CHAPITRE 24

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Sur le chemin du retour, je me sentais mal à l’aise. Nous étions partis pour passer une bonne soirée et nous rentrâmes abasourdis dans l’ambiance nauséeuse d’une crise diplomatique comme le village n’en avait jamais connu depuis la chute du mur de Berlin. Nikolaï, silencieux, ouvrait la marche. Joan, Mickael, Sarah et Delphine le suivaient à la trace. Astrid, elle, était restée à mes côtés. À l’instant où nous sortîmes du bar, elle déversa, dans les rues de Katunci, tout un florilège d’insultes plus grossières les unes que les autres. De toutes évidences, c’était un art dans lequel elle excellait tout particulièrement. Je n’avais jamais rencontré une personne qui possédait autant de facilité à débiter à la chaîne des grossièretés. Ça ne me choquait pas, au contraire, ça me soulageait. Il y en avait au moins une qui arrivait à mettre des mots sur cette frustration que nous venions de vivre. Elle était dans une rage folle. Ce soir-là, il y avait un peu de ce syndrome de la Tourette en elle. Elle débitait des noms d’oiseaux sans la moindre hésitation. Pris séparément, ils n’avaient pas grand intérêt, mais dans la globalité, dans l’exhaustivité de ce que la langue française pouvait proposer de jurons, elle avait ouvert les vannes du barrage à conneries qui était trop plein. Elle pesta tout du long sans demi-mesure, sur les individus qu’elle venait de croiser, sur moi, sur Nikolaï, sur le monde entier et sur elle-même. Elle parlait assez pour que personne n’ose prendre la relève.

Moi, je me taisais. J’avais juste de la peine pour Nikolaï.

Dans la rue, nous étions les seuls à rebrousser chemin. Je demandai à Astrid de se calmer. Elle devait se taire pour que je me concentre. Il n’y avait que quelques centaines de mètres à faire pour rejoindre la Basa et je devais déjà commencer à penser à ce que j’allais devoir dire à mon Dragon. Dans ma tête, je connaissais déjà l'épilogue houleux à cette affaire. Mais je ne savais toujours pas comment tout avouer à Maritsa sans déclencher une tempête de feu. Et je dois dire que le silence de Nikolaï ne m’aidait pas. Ses secrètes préoccupations étaient contagieuses. Quand nous arrivâmes au pied de la colline, je jetais un premier coup d’œil sur la façade de la Basa. Toutes les lumières étaient éteintes. Je fus le premier étonné. À cette heure-ci, et même plus tard d’ailleurs, quand nous avions l’habitude de rentrer avec sous le coude une ivresse très locale, il y avait toujours une chambre qui restait allumée jusque très tard dans la nuit. C’était celle de Maritsa. Mon dragon ne dormait pas beaucoup. Même si elle ne fermait jamais très tard la porte de sa chambre, ce n’était jamais pour dormir. Souvent, quand la Basa, le soir, était trop bruyante, elle s’isolait dans sa chambre pour continuer le travail de la journée, mais ce soir-là, pour me faire mentir, la chambre de Maritsa n’était pas allumée. Et ça, dans un sens, ça me soulageait. J’avais encore, par une volonté indéterminée, un répit de quelques heures avant de devoir tout lui avouer.

Devant la Basa, alors que Nikolaï était sur le point de nous quitter, je l’invitais à boire un dernier verre, pas plus par politesse que pour connaître le fond de sa pensée. Il accepta sans rechigner et me dit :

— Tu as raison. Je vais éviter de rentrer en l’état à la maison. Mon père va s’apercevoir de quelque chose et je vais devoir tout lui expliquer.

Alors que Sarah, Delphine, Mickael et Joan s’éclipsèrent dans leur chambre en prétextant qu’ils avaient eu leur compte pour la soirée, Astrid décida de rester avec nous. On s’installa dans la salle à manger pour discuter. Après une brève excursion dans la cuisine, je déposai sur la table quatre verres à moutarde et une bouteille de raki. Le temps que je passais dans la cuisine n’avait pas fait se délier les langues. Silence complet. Astrid et Nikolaï étaient assis en face l’un de l’autre. Astrid divaguait en regardant les photos accrochées au mur et Nikolaï fumait tranquillement sa cigarette. Je m’installais en bout de table.

— Pourquoi ramènes-tu quatre verres ? me demanda Astrid, nous sommes trois, pas quatre !

Je ne trouvais rien à lui répondre de mieux qu’un haussement d’épaules qui voulait dire tout et rien à la fois. À vrai dire, je m’en foutais. J’avais pris les premiers verres qui me passaient sous la main et je ne voyais pas pourquoi je devais me justifier.

— Il y en avait quatre sur la table de la cuisine, voilà tout, lui dis-je en m’installant sur la chaise à Maritsa.

Nikolaï regarda fixement Astrid en se demandant ce qu’elle avait pu dire.

Astrid dodelina de la tête en se tortillant sur sa chaise. Elle n’avait pas l’air contente de ma réponse.

— Si c’est pour l’autre con qu’on vient de croiser, tu peux toujours courir pour que je boive un coup avec cette merde ! pesta Astrid.

— C’est son cousin, lui dis-je.

Nikolaï nous regardait sans rien comprendre. Nous étions en train de parler en français.

— Quoi ? Elle regarda Nikolaï qui baissa un moment les yeux puis elle me regarda les yeux en croix, c’est son cousin en plus ! continua-t-elle sur le ton de la colère.

J’avais raison. Elle n’avait rien compris à la situation.

Astrid fixa Nikolaï et s’adressa à lui toujours en français.

— C’est ton cousin, tu travailles à la mairie de ton patelin de merde et tu le laisses parler comme ça devant tout le monde ? Je crois rêver !

— Je pense qu’on avait compris le message sur la route, m’exaspérai-je. Tu t’es bien défoulée sur le chemin, maintenant on peut, peut-être, passer à autre chose ?

— Qu’est-ce que tu veux ? Ça me débecte…

Elle s’attacha les cheveux avec un gros élastique et s’assit en tailleur sur sa chaise.

— Oui, ben là c’est toi qui commences à me les broyer, m'exaspérais-je en la défiant de la main, on a tous compris que ça te gavait. Si je peux te rassurer, tu n’es pas la seule à trouver ça à gerber.

À mon grand désespoir, je découvrais ce soir-là un trait de caractère à Astrid que je ne connaissais pas. Elle pouvait être mauvaise. Je remerciais juste le ciel que mon ami ne comprenait rien du français. Elle était obstinée et j’aimais plutôt ça chez une fille, mais là, elle confondait obstination avec défoulement gratuit. Je commençais à en avoir marre de l’entendre geindre. Je pouvais comprendre que cette situation la mette hors d’elle, mais moi, je pensais tout de suite à Nikolaï. Je n’avais pas envie qu’il croie qu’on le mettait dans le même panier que son cousin.

— J’ai l’impression que tout le monde trouve ça normal.

Malgré toutes mes injonctions d’arrêter, elle continuait. Quitte à froisser quelqu’un, je préférais encore que ce soit elle qui se sente juger. Je n’en pouvais plus. Je la regardais droit dans les yeux et j’explosai :

— Si tu n’avais pas ouvert ta gueule sans réfléchir, on n’en serait peut-être pas là maintenant ! m’exclamai-je, irrité d’entendre la même rengaine depuis que nous étions sortis du bar.

Sans le vouloir, je venais de jeter un froid, mieux, c’était le souffle brut d’un blizzard sibérien qui venait de tomber sur la grande salle à manger de la Basa. Nikolaï n’avait rien compris de mon échange avec Astrid, mais à cet instant, il n’était en aucun cas utile de savoir parler français pour comprendre que rien n’avait été dit pour faire plaisir. Il nous regardait avec deux grosses billes au milieu du visage. Un bref instant, on aurait pu entendre les mouches voler. La pendule au-dessus de nos têtes égrainait les secondes. Je n’osais plus regarder Astrid dans les yeux. Je regrettai ce que je venais de dire, mais à ne rien entendre en retour de sa part, je pensais ne pas être très loin d’une moitié de vérité partagée ensemble.

Nikolaï écrasa sa clope à moitié finie dans le cendrier et il débouchonna la bouteille de raki, remplit trois verres à ras bord et les fit glisser jusqu’à nous.

— Tu dois parler à Maritsa, me supplia Nikolaï en chuchotant.

— Je ne suis pas sûr que ça va nous aider !

Nikolaï n’aimait pas ce que je venais de lui dire. Il leva les yeux au ciel en dodelinant de la tête. Dans son regard, il y avait de l’anxiété.

— Tu as entendu Alexeï ? se crispa Nikolaï, je ne suis pas le seul ici à comprendre le bulgare ici. Parce que, quand il va débouler dans la Basa, Maritsa risque de faire des bonds.

— Elle n’en saura rien… tu peux me faire confiance, lui avouai-je sereinement.

À cet instant, je me serais presque senti intouchable. J’étais pris dans un sentiment d’impunité qui me faisait dire que la seule vérité était celle que j'avais prévue.

— Ce n’est pas une question de confiance, mais juste de bon sens. Si Alexeï t’a dit qu’il déboulerait, il le fera. À moins qu’il ait changé avec le temps, il n’a jamais été connu pour être quelqu’un de très nuancé !

— Tu veux que je fasse quoi alors ?

— Il vaut mieux que tu partes. Laisse-moi régler ça. J’arriverai peut-être à lui faire entendre raison. Mais avant tout, il faut tout dire à Maritsa.

— Et Amina ? s’interposa Astrid, vous parlez tous les deux depuis tout à l’heure de Maritsa, mais Amina vous en faites quoi dans l’affaire ?

— Tu veux que je fasse quoi ? m’exclamai-je dépité.

— Il faut qu’on trouve un moyen de la faire partir d’ici.

— Si on arrive déjà à trouver un moyen de ne pas voir débouler son cousin ici, ça sera une bonne chose.

— Mais c’est vous qui me dégoûtez le plus, en fin de compte ! vous êtes vraiment à gerber !

— Arrête, tu ne comprends pas !

— Je ne comprends pas quoi ? Que ces putains de foutus de cailloux à deux balles et qu’un cul de poterie qui date d’il y a deux mille ans a plus d’importance à vos yeux que les fesses d’une fille paumée dans le fin fond de la Bulgarie ? Non, mais je crois rêver…

Astrid se détacha les cheveux avant de se les renouer. Elle nous jeta un regard froid et s’enfila cul sec son verre de raki devant elle.

Je commençais à comprendre. Un instant, j’avais perdu le résonnement sur l’essentiel. Je regardai alors Nikolaï droit dans les yeux.

— Roman, s’il te plaît, ne me demande pas de m’occuper d’Amina, s’interposa Nikolaï en hochant la tête. Je vais déjà avoir fort à faire pour éviter d’avoir sur le dos une crise diplomatique, je ne vais pas non plus me préoccuper de l’avenir d’une fille que je ne connais même pas.

Astrid défia Nikolaï du regard.

— Et si j’ai envie de le faire moi ? Qu’est-ce ça peut te foutre ? Tu n’es pas mon père ? grogna Astrid en se resservant un verre de raki.

Nikolaï rigola avec cynisme et il lui répondit :

— Maintenant tout de suite, tu peux faire un peu ce que tu veux ma petite. J’ai vraiment d’autres chats à fouetter. Il se tourna vers moi et continua : « tu te rends compte qu’on est à deux doigts de voir débouler tout un régiment d’attardés du bulbe juste le week-end le plus important de l’année pour notre village. Je ne veux pas d’une chasse à la sorcière dans mon village.

— Et si je te demandai, moi, de m’aider ?

— Ne joue pas, s’il te plaît, avec ces sentiments qui nous lient, Roman. Tu sais bien que je ne peux rien faire pour toi et pour ton amie Astrid qui croit que tout est simple. Je ne suis pas Dieu. Je ne peux rien pour cette Amena. Si tu veux impressionner ta petite copine, débrouille-toi tout seul. Moi, je n’ai pas besoin d’en faire des caisses pour impressionner qui que ce soit. J’ai juste une femme et des enfants à protéger, c’est tout.

— Ah, bon ! t’es sûr parce que moi, ce qui m’impressionne c’est ta connerie ! grommela Astrid

— Astrid, ça suffit… m’interposais-je, ce n’est pas comme ça qu’on va trouver une solution.

— Voilà qui est mieux…

Nikolaï se gaussa en me souriant.

— Écoute un peu Roman, ça changera, lui répondit-il en accrochant sur son visage un large sourire narquois. Je n’ai jamais été ton ennemi ou l’ennemi de qui que ce soit…

— Aide-moi alors à faire disparaître Amina, continuai-je. On peut l’aider à partir loin d’ici.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne suis pas agent secret… tu crois qu’on peut prendre en stop comme ça une réfugiée et lui faire traverser toute l’Europe sans encombre.

— Et pourquoi pas ? Je suis en voiture. Je peux peut-être l’aider à passer de l’autre côté.

— T’es en plein délire mon pauvre. Tu crois qu’on vit encore dans cet ancien bloc soviétique.

— Nikolaï ? On ne peut pas laisser Vladimir et Amina, seuls.

Nikolaï dodelina de la tête. J’enfilai à mon tour le verre de raki devant moi en attendant qu’il me réponde.

— Vladimir, je peux l’aider, mais pour la musicienne, c’est autre chose. Je ne peux rien faire. Et pour être franc, je n’ai pas envie de m’en mêler.

— Je ne te comprends pas, lui répondis-je en figeant sur mon visage un lourd sentiment d’incompréhension.

Je voyais Nikolaï rougir à vue d’œil. Je ne savais pas si c’était le raki qui lui montait à la tête ou bien l’impatience qui lui tannait la peau.

— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? Dis-moi ?

Nikolaï fit disparaître d’un coup sec le raki dans son gosier.

— Que tu sois si fermé, lui répondais-je en tapant sur la table. Je pensais que tu valais mieux que tous les autres.

Nikolaï resta imperturbable. Il aurait pu me jeter son verre à travers le visage, m’insulter, m’inviter à me débrouiller en claquant la porte, mais il ne fit rien de tout ça. Il resta de marbre. Il me regarda une première fois, traîna son regard sur le verre qu’il tenait entre ses doigts et reposa son regard sur moi. Il me sourit comme il venait de sourire à Astrid.

— À vous entendre, j’ai quelquefois l’impression que mon cousin à raison sur certains points. C’est toi, Roman, qui ne comprend rien. Je ne suis pas fermé, mais pour toi c’est simple d’avoir cette vision des choses. Parfois, je comprends Alexeï. Quand tu seras parti, qui devra assurer derrière ? Je suis le seul dans ce cas. Pour toi c’est simple de donner des leçons aux autres. Tu n’es là que de passage. Elena va bientôt accoucher et tu voudrais que je me foute dans un bourbier pas possible.

Entendre le prénom de sa femme eut l’effet d’un électrochoc. Je comprenais maintenant, presque miraculeusement, la position de mon ami.

— Pardon… je suis désolé, lui répondis-je dépité. Je n’avais pas conscience de tout ça.

— Ah, pour sûr, ça te dépasse… mais je ne vais pas non plus m’éterniser sur le sujet par ce que j’ai l’impression de parler avec les mots de mon cousin.

— Que pouvons-nous faire alors ? Je me sentais bête. Je ne savais plus si j’avais encore le droit de le regarder dans les yeux.

C’est alors qu’Astrid qui avait enfin décidé depuis quelques minutes de se taire lança une ultime une réflexion bien trop éclairée pour quelqu’un qui avait déjà descendu la moitié d’une bouteille de raki à elle toute seule :

— On leur pète leur gueule à ces Néandertaliens ! s’exclama Astrid en faisant disparaître d’un seul coup un énième verre de Raki.

— Je ne pense pas que ce soit la bonne solution, lui répondis-je en lui retirant le verre des mains.

— Pfft ! y a pas de bonnes solutions, il n’y a que de bonnes résolutions.

— Ce n’est pas avec de la philo de comptoir qu’on va réussir à régler le problème, lui répondis-je.

— Tu n’as plus le choix, Roman, confia Nikolaï. Il faut que tu parles à Maritsa. Il faut qu’elle soit au courant de ce qui se passe.

— Non, je ne veux pas… Je hochais la tête comme un gamin. À cet instant, je me faisais pitié moi-même.

— Ce n’est pas négociable, Roman ! Quand mon cousin s’en prendra aux étudiants de Maritsa, ça deviendra notre problème à tous.

— Quel problème ? lança une voix à travers la salle à manger.

Dans notre discussion, nous n’avions pas remarqué que quelqu’un avait descendu les escaliers. Je me retournai. C’était Maritsa, plantée au milieu de l’escalier, en chemise de nuit et robe de chambre. Ses cheveux ébouriffés témoignaient pour elle. Nous avions sorti Maritsa d’un sommeil profond. Elle avait ses lunettes de vue sur la tête. On a vite fait d’être impatient quand on se réveille en sursaut. Maritsa plissa les yeux et elle nous reposa sa question sur un ton plus autoritaire : quel problème ?

— Il n’y a pas de problème, m’exclamai-je sans réfléchir comme un enfant se faisant prendre la main dans le sac.

— Si ! il y a un problème, s’exclama-t-elle en dodelinant de la tête.

Elle leva les bras au ciel en descendant les marches.

— Vous beuglez comme un troupeau d’émeus en pleine migration depuis que vous êtes rentrés, donc il y a un problème. Depuis tout à l’heure, c’est un vrai sommet de l’ONU dans les chambres. Ce sont les étudiants qui m’ont réveillé. Je peux savoir ce qu’il se passe ?

— C’est Vladimir…

— Vladimir ? Qu’est-ce qui se passe avec Vladimir ? Sa mère est morte ? s’exclama-t-elle, un moment soulagé de croire en cette hypothèse.

— Si ça n’avait été que ça ! m’exclamai-je en me servant un autre verre. Je crois que je vous dois une explication Maritsa.

Je me levai de ma chaise. J’étais assis à la place de Maritsa. Elle me fit signe de rester où j’étais et elle s’installa à côté d’Astrid. Elle s’assit sur le rebord de la chaise et les deux mains sur les genoux, elle dit avec un sourire en coin :

— La dernière fois que j’ai entendu un étudiant utiliser ce ton-là, c’était pour m’annoncer, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière bulgare, qu’il avait perdu son passeport.

Elle loucha sur la table et constatait qu’il y avait un verre de propre.

— Vous ne verrez pas d’inconvénient si je me sers à mon tour un verre de raki ? Je pense que je vais en avoir pour mon argent ce soir ! Elle récupéra le dernier verre vide et se servit ce qui représentait, pour moi, à cet instant précis, le verre du condamné.

Je lui expliquais toute l’histoire. Quand elle sut tout sur tout, elle nous regarda l’un après l’autre, lentement. Désespérée, elle remua la tête. Quand elle me fixa, je me réservai le droit de penser que ce regard aurait suffi à nous faire partir au lit comme des gamins qu’on gronde. J’étais mal à l’aise. Je n’avais pas besoin d’attendre qu’elle s’exprime pour savoir tout ce que son regard disait déjà sur ce qu’elle pensait.

— Mais vous n’êtes pas bien de vous occuper de ce qui ne vous regarde pas ! s’exaspéra-t-elle en s’accoudant à la table.

Elle retira ses lunettes de sur la tête et commença à grignoter le bout de l’une des deux branches. Elle se réinstalla dans sa chaise, le dos collé au dossier.

— Et qui a eu cette idée idiote de se mêler de ce genre de situation ? ajoute-t-elle.

— C’est moi… lui avouais-je.

— Non, c’est moi, continua Astrid.

Maritsa sourit avec dépit. Elle regarda Nikolaï. Il avait osé à peine la regarder.

— C’était juste de la rhétorique les enfants, enchaîna Maritsa en soufflant, je n’ai pas besoin de savoir qui s’est mis dans ce pétrin. À voir vos trois têtes déconfites, j’ai l’impression que vous vous y êtes tous mis ensemble.

— Vladimir abrite une réfugiée depuis quelques semaines et c’est arrivé aux oreilles des milices citoyennes, lui avouai-je

— Et en quoi cela me concerne-t-il ?

— Jusqu’à ce qu’on dise à Alexeï ce qu’on pensait, pas grand-chose. Et puis il nous a dit que s’il devait mettre la Basa sens dessus dessous pour retrouver cette fille, il le ferait sans état d’âme.

— Mais vous m’avez fait quoi là ? Vous vous rendez compte de ce que vous me dites ? Ça ne fait pas de sens !

— C’est déjà allé trop loin Maritsa, s’excusa Nikolaï. Je ne suis même pas sûr de pouvoir maîtriser mon cousin s’il se décide à passer à l’action.

— Il va bien falloir pourtant, Nikolaï, certifia Maritsa en haussant les épaules. Crois-tu vraiment que je laisserai faire ton cousin sans rien faire ?

— Tu veux que je fasse quoi ? lui demanda Nikolaï.

— Où se trouve Vladimir ? demanda Maritsa.

— Il est certainement dans les hauts pâturages, sur le Pirin, avec son troupeau.

— Vous auriez dû me parler de ça avant ! Maritsa hocha la tête. Elle remit ses lunettes sur le bout de l’arête de son nez et elle nous regarda par-dessus ses lunettes : “Ça ne fait pas de sens voyons !!! ça ne fait pas de sens… Depuis plus de vingt ans que je viens ici, je connais assez de monde dans la région pour essayer de trouver une solution. Vous auriez dû venir me trouver avant.

— Nous ne pensions pas que cela prendrait cette ampleur, m’excusais-je.

— Demandez donc à un poisson rouge de se rappeler ce qu’il vient de faire… Vous n’êtes pas chez vous ici. Même si cela vous paraît ahurissant, il faut savoir faire profil bas. Ce n’est pas voulant tout chambouler d’un coup que les gens changeront. Au contraire, ils vous tourneront le dos. Mes enfants, vous avez encore beaucoup de choses à apprendre sur la diplomatie. Vous n’imaginez pas l’ampleur que cet incident peut prendre, si Alexeï débarque ici avec ses petits compagnons.

— Je peux en parler à M. Leroy, m’exclamai-je penaud.

— M. Leroy, ce bon à rien ? Et que veux-tu qu’il fasse pour nous ? Cet homme attire plus les ennuis qu’autre chose.

Maritsa se servit un autre verre pour se laisser le temps de réfléchir. Elle tapota sur la table avec les doigts de sa main droite. Elle nous regardait comme une mère qui devait choisir l’ordre de passage des gens qu’elle allait punir. Elle inclina la tête pour nous regarder par-dessus ses lunettes et elle sourit machinalement.

— Il faut que vous me retrouviez Vladimir et cette jeune femme. Avant tout, il faut le prévenir que tout le monde est au courant qu’il cache une étrangère. Ramenez-les à la Basa le temps que l’on trouve une solution. Et, je vous en prie, pour une fois, soyez discret ! Maritsa regarda en direction de Nikolaï et moi-même avant d’ajouter : Nikolaï accompagnera Roman demain matin et Astrid, notre révolutionnaire qui veut refaire le monde en une soirée, elle va rester sagement à la Basa sans faire de nouveaux remous. Je pense que pour ce soir, on a déjà assez remué la mélasse. Et puis maintenant, il faut que je réfléchisse un peu. Allons tous nous coucher, il se fait tard. Nikolaï, rentre, ta femme doit se faire un sang d’encre et vous deux, montez dans vos chambres.

Alors que Maritsa congédia Alexeï en lui demandant de me retrouver le lendemain matin à 7 heures devant la Basa, je me couchai, une grosse boule coincée en travers de la gorge.

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