays sur une carte du monde. Pour moi, ce pays faisait tellement partie d’un passé lointain qu’il ne pouvait être qu’imaginé par les autres. J’étais égoïste avec mes sentiments pour ne garder ce pays rien que pour moi. Dans ma tête, la Bulgarie n’avait existé qu’aux antipodes de mon monde civilisé, à la lisière de ce monde orientale qui borde toute l’ancienne URSS, dans le fossé de cette ancienne Europe qui avait disparu avec le mur de Berlin.

Je viens de reprendre leur boutique d’antiquité, et, dans quelques jours, je dois assister à une importante vente aux enchères à Sofia. J’ai envie de faire comme si je ne connaissais rien de ce pays pour oublier les mauvais souvenirs. Et dans un certain sens, je me rassurais en pensant que les dix dernières années, qui me séparaient de mon dernier pas posé sur le sol bulgare, avaient certainement aidé à faire changer le pays.

Dans l'appartement de mes parents que j’occupe depuis leur mort, cela fait trois semaines que je prépare la malle en cuir qui traîne au pied de mon ancien bureau d’écolier. Je n’arrive toujours pas à trouver de quoi remplir convenablement tout l’espace vide qu’elle m’offre. Pour une raison que je n’explique pas, j’ai choisi la malle la plus grosse d’entre toutes. Je l’ai trouvée dans le débarras, derrière cette porte au fond du couloir que nous avons tous dans notre intérieur. Cette pièce, c’est le genre d’endroit où l'on y entasse les choses dont on ne veut pas se séparer jusqu’à ce que ce soit plein à craquer. Ensuite, on n’ose plus s’y aventurer de peur de se faire engloutir sous une avalanche de bric-à-brac, et c’est à ce moment précis que la magie opère. On oublie jusqu’à l’existence de cette pièce. Au cours des années, on passe devant sans jamais plus s’en rendre compte et la porte disparaît, petit à petit, dans l’illusion d’un mur plein. Le débarras passe aux oubliettes jusqu’à ce qu’un événement précis vous rappelle son existence. Cette remise, je la redécouvrais justement après la mort de mes parents comme un certain Ali Baba qui tomberait, par accident, sur sa caverne. Mais moi, j’avais, pour ainsi dire un avantage sur lui, je connaissais déjà l’incantation miracle pour ouvrir cette pièce à remonter dans le temps. J’inspirai un grand coup, et lâchant un : Sésame !!! ouvre-toi, dans le couloir, j’ouvris la porte en grimaçant, m’imaginant recevoir quelque chose sur la tête. Il n’en fut rien. À la place, je souris, attendri par le spectacle d’une forme unique de chaos organisé par des axiomes que seuls mes parents devaient connaître de la physique générale newtonienne. Je me demandais même s’ils n’avaient pas réussi, dans leur coin, à illustrer le lien qui existait entre les quatre interactions élémentaires, en d’autres termes, mes parents avaient réussi à démontrer l’existence de la théorie du tout. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que mes parents s’étaient bien gardés de m’en parler autant que de ce goût prononcé qu’ils avaient pour les choses encombrantes, avec une légère préférence pour les malles de voyage en cuir. C’est dans ces circonstances que je tombai, presque accidentellement, sur cette cantine que je n’avais pas vue depuis très longtemps.

En oubliant ce passé qui me liait à la Bulgarie, et surtout en regardant la taille démesurée de cette cantine en cuir, j’avais l’impression de me préparer pour un voyage inédit qui m’emmènerait aux antipodes du monde connu. Comme ces aventuriers de la fin du dix-neuvième siècle qui partaient battre le sentier sauvage des terres encore inexplorées, j’étais sur le point de rapporter les richesses d’un pays lointain avec comme seul bagage un cœur gros comme une mappe monde. À la proue d’un navire en bois propulsé par deux énormes roues à aubes sur les côtés, j’aurais la jambe droite sur le rebord du garde-corps du pont supérieur. Le coude droit sur ma jambe en l’air, je regarderais droit devant moi en fendant les flots à la recherche d’un exotisme encore vierge. J’aurais cet uniforme beige du bon explorateur : Rangers en toile, chaussettes montantes, bermuda, ceinturon marron, chemise avec poches multifonctions, un énorme chapeau à bords retroussés sur le côté et cette ficelle de couvre-chef qui pend en dessous de mon menton. J’étais prêt à affronter l’image d’Épinal qu’on se fait généralement de la Bulgarie. J’étais prêt à affronter un homme, endimanché en tenue de cérémonie, ce que les explorateurs appelleraient un autochtone, qui danserait du Kazachok tout en défiant l’envahisseur une bouteille de raki dans la main gauche et un sabre à la lame recourbée dans l’autre.

En réalité, il valait mieux que cette image fantasmée de l’explorateur ne subsiste qu’à l’état de simple suggestion, j’avais encore beaucoup trop de chose à prouver à la profession pour exiger d’elle, qu’elle accepte ma tenue de baroudeur. Dans deux jours, je pars pour la Bulgarie. Dans deux jours, je deviendrai un antiquaire aux yeux de toute la profession.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Fred Opalka ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0