CHAPITRE 26

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Nous arrivâmes à la Basa en milieu de matinée. Le portail était grand ouvert et je demandai à Nikolaï de se garer à côté de la porte qui donnait accès au sous-sol. Dans la voiture, je me retournai sur la banquette arrière, Amena, allongée, était toujours emmitouflée dans une couverture. Nikolaï recula jusqu’à l’entrée du sous-sol et nous fîmes entrer rapidement Amena dans la Basa. En bas, il faisait sombre, et je rassurai Amena en allumant la lumière. Nous empruntâmes ensemble les escaliers. Nikolaï nous suivait de quelques marches derrière. En arrivant dans la salle à manger, Maritsa nous attendait une tasse de café à la main. Elle était assise en bout de la table. Elle n’était pas seule. Georgi, le père de Nikolaï discutait avec elle. Il ne semblait pas étonné de nous voir arriver avec une inconnue.

— Roman, s’exclama Maritsa impatiente en nous voyant débouler au milieu de la salle à manger comme des furies.

Immédiatement, je grimaçais en essayant de prévenir Nikolaï que son père était là.

En entendant nos prénoms, les élèves de Maritsa, restés à l’étage, déboulèrent à leur tour dans la grande salle. Le premier sourire d’Amena fut pour Astrid. Amena était soulagée de retrouver des visages familiers. Astrid s’approcha d’elle, lui effleura l’épaule de la main et continua sa marche pour rejoindre les autres qui s’étaient installés de l’autre côté de la table, en face de Maritsa.

Quand Nikolaï apparut à mes côtés, Giorgi se leva de sa chaise brusquement. Le dossier de la chaise tapa violemment contre le mur derrière lui.

— Dans quel merdier tu t’es foutu, encore Nikolaï ? s’exclama Georgi en accusant son fils du regard.

— Qu’est-ce que tu racontes ? rétorqua Nikolaï essoufflé par l’effort qu’il venait de faire en montant les marches trois par trois, tu demanderas ça plutôt à Vladimir…

— Vladimir ! Toi ou Vladimir, c’est la même chose, gueula Giorgi, vous êtes deux incapables, c’est tout.

— Bonjour, Giorgi, m’exclamai-je pour essayer de désamorcer la situation.

Il ne me répondit pas. Il leva brièvement la main droite pour me saluer tout en fixant son fils.

— Tu as entendu, répliqua-t-il. Je t’ai posé une question. Où se trouve Vladimir ?

— Il rentre son troupeau à la bergerie et il nous rejoint, lui répondis-je

— Maritsa m’a tout raconté. Qu’est-ce que vous m’avez fait comme merdier ? Et toi Nikolaï, Alexeï, c’est ton cousin. Tu aurais pu lui faire entendre raison.

Nikolaï hocha la tête en dépit de toute réponse à donner à son père.

— C’est sûr qu’avec les litres d’alcool que vous vous décédez, je doute fort que la diplomatie faisait partie de ton vocabulaire hier soir !

— Tu racontes n’importe quoi ? tu ne sais rien de ce qui s’est passé et tu parles, comme toujours.

— Arrête ! ne parlons pas de ça ici.

— Ça fait combien de temps que tu n’as pas croisé la route de ton neveu, dis-moi ! Il a changé depuis toutes ces années.

— Quand bien même, tu aurais dû intervenir.

— Tu ne changeras donc jamais…

— Si je ne change pas, c’est pour laisser aux autres la possibilité de le faire. Je suis trop vieux pour ça.

— Nikolaï a raison, Giorgi, m’exclamai-je pour prendre sa défense. Hier soir, nous ne pouvions rien faire.

— Hop, hop, hop, ne nous éloignons pas les amis de ce pourquoi nous sommes réunis, interrompit Maritsa. Elle posa sa main droite sur le bras de Giorgi en lui demandant de s’asseoir et de se calmer. Elle me regarda droit dans les yeux et me demanda : « La jeune femme, c’est donc elle ? »

Je me décalais sur la droite pour la lui présenter. Maritsa se leva et alla l’accueillir. Elle lui tendit la main et Amena se laissa faire.

— Viens donc t’asseoir ! Laissons ces hommes régler leurs problèmes entre eux, sourit malicieusement Maritsa.

Maritsa accompagna Amena jusqu’à la table et elle l’installa à côté d’elle. Elle lui demanda en plusieurs langues si elle voulait un café. Amena, balbutiante, accepta. Elle avait été impressionnée par l’allocution de Giorgi et elle le fuyait su regard. Puis elle regarda autour d’elle. Tout le monde avait les yeux rivés sur elle. Maritsa sentit que la situation était inconfortable pour Amena. Elle s’approcha d’elle, lui prit les deux mains entre les siennes et elle lui demanda de se calmer. Maritsa lui sourit avec une petite étincelle dans les yeux.

— Bon, et si avant tout, vous nous racontiez l’histoire de cette jeune fille, me demanda-t-elle en souriant à Amena. Vous venez de lui faire peur avec vos grosses voix de sauvages décérébrés. Tu vas bien ? lui demanda doucement Maritsa en plongeant ses yeux dans ceux d’Amena. Ici, tu n’as rien à craindre, lui confia-t-elle. Tu peux me faire confiance. Comprends-tu ce que je te dis ?

— Elle ne comprend pas notre langue, s’exclama Astrid.

— Et comment sais-tu ça toi ?

— Oui, nous nous sommes déjà croisés le long de la Bistriţa, avoua Astrid

— Et vous comptiez me le dire quand ? Parce qu’hier soir quand je vous demandais de tout me dire, qu’est-ce que vous n’avez pas compris dans cette phrase.

— Nous ne pensions pas que c’était important, répondis-je.

— Vous n’avez plus à penser. Ah ! ça ne fait aucun sens… Vous auriez dû m’en parler tout de suite.

— Nous ne pensions pas à mal, s’excusa Astrid

— C’est moi qui leur ai demandé de ne rien dire, m’interposai-je.

— Voilà donc à quoi mènent de tels secrets. Pour une fois, vous n’aviez pas à penser, mais juste à me dire les choses. Je suis furieuse, vous m’entendez, je suis furieuse, confia-t-elle doucement comme pour éviter de faire peur à Amena. Nous ne sommes pas à Paris ici. Vous mettez en danger la mission alors qu’elle n’a rien à voir avec tout ça. Vous pensez peut-être que je suis un monstre de penser ça, mais, au contraire de vous, j’ai des responsabilités ici. Je suis responsable de la mission, des gens qui m’accompagnent depuis plus de trente ans et même de vous que vous le vouliez ou non. Jamais, on n’a entendu chose pareille. Vous n’aviez pas grand-chose à faire, juste à me dire ce qu’il se passait. D’autant plus que Vladimir n’est pas un inconnu pour moi. Je suis furieuse. Georgi et moi, nous avons discuté toute la matinée et nous ne savons toujours pas comment sortir de ce guêpier. Vous vous rendez compte ? Combien de fois je vous ai demandé de faire profil bas ? Vous n’êtes pas chez vous ici. Et vous, vous voulez révolutionner la société d’un coup de baguette magique. C’est incompréhensible. Roman ! tu es le plus âgé dans l’affaire. Tu sais comment je fonctionne. Tu aurais dû savoir que je devais être au courant.

— Jusqu’à hier soir, ça ne concernait personne d’autre que Vladimir et Amena, lui répondis-je

— Et ça aurait dû le rester Nikolaï, tu entends, s’insurgea Giorgi en s’adressant à son fils. Je ne serai bientôt plus là pour rattraper tes conneries.

Nikolaï leva les yeux au ciel, fixa son père, mais il resta muet.

— Nikolaï n’y est pour rien, s’exclama Astrid qui voulait avoir son mot à dire.

— Astrid, s’il te plaît… rétorqua Maritsa en faisant une fine moue avec la bouche. Je pense que tu en as déjà assez dit pour le reste du séjour. Quand j’aurai besoin d’un quelconque avis sur le sujet, je te ferai signe. Mais pour le moment, je dois m’occuper de plus important. Elle se tourna vers Amena. Elle était immobile sur sa chaise, les mains entre ses cuisses, la tête dans les épaules. Maritsa approcha sa main de son visage pour le lui redresser. À présent, elle avait son regard planté dans le sien. Elle lui sourit discrètement, passa sa main sur la mèche de cheveux d’Amena qui dépassait de son voile et elle la recoiffa. Maritsa prit les deux mains d’Amena dans les siennes et lui demanda : « Tell me, who are you ? I want to help you ; tell me please ? »

Amena regarda autour d’elle. Tous les yeux de la salle étaient braqués sur elle. De la tête, elle répondait oui. Maritsa traduisit pour Nikolaï et Giorgi.

— Si vous le voulez bien, je vais vous raconter, confia Amena en dodelinant de la tête.

Amena nous regarda, un après l’autre comme s’il avait oublié la peur qui l’accompagnait depuis plus de cinq minutes. Elle se redressa sur sa chaise et commença :

— Nous avons quitté notre pays parce que nous avions peur, peur de vivre, peur de mourir. J’ai perdu la trace de mes parents quand nous sommes arrivés en Bulgarie. À la tombée de la nuit, le passeur nous avait laissés dans les bois. Il nous avait dit qu’il reviendrait, qu’il allait chercher de la nourriture dans le village d’à côté, mais il ne revint jamais. Au petit matin, mon père décida de continuer sans lui et c’est là que la police arrêta mes parents et mon petit frère. Je n’étais pas avec eux quand cela est arrivé. Ma mère m’avait demandé de descendre le flanc de la colline pour récupérer de l’eau en contrebas. Je les avais quittés dix minutes, peut-être plus, je ne m’en souviens plus, mais le temps que je revienne, mes parents avaient été ligotés par des étrangers. Ils étaient trois. Mon père était debout, au milieu d’une petite clairière. Un homme tournait autour de lui sans dire un mot. Il semblait attendre quelque chose. Il avait une caméra dans le creux de sa main et filmait la scène. Je me souviens encore du regard que cet homme portait sur mon père. Il avait de la haine et du dégoût, mais ça l’amusait. À plusieurs reprises, je l’ai entendu rigoler avec ses deux compagnons. Il bouscula plusieurs fois mon père avec sa main droite pour le faire tomber. Mon père avait peur. Ça l’amusait de voir mon père dans cet état. C’était la première fois que je voyais mon père pleurer. Contre un arbre, ils avaient ligoté mon frère à ma mère. C’était horrible. Je n’ai même pas eu le temps de leur dire au revoir. J’aurai très bien pu sortir du fourré pour leur demander d’arrêter, mais j’avais, moi aussi, très peur. Je n’arrivais plus à faire bouger mon corps. Au bout d’un moment, ils ont commencé à fouiller les poches de la veste de mon père. Je ne sais pas ce qu’ils cherchaient parce que nous n’avions rien à leur offrir. Mon père criait le nom de notre passeur. Ma mère pleurait et mon frère totalement perdu ne réagissait pas. Il avait le regard vide de ces gens qui ont perdu leur âme. Il était pendu au bras de ma mère comme on ligote un jambon à poutre de bois. Quand ils trouvèrent nos papiers, ils les déchirèrent et les brûlèrent. Mon père ne comprenait pas. Il appelait à l’aide, il criait de plus en plus fort le nom de cet homme qui nous avait emmenés jusque dans ce bois comme si ce prénom : Vakim avait pu lui donner droit à un armistice partiel. Dans la poche intérieure de la veste de mon père, l’homme trouva une photo. La seule qui nous avait accompagnés durant notre voyage. C’était cette photo que mon oncle avait prise le jour où je recevais mon premier prix du conservatoire. Dans le hall du conservatoire, ils s’étaient tous regroupés autour de moi et de mon prix pour prendre la photo. Tout le monde était content. Mon père qui m’avait offert mon premier instrument de musique rayonnait de fierté. Quand l’homme à la caméra comprit qu’il manquait peut-être quelqu’un par rapport à ce qu’il y avait sur la photo, il devint rapidement très menaçant. Il montra la photo à mon père, lui colla sur le front avant de le gifler. Mon père tomba par terre. Il tendit la photo aux deux autres hommes avant de faire redresser mon père. Mon père resta muet. Il savait très bien ce que l’homme attendait de lui. Pour seule réponse, l’étranger entendit de la bouche de mon père le prénom de ce passeur qui nous avait largués au milieu de nulle part. Et plus l’homme frappait mon père, plus mon père criait : Vakim, Vakim, Vakim. Ma mère criait. Elle suppliait le bourreau de mon père d’arrêter. Il ne sait rien disait-elle, il ne sait rien, pour l’amour de dieux, laissez mon mari tranquille. Il n’a rien fait de mal. Ne tuez pas mon mari. Il ne sait rien. Ma mère s’égosillait à calmer des gens qui ne comprenaient pas notre langue. Et plus elle le suppliait, plus il frappait. Mon père tomba au sol une seconde fois, la tête la première dans le sol humide du sous-bois. Mon père cria, sanglota et pleura le prénom de Vakim jusqu’à ce que l’étranger lui donne un dernier coup de pied dans le ventre. Mon père se recroquevilla de douleur. La moitié de son visage avait disparu dans le sol meuble de la clairière. Il avait son visage dans la terre, dans la morve et les larmes. Et moi, je ne pouvais pas bouger. J’avais peur. Peur pour mon père, peur pour ma mère, pour mon frère, mais aussi pour moi. J’étais comme figé dans une torpeur qui m’interdisait de bouger, de respirer, mais je ne pouvais pas dévier mon regard. J’étais absorbé par la violence des mots et des gestes. Je ne comprenais rien de ce que cet étranger lui disait, mais je sursautais à chaque fois que le tortionnaire déversait toute sa haine sur son corps allongé par terre de mon père. À coups de pied, à coups de poing, il comptait bien avoir la réponse qu’il attendait. L’étranger rugissait et mon père criait Vakim comme une incantation qui aurait pu lui faire oublier la douleur. C’est là que je remarquai son tatouage en forme d’ancre de bateau sur le bras. Il était grand, costaud et portait un tatouage sur le bras. On entendait plus que le son de sa voix dans les sous-bois. Il n’y avait plus de nature, plus d’oiseaux dans les arbres, plus de vent dans les feuillages, juste sa voix. Il n’y avait plus que mes parents, ce groupe d’hommes et le bourreau, à l’ancre de bateau sur le bras, qui s’excitait sur mon père. J’avais du mal à retenir mes larmes. En silence, je sanglotai. Je me mordillais les lèvres pour éviter d’avoir à crier. Et plus je comprenais que ma famille s’éloignait de moi et plus mon chagrin écartelait mes sentiments. Quand l’homme comprit que mon père ne dirait rien d’autre que le nom du passeur, il l’attrapa par les dessous-de-bras, le redressa, déchira la photo de mon père en deux et la jeta au sol. D’un coup pied dans le dos, il projeta encore une fois mon père au sol. C’est à ce moment-là que mon chagrin allait être plus fort que ma torpeur. Je ne sais pas ce qui sortit de ma bouche, je ne m’en souviens plus, mais ce son, mon père l’entendit. Tout de suite, j’avais l’intime conviction qu’il avait reconnu le son de ma voix. La tête dans l’humus, il me cherchait du regard, apeuré. Il cria encore plus fort le prénom de Vakim comme si tous ces inconnus lui étaient tombés dessus en même temps. Au milieu des herbes hautes, derrière l’épaisseur d’un fourré, je croisais presque accidentellement son regard. Immédiatement, il s’arrêta de crier. Il ne sanglota plus, il ne pleura plus. Il me regarda droit dans les yeux. Et alors qu’il reprit lentement sa respiration, il cligna très lentement des yeux. La peur dans ses yeux s’était effacée. Il était en train de me rassurer. Il n’avait plus le regard de cette victime que l’on tabasse au coin d’une rue. Il n’avait pas non plus le regard d’un homme qu’on venait de faire souffrir. Il y avait de la dignité et de la fierté dans le regard de mon père. Calmement, il me susurra du bout des lèvres le mot :فيما, ce qui veut dire en anglais : vis. Il me demandait de vivre. Il me demandait de m’enfuir loin et de les laisser là. Et moi, je m’en voulais. Quand le bourreau de mon père en eut marre, il le redressa et l’installa à côté de ma mère. Il regarda un de ses acolytes, lui lança un téléphone portable et il lui ordonna quelque chose. L’autre s’exécuta presque sans broncher et il appela quelqu’un. Il y eut un moment de flottement, le bourreau de mon père ne savait plus ce qu’il devait faire comme si dans une scène de film macabre il avait déjà joué ce rôle. Il regarda mes parents et mon frère. Il leur dit quelque chose en rigolant et piétina la photo qu’il venait de déchirer en deux. Il s’agenouilla, prit la photo à deux mains et la reconstitua. Il remarqua dessus mon oud. Presque immédiatement, il se retourna comme s’il venait de voir un fantôme. Je pensais qu’il m’avait vue ou entendue. Mon cœur s’emballait au moment où je pensais devoir sortir du fourré. Il regarda dans ma direction. Il fixa un tronc d’arbre, non loin de moi. Mon oud était posé contre. Il alla chercher mon instrument de musique et le ramena devant mon père. Il beugla quelques mots, manipula mon instrument entre ses deux grosses mains. Mon père le fixait droit dans les yeux. Devant le visage de mon père, il singea, à deux ou trois reprises, un revers de claque, un coup de poing en avant. Mais mon père résista à l’envie de bouger, puis baissa les yeux lentement ; son visage termina le mouvement vers le sol. Et alors que je pensais qu’il s’arrêterait là, l’étranger projeta la caisse de résonance de ma guitare sur son genou. J’entendis un grand crac. Il rigola, s’adressa une dernière fois à mon père en lui jetant la photo au visage et il projeta loin derrière lui mon oud éventré. Ma mère cria en enfouissant le visage de mon frère dans son torse. Mon père ne réagit pas. La tête baissée, je voyais des larmes assombrir le haut de sa chemise, mais je ne vis plus jamais le regard de mon père. Et c’est à ce moment-là que j’entendis une sirène de la police. Je ne pouvais plus les aider. Je ne pouvais pas rester là. Je me décidais donc, sur le son de la sirène, de m’enfuir. Je courus, encore et encore, sans me retourner. Je voulais partir loin pour ne pas avoir à croiser la route de ceux qui avaient enlevé mes parents. Ce n’est que quand je n’entendis plus les sirènes que je m’arrêtais de courir. En bas de la colline, j’attendais que le soleil tombe pour refaire chemin inverse. Je ne savais plus où était exactement ce lieu, cet endroit qui m’avait enlevé mes parents, mais je décidais de rebrousser chemin pour essayer de récupérer mes affaires. Par chance, je retrouvais l’endroit. Il y avait encore sur le sol la trace laissée par mes parents. Je ramassais la photo coupée en deux. Je la glissais sous mon turban et j’allais récupérer mon oud. Il ne l’avait pas pris. Il était étalé par terre comme un débris de musique sur une partition inachevée. Je le ramassais pour constater des dégâts. Hormis, la caisse de résonance qui était fendue en deux, il n’avait pas pris d’autres chocs. Je savais déjà d’avance qu’il ne sonnerait plus comme avant, mais je devais me contenter de ça. Il ne me restait plus que ça du moi d’avant. Voilà mon histoire. C’est quelques jours après que je rencontrais Vladimir. Il me recueillit dans sa bergerie et je ne lui en serai jamais assez reconnaissante.

Amena venait de nous livrer toute son histoire. Ce qu’elle nous raconta avait la force de ces grandes décisions de justice qui plonge une salle d’audience dans l’éloquence d’un mutisme vertigineux. Personne n’osa prendre la parole. Nous la regardions tous dans un même élan de compassion. Dans son dos, je l’entendais renifler. En s’essuyant les yeux du revers de sa manche droite, elle sourit à Maritsa avant de se taire à nouveau.

Vladimir arriva en trombe exactement à cet instant. La porte d’entrée claqua et nous l’aperçûmes au bout du couloir. Quand il vit Amena au loin, il sembla rassuré. Il traînait les pieds par terre. Le bruit de ses pas résonnait dans le couloir. Il transpirait à grosses gouttes. En arrivant devant nous, le souffle coupé, il nous expliqua qu’il avait fait tout le chemin de la bergerie jusqu’à la Basa en courant pour arriver plus rapidement. Il nous regarda et nous salua un à un, même si, en passant devant Giorgi, il baissa les yeux. Il s’approcha d’Amena et posa la main droite sur son épaule. Amena lui prit la main. Pour finir, il salua Maritsa.

— Assois-toi, dit Maritsa en désignant la chaise vide à côté d’Amena.

Amena se retourna. Elle avait les yeux légèrement humides. Elle sourit tendrement à Vladimir. Au même moment, Astrid m’avait rejoint. Elle avait fait le tour de la table et elle me tapa sur l’épaule.

— Le mec à l’ancre d’Amena, ça ne serait pas le cousin de Nikolaï ? me demanda-t-elle en chuchotant.

— Je ne sais pas, lui répondis-je en dodelinant de la tête. Mais si tu veux mon avis, il ne vaut mieux pas en parler.

— T’en es bien sûr ? me demanda-t-elle.

— Et au fond, ça changerait quoi ? Tu ne crois pas que s’est déjà assez compliqué comme ça pour tout le monde ?

— Maritsa, s’exclama Giorgi, si Alexeï trouve Amena ici, ça en sera fini de la tranquillité de la Basa. Il faut qu’elle parte.

— Ah oui, et tu comptes faire comment ? répondit Maritsa.

— J’ai ma petite idée. Nanosh me doit un service. C’est un Tzigane. Et comme tous les Tziganes, il connaît bien les chemins de traverse dans la campagne bulgare. Il pourra l’aider à sortir du pays. Mais je suis désolé de te dire ça Roman, il va falloir que tu partes toi aussi. Tu as été trop exposé. Tes parents ne me le pardonneraient pas s’il t’arrivait quelque chose.

Il se tourna vers Maritsa une seconde fois et lui dit :

— Laissez-moi l’appeler et je trouverai une solution.

Giorgi se retira pour passer son coup de fil dans la salle d’à côté. Vladimir était un peu perdu.

— Mais je ne comprends pas, m’exclamai-je. Une fois qu’elle aura passé la frontière, elle fera comment ?

— Vous vouliez l’aider ? Changer les choses ? Et bien, nous y voilà. Bienvenue dans la réalité, s’exclama Maritsa. Elle se tourna vers Vladimir et lui dit : mais Vladimir, tu aurais dû venir me voir. Nous nous connaissons depuis combien de temps ? Je t’ai vu grandir. Elle dodelina de la tête. Je comprends mieux maintenant pourquoi tu n’es pas venu à la fête donnée chez Giorgi la semaine dernière.

— Et vous vouliez que je fasse quoi ? lui demanda Vladimir.

— Pas grand-chose. Que tu parles de ton problème aux gens qui t’entourent.

— Vous savez très bien que ça n’aurait rien changé. On aurait essayé de me convaincre de faire autrement. De faire comme tous ces gens qui ont peur. Je ne vais peut-être pas vous faire plaisir en vous disant ça, mais si la Basa n’avait pas été concernée par mon problème, nous ne serions pas là, Amena et moi, à discuter d’une éventuelle solution à trouver. Je suis contant d’être là avec vous, mais est-ce que cela va changer vraiment quelque chose à notre problème. Je ne suis pas sûr. Amena vit avec moi depuis un peu plus de trois semaines. Ça a été les trois dernières semaines les plus belles de ma vie depuis bien longtemps. Je n’ai plus envie de la quitter.

Giorgi réapparut. Il tenait encore son téléphone entre les mains et il regardait pensif l’écran.

— Bon ! c’est tout vu avec Nanosh. Il vous attendra à Vidin. C’est au nord, à la frontière roumaine. Sa famille lui fera passer la frontière. Il m’a assuré qu’il pourrait la faire passer en Allemagne. Après, je ne pourrai plus rien faire pour elle. Elle devra se débrouiller toute seule.

— Elle n’ira pas à Vidin toute seule, s’exclama Vladimir.

— Je l’accompagnerai, lui répondais-je.

— Et après, elle fera comment ? Non, c’est moi qui l’accompagnerai, rétorqua Vladimir.

— Calmons-nous s’il vous plaît, calmons-nous ! tempéra Maritsa. Elle s’arrêta un moment sur Amena. Elle posa ses lunettes de vue sur la table, se pencha vers elle, lui prit les deux mains qu’elle réunit ensemble et chuchota : « Nous allons t’aider, mon enfant… Je ne laisserai personne te faire du mal »

Amena resta discrète. En réponse, elle lui prit à son tour les mains de Maritsa dans les siennes et lui serra fort contre son ventre.

Maritsa se redressa et se leva de sa chaise. Elle semblait pensive.

— Je suis contente de voir que vous êtes tous volontaires, continua-t-elle, mais nous n’avons plus le droit à la moindre approximation. Ça nous a valu jusqu’à présent beaucoup trop de désagréments. Elle s’arrêta net de parler. Elle me regarda, regarda Vladimir et Nikolaï. Elle récupéra ses lunettes qu’elle venait de déposer sur la table, mordilla le bout d’une des deux branches de lunettes.

— Je peux vous aider moi aussi, dit Astrid.

Je jetai un regard froid à Astrid en me demandant quand elle allait enfin se décider à ne plus parler. Maritsa se gaussa nerveusement et lui répondit :

— Ma chère enfant, vous êtes arrivée ici en tant qu’étudiante et vous repartirez d’ici avec ce même statut. Je ne veux pas entendre parler de la moindre implication d’un de mes étudiants dans cette affaire et par la même occasion, je ne veux plus entendre la moindre insinuation de votre part sur le sujet qui nous a tous réunis ici. Je risque déjà assez gros comme ça, ce n’est pas pour avoir en plus à me justifier sur la disparition d’une de mes recrues. Non, pour une fois, vous allez me laisser réfléchir quelques instants et je vous dirais quoi faire.

En silence, elle fit le tour de la salle à manger. Elle grignotait le bout de sa branche de lunette. En marchant, elle regarda les photos, une à une, de toutes les saisons de fouilles accrochées au mur. Elle sourit.

— Je viens de remarquer quelque chose, continua-t-elle les yeux plantés dans l’une des photos. Cette photo, c’est une des plus anciennes de la mission. On n’était pas encore dans cette base. À l’époque nous dormions dans une école plus petite, en centre-ville. Cela fait près de vingt ans que nous venons ici, et c’est la première fois que nous nous retrouvons dans une telle situation. Pendant des années, quand la Bulgarie était sous protectorat russe, nous avons dû faire avec les espions qui travaillaient pour le compte du KGB. Elle posa sa main sur la photo. Elle donnait l’impression de vouloir la caresser. Pas une seule vague, vous m’entendez, pas une seule vague. Contre toute attente, la mission a survécu au bloc soviétique. Si nous n’avons jamais été mis en doute, c’est parce que j’ai toujours fait attention à ce qu’on appelle la diplomatie. La diplomatie, ce n’est pas l’art de se voiler la face, mais le seul moyen d’arriver à ses fins sans violence et sans heurt.

Maritsa me regarda et rigola :

— Ton père n’était pas un diplomate. Il aurait adoré la situation que nous sommes en train de vivre. Avec un peu de chance, il serait déjà parti retrouver Alexeï pour lui sauter dessus. Ton père n’a jamais eu cette fibre diplomatique. Ça lui a valu d’ailleurs dans sa carrière pas mal de problèmes, mais il ne s’est jamais plaint des conséquences de ses actes. La première année où nous sommes venus pour faire le diagnostic de la fouille, c’était avec ton père. Moi, j’avais déjà fouillé dans des pays de l’ancienne URSS, mais ton père, c’était la première fois qu’il foulait la terre d’une République populaire. Il était encore étudiant. Katunci avait été un choc pour lui. À cette époque, il pensait trouver un pays avec une forte identité. La Bulgarie pour lui c’était les Thraces, un pays qui avait su se soulever contre l’invasion ottomane. Malheureusement à cette époque, la Bulgarie c’était un peu comme du Canada Dry. Ça sentait l’URSS, ça avait la couleur de l’URSS, mais ce n’était pas l’URSS. Il trouva un pays qui s’effaçait totalement devant le grand frère russe. Les campagnes étaient pauvres alors que d’autres se faisaient ériger des temples à leur effigie. Savais-tu que tes parents se sont rencontrés, ici, en Bulgarie ? me demanda-t-elle.

— Non, je l’ignorais. Je savais qu’il suivait les mêmes cours à la faculté, c’est tout.

Je ne voyais pas trop ou Maritsa voulait en venir. Me parler de mes parents, au milieu de tout le monde, ça aurait pu me gêner, mais cette fois-ci ça ne me dérangea pas.

— Oui, c’est ça. Ton père avait toujours eu le béguin pour ta mère. Enfin quand je te dis cela, ça remonte à tellement longtemps maintenant. Elle soupira. L’année où ils se sont embrassés pour la première fois, il avait failli se faire embarquer par la police. Il n’avait pas apprécié que notre chaperon russe s’intéresse d’un peu trop près de la relation qu’il entretenait avec ta mère. M. Tadorov, c’était le nom de ce policier. Il était grand et mince. On aurait dit un corbeau dans sa tenue toujours impeccablement noire. L’espion russe disait que ça pouvait donner un mauvais exemple à suivre aux jeunes générations bulgares qui fouillaient avec nous. Il n’appréciait pas qu’il se biche en public. Et comme tu t’en doutes, ton père n’avait pas apprécié cette remarque. Il lui avait dit ses quatre vérités. C’était la première fois qu’un étudiant s’adressait à cet homme directement. Aujourd’hui, tu me dirais que j’en fais peut-être des masses, mais une trentaine d’années en arrière, il y avait des protocoles qu’on ne devait pas oublier. Pas vrai, Giorgi ?

Giorgi rigola.

— Ça nous avait valu une convocation au poste de police, continua Maritsa. Une remontée de bretelles dont je me serais bien passée. Le commissaire nous avait demandé de faire attention à nos étudiants ; qu’il était hors de question de faire passer des idées révolutionnaires dans la tête de leurs étudiants bulgares sous prétexte que nous n’avions pas su faire la bonne sélection de nos recrues en amont. Ça avait été une douche froide pour nous tous. Ton père, ce jour-là, eut un cours accéléré de diplomatie de terrain. Tu peux me croire sur parole, il a été vacciné contre tout manquement à la diplomatie internationale jusqu’à la fin de la saison de fouille. Et nous n’entendîmes plus parler de M. Tadorov jusqu’à la fin de la saison.

— Je dois comprendre quoi à cette histoire, lui demandai-je. Dois-je comprendre que je dois prendre exemple sur lui ?

— Ici, tout de suite, maintenant, peut-être pas, rétorqua Maritsa. Non réflexion faite, ne fais rien que ton père aurait pu faire. Les choses sont maintenant tellement imprévisibles que nous allons éviter de suivre le chemin que ton père a tracé. Gardons à l’esprit qu’il faut apprendre du passé. Nous allons donc procéder de la façon suivante. Roman, tu as une voiture. Tu emmèneras donc Amena jusqu’à Vidin. Vladimir, tu accompagneras Amena. Ne t’en fais pas pour l’argent, je vous laisserai de quoi faire le trajet et plus encore. Et toi Nikolaï, tu feras ce qu’il faut pour que ton cousin ne vienne pas nous chercher des crosses. Je n’ai jamais entendu parler de cette histoire et une fois que cette discussion sera close, elle n’aura jamais existé. Évidemment, mes étudiants, je vous demanderais de faire profil bas. Tant que ces jeunes gens des milices seront parmi nous, je souhaiterais que vous ne sortiez pas de la Basa. Si on vous pose des questions, Vladimir est parti, voilà tout. Personne ne l’a vue depuis plus de trois jours. Giorgi s’occupera de prendre des nouvelles de ta maman, Vladimir, pendant ton absence. Et pour le reste, s’il y a le moindre doute, dites-le-moi, tout de suite. Je connais assez de gens à l’ambassade pour nous aider.

Maritsa avait parlé et comme souvent quand elle prenait une décision pour le bien de la Basa, tout le monde l’écoutait.

Pendant ce temps, nous nous étions tous regroupés au centre de la salle à manger pour discuter ensemble.

Maritsa se rassit à sa place, souffla un grand coup et s’essuya les yeux avec le revers de la main droite. Elle se tourna vers Giorgi et elle lui demanda :

— Pourras-tu faire ça pour moi ?

— Comme tu voudras, Maritsa, répondit Giorgi. Il n’avait pas l’air dans son assiette. Gêné, il regardait à peine Maritsa.

— Tu ne dois pas t’en vouloir, rétorqua Maritsa. Elle connaissait depuis assez longtemps Giorgi pour savoir que quelque chose le turlupinait.

— Tu voudrais que je m’en veuille pourquoi ?

— Tu n’es en rien responsable des actes de ton neveu.

— C’était plus simple avant, voilà tout !

— Ce qui est rassurant, c’est qu’ils ont encore besoin de nous, s’amusa-t-elle.

— Toi, ça te rassure ? Moi, c’est tout le contraire.

— Et Nanosh, c’est du sûr, demanda-t-elle

— Nanosh ! c’est un Tzigane, mais il n’a qu’une parole. S’il m’a certifié qu’il pouvait les faire passer en Allemagne, c’est qu’il peut le faire.

— Bon, ben alors, sers-moi un raki, ça nous fera penser à autre chose.

Giorgi dodelina de la tête et se leva en posant amicalement sa main droite sur l’épaule de Maritsa. Elle lui sourit, lui attrapa la main à la sauvette et s’appuya sur le dossier de sa chaise. Elle croisa les jambes, souffla un grand coup en positionnant ses lunettes sur la tête.

Vladimir s’avança. Il se mit à genoux et regarda Maritsa droit dans les yeux :

— Merci, Maritsa, merci.

— Ne me remercie pas, s’il te plaît. Je ne sais pas encore si ce que je fais est normal, mais c’est ainsi, et s’il te plaît, relève-toi. Tu n’as rien à me devoir. Ce sont plutôt ces jeunes gens que tu dois remercier, continua-t-elle en désignant Nikolaï et moi-même. Moi, je ne ferais rien. Dépêche-toi de récupérer quelques affaires chez toi. Vous n’aurez pas l’éternité devant vous. Plus vite vous partirez et plus vite vous serez en sécurité.

Vladimir acquiesça et tirant par la main Amena, ils nous rejoignirent, tous les deux, au centre de la salle. ��

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