CHAPITRE 25

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Le lendemain, je me réveillai le premier. Après une bonne douche, je descendis à la cuisine pour me faire un café. Au passage, je retrouvai la salle à manger comme nous l’avions laissé la veille. Les chaises n’étaient pas rangées sous la table, les verres étaient à moitié pleins et on avait oublié de reboucher la bouteille de raki. En laissant le bouchon sur la table, nous n’avions pas laissé une seule chance à l’alcool de survivre dans le fond de la bouteille. Les dernières gouttes s’étaient évaporées durant la nuit.

J’ouvris en grand les fenêtres de la salle à manger. Ça sentait encore dans les couloirs l’odeur d’une défaite cuisante. Je débarrassai à la hâte la table pour effacer les derniers souvenirs de la veille. Je regardai l’horloge. Il était déjà presque sept heures. Je me dépêchais pour lancer un café filtre. Malheureusement pour moi, le café n’avait-il pas eu le temps d’infuser complètement que j’entendais déjà dehors le bruit d’un moteur à explosion pétarader sous les fenêtres de la cuisine. Je regardai dehors. Une voiture venait de se garer sur le bas-côté de la route. C’était Nikolaï. Il était arrivé en avance, pas de beaucoup, peut-être cinq ou dix minutes, mais assez pour laisser ma tasse de café, vide et orpheline, sur le bord de l’évier de la cuisine. Nikolaï se pencha du côté passager pour scruter la façade de la Basa. À travers la moustiquaire de la cuisine, je lui fis signe de la main. Il me répondit en agitant sa main droite, une cigarette coincée entre l’index et l’annulaire. Il fallait que je me dépêche avant que le moteur de son véhicule hors d’âge ne réveille toute la Basa. Je regardais envieux la cafetière en n’emportant avec moi que le souvenir de la bonne odeur de café frais qui commençait à embaumer la cuisine. J’avais trouvé là une raison supplémentaire d’en vouloir à Nikolaï.

Sur le bord de la route, Nikolaï m’attendait dans la vieille traban de son père. Il s’était avancé jusque devant le portail de la Basa. En le voyant dans cette voiture, je souris. J’avais toujours connu cette voiture marron qui avait des allures de perestroïka. Elle avait survécu à pas moins de trois générations consécutives de conducteurs dans sa famille. Fenêtre ouverte, il terminait sa cigarette accoudée à sa portière. Il avait la tête des mauvais jours, les yeux gonflés et les cheveux ébouriffés. Un discret filet de musique s’échappait de la voiture. Je le saluai et je rentrai dans la voiture. Il me regarda à peine, enfourna sa cigarette au coin des lèvres, enclencha la première et nous partîmes immédiatement. Il avait le visage fermé d’un gars à qui on avait annoncé une mauvaise nouvelle. Sur le chemin, Alexeï m’avoua qu’il n’avait pas dormi de la nuit. Il avait passé une bonne partie de la nuit seule, sous la tonnelle dans son jardin, à boire des bières et fumer des cigarettes pour faire passer le temps, mais aussi pour monter la garde. Il avait eu peur de voir débarquer en pleine nuit son cousin.

— Tu en as parlé à Giorgi, lui demandai-je en connaissant d’avance la réponse qu’il allait me donner, mais l’ambiance dans la voiture était si pesante que je me devais de briser le silence.

— Mon père ? penses-tu… je lui parle de ce qui s’est passé hier soir et c’est à coups de pied au cul qu’il me faisait aller chercher Vladimir. Maritsa a fait tellement pour nous, pour notre famille que mon père ne pourrait se pardonner si quelqu’un de notre famille lui faisait du mal. Maritsa est une bonne personne, tu sais.

— Arrête de me dire ça à chaque fois que son nom atterrit dans une de nos conversations. Rassure-moi, tu n’as jamais voulu devenir son avocat ?

— Avocat, moi ? Tu n’as qu’à voir j’ai déjà du mal à être conseiller municipal alors un avocat ! Non ! je te dis ça parce que je l’aime bien, c’est tout. Et toi aussi, je t’aime bien. On a grandi ensemble, Roman. Je te considère comme un frère et durant toutes ces années, c’est Maritsa qui a été le dénominateur commun.

Je n’avais pas envie de rentrer dans le débat que Nikolaï me proposait. Je faisais semblant de ne pas l’écouter et je m’allumai une cigarette en ouvrant en grand la fenêtre de mon côté. Le bruit du vent qui s’engouffrait dans l’habitacle remplaça le son de l’autoradio.

— J’ai appris beaucoup de choses avec elle, continua-t-il, on ne dirait pas comme ça, mais si je suis cet homme aujourd’hui, c’est un peu grâce à elle. Et toi, je n’ai pas compris pourquoi tu n’as jamais donné de tes nouvelles. Du jour au lendemain, tu es parti.

Nikolaï s’arrêta de parler un instant. Il jeta par la fenêtre le mégot de sa cigarette et s’en ralluma immédiatement une autre en me regardant du coin de l’œil.

— Tu ne dis rien, Romaneto ? me demanda-t-il en me donnant un coup de coude sur le bras.

— Tu veux que je te réponde quoi ? lui demandai-je en haussant les épaules. Au fond, il avait raison et ça me faisait chier.

Il s’ébouriffa le crâne avec la paume de sa main gauche et il continua :

— Je me rappellerai toujours cette année qui succéda celle de ton départ. Au fond de moi, j’espérai que tu sortes, comme toutes ces autres années du bus blanc, au milieu d’autres étudiants encore inconnus. J’avais plusieurs fois demandé à Maritsa si tu comptais revenir. Elle m’avait toujours dit qu’elle ne le pensait pas, mais moi comme un con je l’avais longtemps espéré. Je m’en souviens encore. Mes parents, Vladimir, Alexeï et toutes les personnes de la fouille étaient là pour vous accueillir comme chaque année. Moi, j’étais sur le banc vert dans le jardin, un peu en retrait de tout le monde. Les grilles du portail étaient grandes ouvertes. Maritsa arriva comme à son habitude, dans sa Lada beige en klaxonnant à toute berzingue. C’était à ce moment-là que Maritsa nous soulageait de ses plus beaux sourires. Elle était heureuse de revenir à la Basa, ça se voyait. Le bus blanc la suivait de près. Tout le monde était heureux de vous voir arriver. C’était une annonciation. Le début d’une nouvelle saison de fouille, de longues journées de travail éreintantes, mais aussi de belles fêtes en perspective. Ça comptait beaucoup pour nous. Tu comprends, nous, on ne bougeait pas beaucoup. La notion même du voyage, pour nous autres, ç’a toujours été une notion très théorique. Et voilà que dans notre patelin, deux mois dans l’année, nous voyagions nous aussi. Le bus blanc, c’était cette porte ouverte sur un monde totalement inconnu pour nous. Des étudiants, plus improbables les uns que les autres, emmenaient dans leurs valises un petit bout de leur pays. Et ça, il y a encore quelques années, c’était un luxe que beaucoup de personnes nous enviaient dans le village. On était les amis des voyageurs, les confidents des trouveurs de trésors, les témoins privilégiés de ce que nos ancêtres avaient laissé sur nos terres. Vous étiez des héros pour moi. Et ce jour-là, quand le bus blanc s’arrêta devant moi pour faire descendre la horde sauvage, je restai las, le regard fixé sur la porte arrière du minibus à attendre que tu en descendes toi aussi, mais il n’y eut personne. Oh, bien sûr, il y avait eu toutes ces autres personnes que je connaissais déjà : Céline, Laura, Jules ou bien encore Yann. J’étais content de les retrouver, mais toi, tu n’étais pas là. Tu étais parti presque comme un voleur l’année d’avant et je pensais vraiment que l’année écoulée t’avait aidé à parler avec Maritsa… Pourquoi ? me demanda-t-il en me jetant sur moi un regard hagard.

Nikolaï n’était pas du genre à se laisser émouvoir, mais les trémolos dans sa voix conféraient à sa question une importance toute particulière. Il ne pleurait pas mais il avait le blanc de la pupille qui brillait beaucoup trop pour un bulgare de sa trempe.

Je le regardais sans savoir quoi lui répondre. J’étais plus gêné que lui. Dans l’intérieur austère d’une voiture soviétique de l’entre-deux-guerres, une brute épaisse de cent kilos, une clope au bec, venait de me faire une vague déclaration d’amour comme jamais une fille ne m’en avait faite. Je me retrouvai con. Moi aussi, ça m’avait coûté de ne plus revenir dans ce pays, mais je ne voulais pas non plus m’étaler sur les raisons qui m’avaient poussée à ne plus revenir à la Basa. Nikolaï avait raison. Je lui devais peut-être des explications, mais je ne répondis pas. À la place, je lui souris en regardant dans le vague. J’allumais une clope en pensant à Maritsa. Je ne voulais pas le ne voulais pas le contredire, mais je pensais que Nikolaï n’avait qu’une image parcellaire de cette femme. C’était une femme passionnée et à ce titre elle était complexe. Certaines facettes de sa personnalité me faisaient peur. J’avais trop goûté à la rigueur et à la froideur du personnage scientifique pour ne pas complètement occulter mes zones d’ombre. C’était peut-être de ma faute. Elle avait eu, envers moi, des exigences que je n’aurai jamais pensé avoir pour moi-même. Je lui avais peut-être menti sur mes capacités, mes envies et ce but que je m’étais fixé. Au fond, ça avait toujours été ça mon problème. Je n’avais jamais réellement eu du but particulier. Je faisais les choses comme elles venaient, par intérêt intellectuel, mais sans objectifs. Quoi qu’il en soit, j’éludais la question pour éviter d’avoir à m’expliquer. Je souriais à Nikolaï pour faire mine que je n’en avais rien à faire de ses questions et je lui dis :

- C’est qu’il est nostalgique mon petit Nikolaï ! Arrête de parler, tu vas me faire pleurer. Je lui tapais sur l’épaule d’un revers de la main gauche.

Je sentais bien que ma réponse ne lui convenait pas. Je savais que c’était égoïste de ma part mais il fallait qu’il s’en contente car je n’avais pas envie de parler de ça tout de suite. Il regarda droit devant lui. Je voyais sa pomme d’Adan faire le yoyo dans son goitre. Il se racla la gorge et je lui dit :

— Fais plutôt péter une de tes clopes, j’en n’ai plus

Nikolaï fit une moue d’exagération.

— Da vai, s’exclama Nikolaï en me jetant sur les jambes son paquet de clopes au trois quarts vides, tu m’excuseras, mais y a pas de tabac ouvert la nuit à Katunci.

Il me tendit sa cigarette pour allumer la mienne et j’augmentai le volume de l’autoradio.

— Fais-moi rêver avec ta musique, m’exclamai-je en tirant sur ma cigarette.

Musicalement, Nikolaï m’avait habitué à mieux. J’avais l’impression de me retrouver, la veille au soir, dans le bar de Mario.

— En fin de compte, je retire ce que je viens de dire… ta musique est vraiment pourrie.

— Ça, ma musique ? Tu veux rire… C’est de la musique de puceaux. Tu sais bien que chez les Vadorof, on n’aime que la bonne musique.

Il se pencha vers moi pour atteindre le vide-poches entre mes jambes. Il y piocha une cassette au hasard et en moins de temps qu’il fallut pour souffler de soulagement, il fit cracher dans les enceintes de sa traban une envolée de flûte à la Nanosh, le bruit d’un tambourin endiablé et les cordes prêtes à fondre d’un violoncelle possédé par des effluves d’alcool.

Nous étions partis pour une bonne heure de route à travers la campagne aride. À vue de nez, le mont Pirin n’était pas loin. À roues de voiture, c’était une tout autre affaire. La route n’était pas entretenue. Comme sur toutes les routes secondaires bulgares qui se trouvent à plus d’une centaine de kilomètres des grandes agglomérations, les voies de circulation servaient, au plus, aux paysans du coin pour transborder du bois ou du foin sur leur charrette, mais elles n’étaient pas prévues pour le train d’enfer que Nikolaï avait décidé de faire subir à sa voiture et accessoirement à moi aussi. Ragaillardi par la musique envoûtante de Nanosh, Nikolaï enclencha la quatrième et dernière vitesse de la voiture. Je ne lui avais pas demandé d’accélérer, mais il semblait maintenant pressé de rejoindre l’endroit où nous devions croiser la route de Vladimir. Je me cramponnais au siège de la voiture.

— Il faut peut-être qu’on arrive entier si tu veux qu’on le prévienne ! ne m’exclamai-je pas rassuré par la bonne tenue de route de sa voiture.

Il rigola. Il semblait vouloir me faire payer quelque chose. Il était sûr de lui. Il me regardait, il regardait la route. Il me regardait, il regardait la route. À un moment, les proportions qui garantissaient la sécurité des biens et des personnes n’étaient plus respectées. Il conduisait sans faire attention à la route, mais toujours avec ce grand sourire sur son visage. Il avait même l’air de prendre du plaisir. Je me liquéfiais sur place et lui, il appuyait sur le champignon comme si notre vie en dépendait.

— Ne t’inquiète pas, je connais ce chemin par cœur, me rassura Nikolaï sur le ton du sarcasme, tous les trous sur le chemin, il y a une chance sur deux pour que ce soit moi qui les ai faits. Je les connais tous par cœur, essaya-t-il de me rassurer en faisant valdinguer la voiture de droite à gauche puis de gauche à droite pour éviter les trous sur le bitume gris. Tout défilait à la vitesse incroyable d’une musique tzigane dopée aux hormones de croissance. Les trous sur la route devenaient des coups de tambour percutants, les premiers rayons de soleil sur le pare-brise, l’envolée d’un solo de flûte dont seul Nanosh avait le secret et le son du violon prenait tout son sens quand Nikolaï rattrapait in extremis la voiture dans des dérapages salutaires pour mon intégrité physique. Je priais rarement, mais les circonstances me faisaient penser que la volonté de la voiture à rester sur cette route tenait du miracle. Nikolaï était confiant et c’était bien le seul. Je n’avais plus qu’à me remettre à son expertise avouée de cette route pour me rassurer un peu.

Quand nous arrivâmes aux pieds du Pirin, je lâchais un gros ouf de soulagement. Nikolaï s'arrêta au frein à main au bord d’un chemin. Il y avait un peu de M. Leroy dans la conduite de mon ami d’enfance. La voiture disparut dans un épais nuage de poussière. Nikolaï regarda sa montre. Il avait l’air enjoué. Il ne pouvait cacher sa satisfaction d’avoir fait le trajet dans un temps record, et je le félicitais en espérant qu’il ne voudrait pas sur le chemin du retour me faire une nouvelle démonstration de sa dextérité au pilotage. Nikolaï coupa le moteur et sortit de la voiture.

Nous venions à peine de faire quelques dizaines de kilomètres dans la montagne et la végétation n’était déjà plus la même que dans la vallée. C’était ce que j’appellerais le beau paradoxe des altitudes qui rend possible l’antagonisme des états. Nous nous rapprochions du soleil pour échapper aux premières chaleurs du jour. On avait presque oublié l’aridité d’en bas pour évoluer dans une végétation qui se conjuguait au pluriel de camaïeux de vert.

— C’est par là, s’exclama Nikolaï en me montrant le sentier à prendre.

— On ne prend pas la voiture ? plaisantai-je.

— On peut si tu veux !

— Non, merci… La marche me fera le plus grand bien. Il ne faudrait pas trop en demander à ta voiture de rallye, badinai-je en repensant à cette mort qui m’avait frôlé dans plusieurs virages sur la route.

— Ah toi aussi tu trouves qu’elle a des watts sous le capot ?

Je préférai mettre cette question sur le coup d’un effet de style, d’une rhétorique que Nikolaï ne maîtrisait peut-être pas que d’avoir à lui répondre. Je ne savais pas s’il était sérieux, mais il me donnait l’impression d’avoir apprécié ce que je venais de lui dire. Il me sourit complaisant en remettant correctement sa chemise dans son pantalon.

— Marchons, si tu le veux bien ! Je préférerais encore ne plus avoir à parler de ta maîtrise de la conduite.

— Enfin quelqu’un qui reconnaît ce don que j’ai toujours su exister au fond de moi, s’exclama-t-il avec un soulagement qui me faisait dire que la rhétorique lui était inconnue.

— Je te remercie pour cette expérience inédite qui n’aura d’intérêt pour moi que si elle le reste : inédite.

— Très bien. Je pense avoir compris… me répondit-il en me donnant une tape dans le dos.

Au milieu d’une végétation dense, nous empruntâmes le chemin sans savoir à quel moment nous allions trouver Vladimir. C’était un sentier de douanier rempli de cailloux, ce genre de chemin qui se transforme au printemps en lit de rivière pour glace éternelle qui fond. Le chemin était pour l’instant relativement plat mais je ne savais pas pour combien de temps. La montagne devant nous s'érigeait comme un mur infranchissable et je n’étais pas équipé pour faire de l’escalade.

— Et qui te dis que c’est par là qu’il faut chercher ? demandai-je en regardant droit devant moi. Plus je regardais loin devant moi et moins j’avais l’envie de faire d’efforts.

— C’est le chemin dont on m’a parlé. Il a des gens qui disent l’avoir croisé par ici avec son troupeau.

Une chance pour moi, nous n’attendîmes pas longtemps pour croiser la route des premières chèvres de Vladimir qui broutaient au milieu des arbustes nains sur le bord de la route. Le troupeau s’étalait sur plusieurs centaines de mètres et Vladimir, en haut de la cote, semblait plus préoccupé par sa petite protégée que par les dizaines de têtes de bétail qui s’éparpillaient dans la nature. Dans d’autres circonstances, je me serais amusé de la situation. Malheureusement, cette vision eut rapidement le don de m’énerver et je n’étais apparemment pas le seul dans cet état. Je posais mes mains sur les genoux pour reprendre ma respiration. À côté de moi, je sentais Nikolaï bouillir dans son sang.

— Vladimir ? gueula Nikolaï en direction de son ami, tu n’as vraiment conscience de rien ! tu as de la chance que je te connaisse depuis longtemps.

Moi, je levai juste le bras pour les saluer. Amena sursauta. Elle avait encore ce oud avec elle. Il reposait en équilibre sur son épaule. Elle était sur le point se cacher dans les fourrés quand Vladimir la rattrapa par le bras pour lui imposer de rester sur le chemin. Vladimir nous salua à son tour. Il ne semblait pas étonné de nous croiser. Nikolaï insista pour que je m’arrête de marcher.

— Arrête-toi là. Laisse-le arriver jusqu’à nous. Je ne vais pas non plus lui mâcher le travail. Il regarda en direction des deux tourtereaux et continua sur le ton qui l’avait annoncé : « Tu crois que j’ai toute la journée… Je ne suis pas venu ici pour admirer ta somptueuse démarche de berger… Da vai, Vladimir… Da vai !!!

Vladimir resta imperturbable. Il prit la main d’Amena et ils descendirent jusqu’à nous en rameutant toutes les chèvres sur le chemin. Vladimir arriva devant nous au centre de son troupeau. Il planta son bâton dans le sol, s’appuya dessus nonchalamment avec le coude gauche et il nous demanda :

— Qu’est-ce que vous faites là ?

Ça pour le coup, ça sentait bon la vieille rhétorique. Il se foutait de connaître les raisons qui nous avaient poussés à le retrouver. Je ne sais pas d’où lui venait cette soudaine confiance en lui, mais sa façon assumée de faire de l’esprit avait du mal à passer.

— C’est plutôt à moi de te demander ça ? explosa Nikolaï. Tout le monde te cherche dans le village et toi, tu comptes les fleurs avec ta copine dans la montagne.

— Amena, elle s’appelle Amena, dit-il en la tirant par le bras pour qu’elle reste à côté de lui.

— Ne fais pas d’esprit, tu sais très bien ce que je veux dire…

— Toi aussi tu sais bien ce que je veux dire. Elle s’appelle Amena, lui répondit Vladimir en agrippant la main de la jeune femme qui s’était dissimulée derrière lui.

Nikolaï, agacé, souffla en l’air et pointant du doigt Amena il s'énerva :

— Qu’est-ce qui te prend de cacher cette étrangère dans ta bergerie ?

— Je ne la cache pas… Elle vit avec moi à la bergerie, répondit calmement Vladimir, ce n’est pas de ma faute si tout le monde a oublié l’existence de la Bistriţa.

— Tu sais très bien ce que je veux dire, Vladimir.

Vladimir semblait prendre du plaisir à voir son ami monter dans les tours. Au coin des lèvres, on arrivait à distinguer dans l’épaisseur de sa barbe un petit sourire narquois.

— Tout le monde est au courant au village. C’est à se demander comment mon père n’est pas encore au courant de ça. Tu me mets dans une situation très inconfortable, s’exclama Nikolaï en pointant du doigt Vladimir.

— Et je peux savoir qui ça dérange. Je n’emmerde personne dans ma bergerie.

— C’est pour toi qu’on dit ça Vladimir, intervins-je pour apaiser la conversation.

— Ça serait bien la première fois que les gens s’intéressent à ce que je fais, me répondit-il en haussant les épaules.

— Elle ne peut pas rester ici plus longtemps, confia Nikolaï inquiet. Tu es en danger et elle aussi, elle est en danger…

— Dans le fond, ce qui vous emmerde, et ça, je l’ai compris depuis bien longtemps, c’est que je sois enfin heureux.

Il récupéra la main d’Amena dans la sienne pour la lui serrer fort. Amena baissa les yeux. Elle rougit.

— C’est ça, Nikolaï ? continua Vladimir, répond moi franchement au moins cette fois-ci…

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

— Tu ne te l’avoueras jamais mais le problème, au fond, c’est que le p’tit Vladimir est enfin heureux. Tu crois que ces choses ne se voient pas. J’ai toujours été le bouffon du roi dans le village. Et si je te dis ça à toi, Nikolaï c’est parce que je te connais assez pour savoir que tu ne me mentiras pas.

Nikolaï baissa les yeux en se grattant la base du coup énergiquement.

— Ce n’est pas ça, m’interposai-je.

— Ah ! oui, c’est quoi alors ? me demanda Vladimir le regard enflammé d’une bonne dose de rancœur.

— Les milices sont au courant que tu, que vous vivez ensemble. Si Nikolaï est dans une rage folle, c’est qu’il a peur pour toi.

— Pff… s'esclaffa Vladimir, son cousin est de retour parmi nous.

Vladimir dodelina de la tête. Il sourit dans le vague et faisant comme si Nikolaï n’existait plus et il me répondit :

— Remercie Nikolaï pour moi,

Il montra son ami d’enfance de l’index.

— Mais je n’ai besoin de l’aide de personne, continua-t-il.

Il empoigna son bâton en l'arrachant de terre et nous demandant de libérer le passage, il ajouta :

— La seule personne qui peut encore me dire ce que j’ai à faire, c’est ma mère…

— Et tu sais très bien où se trouve ta mère, coupa Nikolaï, ce n’est pas elle qui va t’aider aujourd’hui à prendre les bonnes décisions.

Le ton était monté d’un cran et Amena commençait à avoir peur. Elle regarda autour d’elle, me lança discrètement un regard comme si je devais lui venir en aide. Elle agrippa son instrument de musique pour le cacher dans son dos.

— Je ne te permets pas de parler de ma mère sur ce ton, protesta Vladimir en désignant son ami du doigt.

— Arrêtez, c’est ridicule, m’interposai-je. Il fallait que je calme le jeu. Vous ne voyez pas que vous faites peur à Amena ! On est venu ici pour vous aider et toi, tu t’obstines à refuser un coup de main.

— Je n’en ai rien à foutre. Quand vous aurez compris que je n’ai besoin de personne, vous me laisserez peut-être rentrer à la bergerie.

Il lança en l’air les premières invocations de berger qui demandaient à son troupeau de le suivre. Il siffla et s’avança d’un pas. Je l’attrapai par le bras pour lui demander de s’arrêter.

— Oh, putain… On ne va jamais y arriver, continua-t-il en se libérant de mon étreinte

— Et Amena, elle en pense quoi ? lui demandai-je.

— Elle est d’accord avec moi, me répondit-il en la regardant du coin de l’œil. Il ricana et continua : “Elle ne vous fera pas confiance de toute manière”.

— Tu en es sûr ? demanda Nikolaï.

— Pourquoi ? Je devrais peut-être douter de ça aussi ?

— Laisse-moi lui poser la question, lui demandai-je.

Il hésita à me répondre. Il regarda Amena et Nikolaï. Quand je le sentis sur le point de me donner sa réponse, il agrippa le bras de son amie et il s’exclama : Allez viens, nous n’avons plus rien à faire ici !

Je les laissai passer devant moi et aussitôt je posai une question.

— Amena, do you understand what i’m saying ?

Immédiatement, Amena sursauta. Elle se retourna, baissa les yeux avec beaucoup d’embarras. Vladimir se retourna à son tour.

— Je ne te permets pas de lui adresser la parole ! m’ordonna Vladimir en pointant son bâton dans ma direction.

— Ta gueule putain, s’agaça Nikolaï en donnant un violent coup sur le bâton que Vladimir pointait vers moi.

Je reposai la question :

— Amena, do you understand what i’m saying ?

Amena ne me répondit pas immédiatement. Sentant le regard en coin de Vladimir sur ses épaules, elle leva lentement les yeux. Elle posa délicatement son oud devant elle, prit la pogne de Vladimir entre ses deux mains et elle hocha la tête. Elle avait compris. J’étais content, mais je ne voulais pas non plus que Vladimir se sente trahi. Vladimir secoua la tête.

— Je suis désolé Vladimir, mais Amena doit être mise au courant, répliqua Nikolaï.

Au milieu des bêlements du troupeau de Vladimir, il y eut un instant de silence. Amena me fixait à présent. Je voyais Nikolaï sur les nerfs et Vladimir en train de se décomposer sur place.

— Je ne veux pas qu’elle parte, se confia Vladimir en me regardant à son tour. Il avait les yeux gonflés par les larmes.

Il s’arrêta net de parler, laissa tomber son bâton à terre et dans sa grosse paluche gauche attrapa la main d’Amena aussi fort qu’il le put. Le bonheur, il venait de le voir s’envoler en un éclair. Le souvenir de la solitude d’avant réapparut sur son visage. Honteusement, il n’arriva pas à retenir une larme, la seule qui s’échappa de ses yeux. Elle disparut dans l’épaisse forêt de poils qui constituaient sa barbe. Il essaya de faire comme si de rien n’était.

— Vladimir, ça ne concerne pas que toi, rassura Nikolaï, Amena doit savoir qu’elle risque un danger en restant ici, avec toi.

Vladimir hocha la tête en guise de réponse et je reposai la question :

— Amena ? Do you know what’s happening ? lui demandai-je calmement.

— Yes, and I’m afraid, me confia-t-elle.

— You can’t stay here with Vladimir, you must follow us. We want to find a solution for you.

Amena ne me répondit pas. Elle leva les yeux pour regarder Vladimir. Elle cherchait de l’aide.

— Et si je me mariais avec elle, se questionna Vladimir à haute voix. Oui, si je me mariais avec elle, il n’y aurait plus de problème, nous demanda-t-il. Personne ne pourra m’enlever ma femme.

— Tu sais bien que, c’est plus compliqué que ça, confia Nikolaï.

— Nous n’arriverons pas dans tous les cas à trouver une solution au milieu de nulle part, continuai-je. Maritsa souhaite que nous vous ramenions à la Basa.

— Parce que Maritsa est au courant, elle aussi ? bougonna Vladimir.

— À vrai dire, on nous a un peu forcé la main. Mais ne t’inquiètes pas c’est plutôt une bonne chose. Maritsa a toujours été de bon conseil.

— Je ne veux pas retourner au village, plus maintenant, se confia Vladimir. Pas après tout ça. Je n’arriverai pas à assumer encore une fois de me sentir marginalisé.

— Nous n’avons plus le choix Vladimir. Tu dois nous faire confiance. Rentrons ensemble à la Basa et nous en discuterons autour d’un bon café bien chaud.

— Je ne sais pas, soupira-t-il en dodelinant de la tête. Il tourna la tête, contempla Amena un instant et pleura sous nos yeux. Qu’est-ce que je dois faire ? Je ne veux pas la perdre ! Il passa délicatement sa main dans ses cheveux comme pour se souvenir une dernière fois du soyeux de ses cheveux.

— Et si nous demandions son avis à Amena ? Elle, elle voudrait peut-être trouver une solution ? lui proposais-je.

— Tu n’es pas obligé de leur répondre Amena, déclara Vladimir la gorge serrée.

— Tu ne vas pas me sauter dessus si je lui repose la question ? lui demandai-je.

— Non, vas-y… Dans tous les cas, tu as raison. Elle doit, elle aussi, décider. Vladimir sécha discrètement ses larmes.

— Amena, veux-tu me suivre ? J’ai une personne que je voudrai te faire rencontrer. Elle peut t’aider.

Elle était hésitante. Elle fixa un instant Vladimir. Elle dévisagea Nikolaï qui essaya de lui offrir son plus beau sourire. Elle me regarda ensuite en hochant la tête pour me signifier qu’elle était d’accord avec ce que je venais de lui proposer.

— Comment faisons-nous alors ? demanda Vladimir presque machinalement. Il avait les yeux dans le vague.

— Ramène le troupeau à la bergerie et retrouve-nous à la Basa, proposa Nikolaï. Amena nous suivra dans la voiture. J’ai des couvertures dans le coffre. Nous pourrons la cacher le temps du trajet. Elle sera en sécurité avec nous, ne t’inquiète pas.

Nikolaï fit un pas en avant, sourit à son ami et l’enlaça virilement, mais Vladimir ne réagit pas. Il regardait fixement devant lui sans but particulier.

Je regardai Amena dans les yeux et je lui dis :

— Amena, trust me… You have to follow us in the car. It’s ok. You can believe me.

— OK, soupira Amena en n’osant plus regarder en direction de Vladimir. Elle espérait juste qu’il ne se sente pas trahi par sa décision. Elle se blottit contre lui.

Vladimir n’avait pas eu besoin de traduction pour comprendre. Il fit quelques pas en arrière et regarda autour de lui pour savoir où se trouvaient ses bêtes. Même si la frustration de devoir encore faire comme un autre l’avait décidé faisait bouillir son sang, il s’exécuta sans broncher comme si la volonté qui l’animait tout à l’heure n’avait pas eu de vraies raisons valables. Il hocha la tête et siffla le retour de son troupeau à la bergerie. Vladimir s’éloigna sans un mot pour nous, sans un geste pour son amie. Il disparut dans les bêlements de son troupeau. Et nous, nous retournâmes aussitôt à la voiture. L��

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