CHAPITRE 23

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Les journées se répétèrent. J’aurais très bien pu partir, mais le temps que je me rende compte que je n’avais plus aucune obligation vis-à-vis de Maritsa, nous n’étions plus qu’à quelques jours de la fête du village. Je décidais de rester pour en profiter.

Katunci avait de plus en plus de mal à ressembler à un village abandonné. Sur les portes d’entrée des maisons, des bouquets frais de fleurs des champs accompagnaient le portrait des anciens, disparus dans l’année. Les volets de la plupart de maisons étaient grands ouverts. Les tapis des maisons reposaient sur le rebord des fenêtres. Les gens revenaient en nombre de tous les environs et d’encore plus loin encore. C’était étonnant. Les gens partaient loin, pour le travail, pour vivre une autre vie, mais ils revenaient presque inévitablement au village, tous, en même temps, à la même date pour la fête du village.

Sur la place de la mairie, on montait l’estrade pour le groupe de musique qui allait nous faire danser toute la nuit. Il y avait encore le balayeur de mes débuts qui arrachait les dernières touffes d’herbes d’entre les dalles de béton. À l’occasion, tout le village faisait peau neuve et la place de la mairie devait être le maître étalon de cette exigence qu’on attendait de tous les habitants du village.

Les terrasses de café se remplissaient à vue d’œil. Dans la cour de l’école primaire, la fête foraine s’organisait au fur et à mesure que les manèges arrivaient. Les attractions, tout droit sorties d’une réserve du musée des arts forains, allaient faire la joie des enfants qui bavaient d’envie devant les barrières de l’école. Il y avait un circuit de charrettes tamponneuses, un carrousel qui faisait tourner quatre chevaux en même temps sur un hippodrome Lilliput, un stand de confiserie, un jeu de ball-trap, une rivière à canards et cette autre attraction qui était en train de se monter. C’était l’attraction phare de cette année qui s’affichait chichement sur les pancartes de la fête foraine. Les techniciens montaient un grand huit de trois mètres de haut. Si pour les enfants harnachés à la grille de leur école, le manège avait des allures de rampe de lancement spatiale sur le point de propulser les wagons dans les airs comme la fusée Spoutnik sur le pas de tir de Baïkonour, pour moi, il avait plus l’allure d’un train à fabriquer des fantômes.

Un peu plus loin, en contrebas du village, le long du lit de la Bistriţa, on descendait les bottes de foin pour transformer le stade de la ville pendant les quelques jours de festivités en une arène de gladiateurs. Dans les environs, la compétition de Burba, sorte de lutte gréco-romaine à la sauce bulgare, rameutait tous les gros bras du coin. On oubliait le temps des festivités, les lucratives compétitions de bras de fer qui étaient très répandues sur les chaînes de télévision sportives bulgares pour la traditionnelle Burba. C’était le sport bulgare par excellence. D’un point de vue des règles, on ne pouvait pas faire plus simple. Tout était autorisé sauf les coups directs portés au visage. Il fallait faire tomber son adversaire et l’immobiliser jusqu’à ce que celui qui tenait le malheureux rôle d’escalope de dinde laminée jette l’éponge. Il fallait être le plus fort, le plus vaillant, le dernier des combattants à tenir debout dans l’espace de l’arène pastorale. On entrait dans l’arène les pieds et le torse nu. C’était violent, c’était dur, mais c’était beau à voir. Les traces d’un étranglement laissé en témoignage sur le corps meurtri du perdant avaient autant de valeur qu’une victoire. C’était le témoignage d’un combat engagé sans concessions. Sous le soleil, la sueur des compétiteurs se mélangeait dans un seul et même but de dépassement de soi. Il n’y avait pas d’argent à gagner, pas de coupe dorée sur un piédestal en marbre blanc à ramener chez soi, juste un mouton sur pattes qui bêlait toute la journée pour encourager le vainqueur. Généralement, le vainqueur offrait son gain au Pope du coin pour le kurban, une soupe de mouton qui cuit pendant des heures au feu de bois dans de grands chaudrons en fonte. C’était une question d’honneur, car pour le bulgare, le kurban n’est pas qu’une simple soupe qu’on partage dans des circonstances particulières d’une fête de village ou d’une cérémonie religieuse, c’est bien plus que ça. C’est du patrimoine à l’état pur. Une soupe qui servait, au fond, beaucoup plus un intérêt collectif que celui d’un seul homme.

La fête du village, c’était la période de l’année où Nikolaï travaillait le plus. Comme chaque année, on ne partait de rien, on faisait avec les disponibilités de chacun pour préparer au mieux les festivités pour qu’elles soient encore meilleures que les années précédentes. C’était un peu un examen de passage pour qui voulait se faire réélire aux prochaines élections.

En rentrant le soir chez lui, il s’arrêtait souvent dans un bar dans lequel nous avions pris nos habitudes avec mes cinq compagnons. La musique était forte, les boissons trop peu chères pour être raisonnable, et le patron faisait souvent des grillades jusqu’à tard le soir pour quelques maigres stotinkis. Avec des journées entières à trier et compter du tesson de céramique, c’était le remède impeccable au coup de mou passager.

Le patron était un ami d’enfance de Nikolaï. Le jour, il était pompiste dans une station d’essence et la nuit, il tenait avec sa femme une ancienne annexe de la mairie transformée en bar saisonnier jusqu’à la fin des beaux jours. On était dans le vrai du bar de campagne. Sur les murs en lambris teintés, quelques publicités machistes faisant l’apologie de bières bulgares en mettant en scène la vérité du détail plastique féminin qui rend la femme quasiment chimérique, un ou deux calendriers de chauffeurs de poids lourd et un indécrottable jeu de fléchettes. On était loin de l’ambiance recherchée et feutrée de ces bars parisiens dans lesquels j’avais mes habitudes. On aimait cet endroit aussi pour ça. L’atout principal de ces lieux était le jardin dans lequel les soirs d’été paraissaient plus frais. On était loin de ce formalisme parisien qui exige qu’on remplisse une partie du bar plus qu’une autre selon l’heure de la journée. Sur la terrasse et dans la pelouse, les tables étaient disposées au fur et à mesure que la fréquentation du jour augmentait. Quelques fois, quand il n’y avait pas grand monde, on avait l’impression d’être dans le jardin d’un ami qui recevait, et d’autres fois, les lieux étaient bondés comme dans ces places branchées sur Paris qui font se rameuter tous les bobos de la capitale.

Au bout d’une semaine, nous avions pris nos habitudes de petit vieux. Dans le coin gauche du jardin, au pied de la terrasse recouverte de marbre banc, à côté du rosier grimpant qui couvrait une grosse partie du mur gauche. C’était l’endroit stratégique par excellence. Il y avait un courant d’air naturel, la pelouse était fraîche et nous avions tout le confort nécessaire pour connaître à l’avance les horaires de cuisson des kebabches et des escalopes de dindes cuites, enroulées dans de la crépine de porc. De là où nous étions, nous avions tous le loisir de voir le chef cuire dans son barbecue les pièces de viande qui allaient nous accompagner toute la nuit. Cet endroit sentait juste ce qu’on attendait de vacances dépaysantes.

Entre nous, le chef, nous l’appelions Mario. Le jour comme la nuit, Mario portait une salopette de pompiste sur un polo à manche courte généralement très peu coordonnée avec le bleu de sa salopette. C’était un homme simple et foncièrement gentil. Il adorait les gens et cela se démontrait souvent au bout de quelques heures de services quand il oubliait tout du sens des affaires. Il n’y avait pas un soir où cet homme ne nous offrait pas une tournée générale entre deux clips de Tchalga bulgare. Il y avait aussi un autre fait qui n’était qui n’était peut-être qu’un détail pour les autres, mais il avait dans son affaire florissante un avantage non négligeable pour moi qui essayait d’oublier Bérénice. Il avait une fille splendide. Mischa aurait pu effacer d’un seul regard les peines d’un millier d’hommes en même temps. Elle était grande, brune, les yeux noirs et profonds comme le cénote sacré d’un roi aztèque. Mischa parlait un peu français. Elle venait de terminer ses études de sociologie à Blagoevgrad et avait réussi à avoir une bourse pour finir son cycle d’études aux États-Unis. L’été, elle aidait ses parents à tenir la boutique et elle avait bien eu raison de nous faire bénéficier de sa présence qui était devenue pour moi pas indispensable. Si j’en avais eu le courage, j’aurais bien essayé de flirter avec elle, mais son cœur était déjà pris par un autre expatrié qui vivait aux États-Unis depuis deux ans. Moi français, je n’avais que la tour Eiffel, l’Arc de triomphe, Victor Hugo et le bénéfice de cette image que l’on a de l’homme romantique. Je n’avais pas les armes pour me battre dans la catégorie reine des États-Unis qui promettaient aux jeunes travail et richesse. Contre mauvaise fortune je faisais bon cœur en essayant de mieux la connaître et accessoirement de rendre Astrid un peu jalouse.

Nous étions jeudi soir, et il n’y avait presque plus de place dans notre QG d’été. Les jours passaient et il y avait de plus en plus de têtes inconnues chez Mario. Si nous ne connaissions presque personne, on pouvait être assuré d’un détail non négligeable : tout le monde nous connaissait. On était les étudiants français de la Basa, et à ce titre on attisait plus souvent la curiosité des gens qu’on ne les agaçait. Mario avait sorti les grosses enceintes de sa chaîne hi-fi dehors. Elles relayaient les images des clips qui défilaient sur l’écran plat à l’intérieur du bar. C’était bruyant, et du point de vue du fan de rock des années soixante que j’étais : inaudible, mais malheureusement incontournable dans le village. Il fallait être bulgare pour apprécier cette musique.

Au milieu de la foule tassée autour des tables remplies de verres et de vieux cadavres de bières, il restait une table, notre table. Nikolaï y était assis, au téléphone avec une bière à la main. Il était en pleine conversation et à voir la tête qu’il tirait, ça n’avait pas l’air d’être une partie de plaisir. Quand il nous aperçut, il nous fit signe de la main. Il s’empressa de raccrocher son téléphone. Il sortit de la poche de son bermuda un paquet souple de cigarettes et s’alluma une tige froissée. Il se leva pour nous accueillir avec un sourire forcé. Alors que nous nous installâmes les filles et moi avec Nikolaï, Joan et Michaël allèrent commander pour nous.

— Roman ! mon ami, comment vas-tu ?

J’eus le droit à la bonne vieille accolade virile du coin comme s’il devait se convaincre lui-même que tout allait bien. Les filles s’installèrent à côté de moi. Nikolaï leva la main droite pour les saluer.

— Depuis la dernière fois, pas trop mal et toi ?

— Je vous attendais. Mario m’a dit qu’il vous avait réservé cette table. Ça ne vous dérange pas si je m’incruste avec vous ?

— Pour le coup, c’est plutôt à nous de te poser la question !

— Non ! vous êtes toujours les bienvenus, me sourit-il en arrachant sa clope de la bouche.

Je reformulais la question à laquelle il n’avait toujours pas répondu.

— Alors ? L’organisation de la fête de village ? Tu t’en sors ? lui demandai-je l’air compatissant.

— La fête arrive trop rapidement à mon goût, comme chaque année d’ailleurs. J’espère juste que nous serons prêts à temps.

— Oh, je ne me fais pas trop de soucis. Vous serrez près comme chaque année.

— Sauf que le mouton qu’on m’avait promis n’arrivera jamais. Je viens d’avoir le berger de Mělník. Il me fout dans une merde pas possible. Je dois rapidement trouver un mouton pour la Burba. J’ai voulu rendre visite à Vladimir…

Il s’arrêta net de parler comme s’il avait vu un fantôme et il me regarda droit dans les yeux.

— Vladimir, tu te rappelles de Vladimir ? me demanda Nikolaï comme si la seule réponse que je pouvais lui donner était sur le ton de l’affirmative.

— Bien sûr, tu me prends pour qui ! affirmai-je en hochant la tête pour appuyer ma réponse. J’évitai juste de lui dire que si je n’avais pas croisé Vladimir quelques jours auparavant, j’aurai bien eu du mal à savoir de qui il me parlait.

— Je suis allé le voir pour qu’il me vende un de ses moutons, mais il n’y avait personne à la bergerie.

— Vladimir ? Ce ne sont pas des moutons qu’il a !

— Des moutons ! bien sûr qu’il a des moutons. Il est berger, donc il a des moutons.

— Non, rigolai-je

— Et qu’est-ce que t’en sais ?

— Je te dis, je l’ai croisé avec son troupeau.

— De moutons ?

— Non, de chèvres ! Je suis désolé de te dire ça, mais c’est du lait qu’il fait et pas de la viande.

— Tu sais que tu es en train de me fendre le cœur !

Il s’ébouriffa la base du crâne avec la paume de sa main droite. Il leva les yeux aux ciels et fronça les sourcils.

— Ce n’est pas non plus ma faute si tu n’arrives pas à faire la différence entre une chèvre et un mouton, me moquai-je.

— Ah, laisse tomber, me demanda-t-il en tirant sur sa clope. De toute façon, je n’ai jamais vu son troupeau et tu l’as vu quand ?

— Le week-end dernier. Nous sommes allés faire un tour du côté de la Bistriţa avec les étudiants.

— Ah, la Bistriţa !

Il jeta un regard lumineux aux filles. Il espérait peut-être qu’elles soient du même avis que lui.

— C’est un des rares endroits sur terre où je rêverai être dans ces moments, continua-t-il, surtout quand toute la Bulgarie rameute dans mon village.

— C’est vrai que c’est un endroit calme, lui confirmai-je.

Entre-temps, Mickael et Joan étaient revenus avec les six premières pintes de la soirée.

— Tu as donc croisé la route de Vladimir ? m’interrogea Nikolaï.

— Oui, il revenait du pâturage.

— Il était seul ?

Il me fixait du regard. Je sentais qu’il voulait que je lui dise que j’avais rencontré cette Amena, mais je ne savais pas si cela avait de l’importance. Il me regardait avec dans les yeux une petite étincelle de malice comme s’il avait pu lire dans mes pensées. Du coup, je ne savais pas quoi lui répondre. J’hésitais à lui dire la vérité.

— Oui, seul, pourquoi ?

J’avais toute confiance en Nikolaï, mais je ne savais pas si je devais lui avouer ce que j’avais réellement vu là-bas.

— Admettons ! me répondit Nikolaï en dodelinant de la tête.

Il fit une moue qui ne remettait ouvertement en doute le mensonge que je venais de lui faire, mais je ne sais pas pourquoi, je persévérai pour le faire changer d’avis.

— Non, non, je t’assure… Il était seul.

Il écarquilla les yeux, jeta un coup d’œil autour de nous et il s’approcha discrètement de moi en chuchotant :

— Tu sais comme moi que c’est faux. Il se leva subitement et me donna un coup sur l’épaule droite avec le revers de la main, suis-moi ! Nous serons mieux dehors pour parler, me demanda-t-il en prenant un air grave.

Je trouvais sa réaction un peu disproportionnée pour un petit mensonge. Je le suivis sans discuter pour connaître les raisons qui l’avaient poussé à prendre cet air sérieux. Sur le trottoir, nous marchâmes quelques pas en silence. Quand nous fûmes à une dizaine de mètres de l’entrée du bar, il continua :

— Sa musicienne ? Elle est toujours là ? me demanda-t-il.

Je faisais mine de ne pas comprendre.

— Roman ! Tu sais très bien de quoi je parle, arrêtes de me prendre pour un con.

Il regarda derrière lui pour être sûr que personne ne nous entendrait.

— On m’a parlé de sa gamine qu’il se traîne.

— Je lui ai déjà dit qu’il jouait un jeu dangereux.

Je baissais les yeux pour faire profil bas.

— Pas plus tard, qu’il y a une semaine, il est venu m’aider pour refaire la toiture de ma maison et je lui ai dit de ne pas se mêler de ce qui ne le concernait pas. Il a nié en bloc. Il pense que personne n’est au courant de son petit jeu, mais tout se sait dans les petits villages. À Sofia, on arrive à avoir des secrets, mais ici tout se sait. Il suffit qu’il y en ait un qui pète un coup et tu peux être sûr que le lendemain matin tout le monde sera au courant. Je lui ai dit que je ne pouvais pas lui promettre quoi que ce soit. Ce n’est pas parce que je travaille à la mairie que je peux faire ce que je veux. Si les milices lui tombent dessus, je serai impuissant. Pour son bien, je lui ai dit qu’il fallait qu’il arrête d’aider cette fille. Je n’ai rien contre l’idée qu’il héberge la petite, mais il doit savoir que ce n’est pas la bonne période pour accueillir des migrants et puis, j’ai ma femme qui est enceinte du deuxième, je ne peux pas me permettre de jouer au con.

Je savais que ça n’avait que fonction à me rassurer, mais j’aurais voulu lui demander s’il avait déjà rencontré cette fille pour se faire cette idée.

— Et il a répondu quoi ?

— Il n’a pas apprécié ma franchise et il m’a laissé en plan sur le toit de ma maison. Depuis la semaine dernière, je n’ai pas eu de nouvelle de lui.

— La fille ? Est-ce que c’est vraiment ça le problème ?

— Mais moi, je m’en fous… Il peut faire ce qu’il veut. Quand je lui ai demandé de se faire oublier, au moins le temps de la fête de village, il l’a mal pris.

Il avait l’air affecté par la situation. Un moment, il chercha ses mots en tirant sur sa cigarette qui était sur le point de s’éteindre et il me tendit son paquet de cigarettes. J’acceptai sans détour son offre parce que la discussion prenait des airs de concile à bulle interminable. En allumant ma clope tordue, je lui dis :

— Il en a peut-être tout simplement marre de se cacher… Mets-toi à sa place…

Nikolaï n’accepta pas la réponse que je lui apportais.

— Arrête un peu tes conneries… s’agaça Nikolaï, ce n’est pas la question. Je n’arrête pas de me mettre à sa place. Vladimir, il n’a pas les épaules assez larges pour assumer toute la pression que ça représente. Vladimir est comme un frère comme moi. Je l’ai toujours protégé. Et puis tu crois vraiment que cette fille a fait tous ces kilomètres à pied pour s’arrêter en chemin. Je n’ai jamais entendu quelqu’un parler d’un réfugié qui décidait de rester vivre en Bulgarie. La Bulgarie, ça ne fait pas rêver les Bulgares eux-mêmes, alors les réfugiés, tu penses ? À un moment donné, ça va arriver aux oreilles des mauvaises personnes et je vais devoir m’en occuper. Je n’ai pas envie d’en arriver là. J’ai déjà assez de problèmes comme ça.

— Oui, je comprends : le mouton…

— Arrête, ne fait pas de l’esprit, s’il te plaît. Tu sais très bien de quoi je veux parler.

— Tu parles des milices ?

En entendant le mot milice prononcé dans ma bouche, Nikolaï sursauta en écarquillant les yeux. Il regarda rapidement autour de lui, au-dessus de mon épaule et il me répondit :

— Je parle de ces gens qui se prennent pour la police. Comme ils n’ont rien d’autre à foutre qu’à se regarder le nombril à longueur de journée et ben, ils font chier les autres.

— Et tu les connais ?

— Tout le monde les connaît, me confia-t-il. Ils font assez leur publicité sur les réseaux sociaux, les YouTube et compagnie qu’on ne peut pas passer à côté de ce qu’ils appellent des actions citoyennes. Le pire, c’est qu’ils ont un écho auprès des jeunes et…

Nikolaï s’arrêta net de parler. Il avait vu quelque chose dans mon dos et presque instantanément, son visage s’enfonça dans le remords comme s’il venait de faire une bêtise. J’avais l’impression qu’il avait vu un fantôme. Stressé, il me regarda droit dans les yeux et il me recommanda :

— Tais-toi et laisse-moi faire.

Avec un sourire forcé qui dans la nuit aurait pu paraître naturel, il s’écria :

— Hoppa… Alexeï… te voilà enfin… et moi qui pensais que tu n’allais pas remettre en jeu ta victoire de l’an dernier…

Il s’avança vers l’homme dans mon dos, les bras écartés, comme pour congratuler un ami cher. Quand je me retournai, je tombai sur un des plus grands Bulgares qui m’avaient été donnés de croiser. Dans la nuit, il aurait pu me faire peur, mais heureusement pour moi, il ne dérogeait pas à la règle de cette mode masculine bulgare que je ne comprenais toujours pas. Il portait un tee-shirt blanc avec la marque d’une Vodka locale marquée dessus, un bermuda bleu et les inimitables sandales de piscine Adidas. Dans la nuit, il paraissait brun avec des yeux marron. J’effaçai rapidement ce petit sourire en coin que je devais me trimbaler sur le coin de la ganache quand je m’aperçus que les bras de cet inconnu avaient quasiment la circonférence de mes cuisses. De la manche droite de son tee-shirt dépassait le bas d’un tatouage. C’était une ancre de marine inversée, sous lignée d’une inscription en cyrillique. Il était accompagné de deux autres hommes. Ils étaient plus chétifs. Enfin, je les décris ainsi pour me rassurer un peu, car sous leur apparente fragilité à côté de la montagne de muscle au centre, on ne pouvait pas réellement considérer que leur mètre quatre-vingt et leurs cent kilogrammes partagés équitablement entre muscle et graisse pouvaient les faire paraître souffreteux aux yeux de la majorité des gens.

Avant de lui répondre, l’inconnu décrocha son plus beau sourire. Il avait l’air content de revoir Nikolaï. Il écarta, à son tour, les deux bras pour congratuler Nikolaï autant virilement que chaleureusement.

— Je suis content de te revoir, s’exclama ce fameux Alexeï.

Il n’avait pas l’air de jouer un rôle, en tout cas, pas plus que Nikolaï à cet instant. Ça avait tout simplement l’air d’être sincère.

— Tu pensais vraiment que j’allais te faire l’affront d’une volte-face, continua Alexeï, je suis content de te revoir… Il faut que je pense à rester un peu pour revoir tes parents et ta femme.

— Après la fête, nous aurons tout le loisir de passer un peu de temps ensemble. Je n’en doute pas, répondit Nikolaï en lui tapant sur l’épaule.

Alexeï regarda dans ma direction.

Nikolaï se retourna à son tour. Il retenait un peu sa respiration, mais était soulagé de pouvoir faire une légère grimace dans le dos de Alexeï.

— C’est qui ton ami ? lui demanda Alexeï en me désignant du regard. Tu ne me présentes pas ?

— Ah ! c’est Roman… Un ami de la Basa, marmonna Nikolaï.

— Enchanté, Roman, s’exclama-t-il en me serrant la main.

Je m’avançais pour le saluer. En une fraction de seconde, j’avais eu la bonne attitude. À la place de me faire broyer gratuitement la main, je serai la sienne de toutes mes forces. Ça n’avait pas eu grand effet sur mon interlocuteur, mais ça m’avait au moins permis de conserver un peu de dignité devant cette montagne de muscle, et accessoirement, la motricité de ma main droite. Il me sourit. Sous ses airs de brute épaisse, il avait l’air sympathique. Du coup, je ne comprenais pas pourquoi Nikolaï était autant sur la réserve.

— Je suis Alexeï, mais tu peux m’appeler Alex, continua-t-il.

Son visage me disait à présent quelque chose. Ce n’était la gueule de con qu’il m’avait servi au départ qui me mit sur la voie, mais plutôt ce grand sourire qui illumina son visage quand il me salua.

— Mais on se connaît ? lui demandais-je en cherchant où j’avais bien pu croiser ce gars.

— Non, je ne pense pas ! me répondit-il étonné.

— Ton visage ne m’est pas inconnu ? On ne s’est pas déjà rencontré ?

— Oui, peut-être, mais je suis désolé, je ne peux pas en dire autant à ton égard, s’étonna-t-il

— Je suis le fils de Macha et André Taponier, je ne sais pas si tu te souviens d’eux.

— Macha et Andreï ? Non, ça ne me dit rien.

— Ce sont des amis de Maritsa, rétorqua Nikolaï en se raclant la gorge.

— Ah ! oui Maritsa, je la connais bien. Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue. Je l’ai très bien connue étant petit.

— Et Ben, Roman, c’est le fils de Macha et Andreï, lâcha furtivement Nikolaï. Il est là pour quelques jours.

— Alors ! bienvenu parmi nous, Roman ! s’exclama-t-il en me tapant sur l’épaule.

Son bras devait peser une tonne. Puis dans son élan, il s’arrêta net. Il me fixa de longues secondes jusqu’à ce que je décèle dans ses yeux une étincelle.

— Andreï ! s’exclama Alexeï en souriant à pleines dents, je me souviens de ton père Andreï. C’est ce fameux danseur fou qui mit à l’amende le père de Giorgi, un soir, à la fête de fin de chantier de la Basa. Je me rappelle de lui. Je m’excuse, mais le souvenir de ta mère est un peu plus vague. Par contre ton père, je m’en souviens maintenant. Il y a un petit air de famille, c’est vrai.

— Non, non, je ne t’en veux pas. Ça fait tellement longtemps, tout ça !

— Bon, ben Roman, c’est son fils ! voilà, tu sais tout maintenant, interrompit Nikolaï qui semblait vouloir en finir rapidement avec cette conversation. Il sourit à Alexeï et regarda à l’intérieur du bar.

Alexeï le remarqua scruter l’enterrèrent du bar.

— Tu ne rentres pas ?

— Si, si, nous sommes déjà à l’intérieur, mais j’ai juré à Mario que je ne consommerai plus tant qu’il ne m’enlèverait pas cette satanée musique d’asexué.

— Si ça ne te dérange pas, je vais faire le constat par moi-même, on se retrouve à l’intérieur ?

— Très bien, à tout de suite, répondit Nikolaï du bout des lèvres.

Alexeï fit un geste de la main et ses deux acolytes le suivirent. Nous les regardâmes rentrer dans le bar. Nikolaï semblait pensif. Il ne me décrocha pas un mot avant que les trois hommes soient à bonne distance de nous. Nikolaï se retourna vers moi. Il avait la gueule des mauvais jours.

— Ce sont eux, m’avoua Nikolaï.

— Ce sont eux quoi ?

— Les gars des milices qui sont du village.

— Eh bien, pour quelqu’un qui ne peut pas les piffrer, je te trouve bien accueillant.

— Par ce que tu crois que je peux faire autrement.

— Je ne savais pas qu’il fallait maîtriser l’art de la rhétorique politicienne pour travailler dans une administration bulgare.

— Vraiment très drôle… grimaça Nikolaï.

L’instant d’après, je louchais sur le bar. Je me rassurai en voyant tous les étudiants assis à la table. Alexeï et ses deux amis s’enfonçaient dans la foule amassée dans le bar en serrant à tour de bras des mains sur leur trajet. Ils avaient l’air d’être de vraies vedettes dans le coin.

— Il me dit vraiment quelque chose le plus grand !

— Pour sûr ! tu le connais, c’est mon cousin, me révéla-t-il en dodelinant de la tête.

— Ton cousin ? Je comprenais mieux maintenant la réaction de Nikolaï.

— Je ne sais pas si tu te rappelles, il traînait dans les pattes de Maritsa quand le site archéologique employait une grande partie des enfants du village pour nettoyer les cailloux. Mais je te rassure, il a beaucoup changé depuis la dernière fois.

— Au moins, deux mètres de plus et quelques dizaines de kilos de muscle en plus…

— C’est le vainqueur de la compétition de Burba de l’année dernière. Il a intégré, il y a une dizaine d’années, un club professionnel de bras de fer, mais ça fait deux ou trois ans qu’il a arrêté les compétitions, mais je ne le vois plus trop. Depuis qu’il a fait deux ou trois vidéos sur YouTube, c’est devenu une petite célébrité auprès des jeunes. Avec son groupe, ils s’amusent à filmer leurs exploits de chasse à la sorcière.

— Et tu ne lui as jamais rien dit ?

— Et tu veux que je fasse quoi ? Que je lui rentre dans le lard ? Il est trop con pour entendre raison. Il a un bon fond, mais il l’a oublié. Il a oublié ce qu’on était tous. Des bouseux comme tant d’autres à la surface de la Terre. De toutes les façons, il n’a jamais aimé ce que nous étions. Il a toujours eu trop les yeux dans les étoiles pour accepter ce que son destin pouvait lui offrir. Tu sais, il y a encore quelques années mon arrière-grand-mère cultivait de cannabis pour la mafia du coin. Ça lui rapportait plus que de vendre ses tomates sur le marché et maintenant on veut me faire croire qu’on vaut mieux que tous les autres, qu’il faut par tous les moyens sauver notre peuple de l’invasion des sans-papiers. Ce n’est pas des étrangers qu’il faut se protéger, mais de ces ignares qui pensent tout à l’envers. Toi, tu me demandes de combattre cela ? Je ne peux rien faire contre la bêtise humaine.

Je voyais bien que Nikolaï n’avait plus envie d’aborder le sujet de son cousin. Il était gêné et ça me gênait. Il faisait encore chaud et la dernière contrariété de Nikolaï l’avait fait transpirer à grosses gouttes. Furtivement, entre deux phrases qu’il échangeait avec moi, je le voyais jeter des coups d’œil rapides dans le bar. Il ne semblait pas serein. Je décidais de lui offrir une cigarette en lui proposant de s’asseoir sur le trottoir de l’autre côté de la route en essayant de parler d’autre chose :

— Bon, alors raconte-moi, c’est quoi le programme de cette année ? Pour le bal de samedi soir ?

— T’as encore envie de t’amuser après ce que je viens de te dire, toi ? me confia-t-il en tirant une grosse latte sur sa cigarette.

— On refera le monde un autre jour, si tu le veux bien ! Alors, raconte ? Qui animera le bal samedi soir ? Nanosh ?

— Nanosh ? Non ! Je lui avais proposé, mais il a déjà des dates de prévues. C’est un groupe de musique folklorique qui viendra samedi soir. Il y aura une dizaine de chanteuses et de chanteurs avec leur orchestre au grand complet. Cette année, on va faire ça à l’ancienne. Je pense que ça va être bien. On verra si tu tiens de ton père ?

— Tu es sûr de vouloir avoir honte ?

— En tout cas, ça sera toujours mieux que cette musique qui n’arrête pas de beugler dans les enceintes à Mario.

— Ça pour sûr, tu as raison.

— Et alors, toi, raconte-moi ? Tu es toujours célibataire ? Tu n’as personne ?

— Oh, tu sais. C’est un peu compliqué.

— Ça, je m’en serais douté. C’est toujours compliqué avec les femmes. Mais tu ne vas pas me dire que tu n’as personne ?

— Pour le moment, non. Y’a bien une fille en France qui m’intéresse, mais bon, je ne corresponds pas apparemment au bon stéréotype.

— Tu ne vas pas me dire que tu vas te laisser abattre pour si peu ! Regarde ! dans le lot des trois filles que tu te trimballes depuis plus d’une semaine, y en a bien une qui ferait l’affaire, non ?

— Objectivement oui, Astrid me dit bien, lui confiai-je en ne pouvant pas cacher un léger rictus lubrique

— Ah moi, je préfère la petite Sarah, me confia-t-il en mimant très schématiquement la forme de ses seins.

— Ah bon ! souriais-je, et qu’en pense Anita ? lui répondis-je en mimant, à mon tour, la forme du ventre rond de sa femme.

— Anita, Anita… Tu parles bien de ma femme là ?

Amusé, je hochais la tête.

— Elle n’en pense rien… Je ne suis pas à table. Je suis juste en train de regarder le menu. C’est juste un avis objectif que je te donne. Tu as quand même la chance de pouvoir discuter avec une des figures de cette administration katuncienne. Ce n’est pas rien. On ne dirait pas comme ça, mais pour certains paieraient cher pour un moment pareil.

— Ouais ! j’en suis sûr ! rétorquais-je ironiquement.

Au bout d’un moment, la musique du bar s’arrêta d’elle-même. On redécouvrait le brouhaha des discussions aux tables du bar.

— Tiens, écoute, les dieux t’ont entendu, m’exclamai-je en souriant à Nikolaï.

— Je ne sais pas si ce sont les dieux ou une âme charitable qui m’a entendu, mais ça fait du bien. Tu ne trouves pas ?

— Je ne te dirai pas le contraire.

— Allez viens, ne laissons pas tes amis seuls. Ils vont se demander où nous sommes passés.

Nous n’avions pas entamé le premier pas en direction du bar que nous entendîmes crier, une table se renverser et des verres se briser sur le sol. Ça sentait le roussi et je me voyais déjà en train expliquer à Maritsa pourquoi ses étudiants s’étaient retrouvés au milieu d’une bagarre. Nikolaï accourut aussitôt. Je le suivais de peu.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Nikolaï en entrant dans le jardin.

— Dis à ta copine qu’elle se calme un peu, grommela Alexeï. Ce n’est pas bien de manquer de respect aux gens qui t’offrent l’hospitalité.

Il était planté au milieu de la terrasse. Les gens s’étaient écartés comme s’il y avait une distance de sécurité à respecter.

— C’est ce con, fulmina Astrid en jetant un regard froid à Alexeï, c’est à cause de lui. Il était en train de diffuser l’arrestation d’un groupe de migrants sur la télé du bar et en plus il prenait son pied. J’suis désolé, mais je n’ai pas pu. Je me suis levé et j’ai éteint la télé. Moi, des trucs comme ça, je n’en peux pas.

Je regardais tout de suite autour de moi pour savoir où se trouvaient les étudiants. Il manquait Mickael.

Alexeï était sur le point de bousculer Astrid quand Nikolaï intervint.

— Laisse tomber, Alexeï… tempéra Nikolaï en le rattrapant par le bras. S’il te plaît on ne va pas non plus gâcher la soirée parce que quelqu’un a éteint une télé. C’est ridicule.

— C’est lui qui est ridicule, continua Astrid. Ils sont tous là à avoir peur de lui. Mais moi, je m’en branle.

— N’en rajoute pas s’il te plaît, demandai-je à Astrid.

Je m’approchai d’elle pour lui porter secours.

— Nikolaï, demande à la punk de se taire sinon c’est moi qui m’en charge, grommela Alexeï en me fixant avec un regard en croix.

— Tu n’as pas intérêt Alexeï, ordonnais-je n’en oubliant pas de lui rendre la petite provocation qu’il venait de me faire. Je ne savais pas si c’était très judicieux de ma part, mais ça avait au moins l’intérêt de me soulager un peu.

— Pourquoi ? Tu comptes me faire quoi ? me donner la fessée. Laisse-moi rire, s’exalta Alexeï. Tu t’es vu ? Tu crois que dire trois mots en bulgare te donne le droit de m’adresser la parole ?

— Alexeï s’il te plaît ! s’interposa Nikolaï en lui attrapant le bras.

— Mon cousin, ne t’en mêle pas !

Alexeï, d’un revers de bras, éjecta son cousin à plus d’un mètre de lui.

— Va plutôt border le lit de ton fils et embrasser ta femme pour qu’elle s’endorme tranquillement. Cette affaire concerne la punk à chien, le dandy parisien et moi.

— Espèce de facho… fulmina Astrid.

Elle était à deux doigts de lui sauter dessus. Une chance pour moi, personne ne comprenait le français. Je tirais par le bras Astrid en la sommant de rester derrière moi.

À cet instant, Mickael réapparut. Il sortait des toilettes et il n’avait rien entendu de ce qu’il venait de se passer. Il se roulait tranquillement une cigarette.

— C’est ridicule. On s’affiche là, devant tout le monde. Il vaut mieux qu’on en reste là, tempéra Nikolaï.

— Allez, arrête !!! implora Sarah en tirant sur le bras d’Astrid.

Delphine était sur le côté, choquée, elle ne bougeait plus. Joan, comme s’il avait pu faire quelque chose, avait ses deux mains sur une chaise qu’il était prêt à lancer sur Alexeï pour se défendre.

— S’afficher, tu veux rire… Alexeï regarda autour de lui. Tous les yeux du bar étaient braqués sur lui. Il ricana un bon coup et il continua, « Ça n’a jamais dérangé personne, durant toutes ces années, quand les étudiants s’affichent le soir dans les rues de Katunci. Tout le monde les voyait comme des demi-dieux. Ils venaient et ils repartaient. Combien de fois, j’ai entendu mes parents me faire la morale : sois gentil avec les étudiants, prend exemple sur eux. Je n’ai jamais voulu ressembler à ces hippies. Pourquoi devrais-je alors me sentir fautif ? Fautif d’être comme je suis. Je suis bulgare et fier de l’être. Durant toutes ces années, nous avons tous vécu dans l’ombre de la Basa. Toute notre vie a tourné autour d’une seule chose : ce putain de site archéologique.

— Ils ne nous ont jamais manqué de respect, invectiva Nikolaï.

— Mais je ne leur ai jamais rien demandé, surtout pas leur respect, s’exclama Alexeï en portant la main droite sur son cœur.

— Écoute Alexeï, je ne pense pas que Maritsa…

— Maritsa, je l’emmerde, coupa Alexeï. Et tous ces gens qui gravitent autour d’elle je les emmerde aussi. À t’écouter, je devrais peut-être la remercier. On devrait tous les remercier. À leurs yeux, nous n’étions rien de plus que des éléments de décors sur une carte postale. La vérité c’est qu’ils s’en foutent. Rien ne compte plus que leurs intérêts. On leur procure un court instant de l’exotisme, cette sensation d’être devenu l’explorateur qui foule pour la première fois une terre inconnue et quand ils en ont marre, ils repartent. Ils nous ont, à tous, un jour vendu du rêve, mais qu’est-ce qui reste maintenant ? Rien n’a changé dans nos vies. Ils sont tous partis et la Basa trône toujours sur le village comme ce château fort imprenable. Il n’y a plus de roi dans le château et le royaume survit. Dis-moi alors comment je devrais prendre tout cela.

Nikolaï ne trouva pas quoi répondre.

— Bien ! c’est ça ! continua Alexeï.

— Ce n’est pas ce que je t’ai dit.

Alexeï se retourna sur la table où se trouvaient les étudiants et les montra du doigt.

— Voilà donc ces donneurs de leçons. Ils sont bien-pensants, mais moi ils me donnent envie de gerber. Alexeï cracha un gros molard par terre avec force et conviction. Il suffit qu’un de vos gouvernements décide qu’il est l’ennemi d’un pays pour que celui-ci le devienne instantanément. Nous nous sommes là pour assurer aux populations, à notre peuple qu’il ne sera jamais emmerdé par ces terroristes en puissance. Dans vos maisons, vous vous foutez de savoir si nos campagnes sont infestées par ces sans-papiers. Je n’ai pas envie de vivre la peur au ventre en me disant qu’un jour un de ces gars sera capable de se faire sauter la caboche dans un centre commercial, dans un cinéma, dans une rue d’un centre-ville, peut-être même dans mon salon.

— Mais t’es qui pour parler comme ça ? m’agaçais-je.

Il n’y avait plus un bruit dans le bar. À ce moment, j’aurai encore préféré entendre un peu de cette Tchalga que les enceintes du bar avaient craché jusque-là. Alexeï gloussa lentement. Il était sûr de lui, fièrement planté au milieu de la terrasse à défier du regard la table où se trouvaient les étudiants de Maritsa.

— Et toi ? Tu es qui au juste, me demanda-t-il en se rapprochant de moi.

J’avais bien envie de répondre, mais cela n’aurait fait qu’envenimer les choses. Je baissais un instant les yeux.

— Moi, je suis Bulgare et je suis chez moi. Ne viens pas jusque dans ma maison pour me donner des leçons de morale. Je suis un citoyen bulgare et je compte bien défendre le droit des personnes à vivre sur leur territoire par ce qu’ils sont nés sur cette terre. Les autres ont juste le droit de se taire. Je ne vais pas attendre que l’état, que l’Europe s’occupe de mes problèmes pour les résoudre. Je suis dans l’action. Je suis un citoyen, voilà tout. Et je traquerais n’importe quelle personne qui cache un réfugié dans ses murs.

— Et si je te disais que j’avais recueilli justement une famille entière de réfugiés, tu ferais quoi ? Tu te crois au-dessus des lois ?

Alexeï se gaussa lentement en prenant le temps d’apprécier le silence qui l’entourait. Il me servit un sourire moqueur sur un plateau d’argent.

— Les lois… Tu crois vraiment qu’elles existent ici. Il fait un tour sur lui-même en écartant les bras. Les lois, continua-t-il, elles sont faites pour les citadins. Pour ceux qui se font chier dans leurs tours dorées. Moi, je ne parle pas, j’agis. Que ça te plaise ou non, je ferais toujours ce que je pense être bon pour ma patrie, mon pays, ma terre.

— Tu me désoles ! s’agaça Nikolaï

— Mais tu crois que je n’ai pas vu clair dans ton petit jeu, mon cousin ? Je suis au courant de tout de ce qui se passe le long de la Bistriţa.

— De quoi tu parles ? demanda l’air de rien en haussant les épaules.

— Vladimir, je te parle de Vladimir. Tu connais un certain Vladimir, mon cousin ? demanda Alexeï véhément en regardant droit dans les yeux Nikolaï.

— Ne me prends pas non plus pour un con. Je sais très bien qui c’est.

— Eh bien, j’irai le voir, pas tout de suite, mais j’irai lui rendre une petite visite, sourit Alexeï, pour le moment, l’heure est à la fête. Disons que je fais une trêve en mémoire de tous ces souvenirs qui nous lient ensemble. Mais tu peux être assuré d’une chose. C’est que la fête du village terminée, j’irai lui rendre une petite visite. Il doit nous remettre sa musicienne.

— C’est un Oud, lui répondis-je juste pour l’énerver un peu plus.

— Quoi ?

— Ce n’est pas une guitare, mais un Oud !

— Quoi ? C’est à moi que tu parles… Tu n’as pas compris ce que je viens de te dire, ce n’est pas possible d’être aussi borné. Écoute-moi bien !!! la seule chose qui me retient encore de te tomber dessus, c’est que je connaissais très bien tes parents, alors ton cours sur les instruments de musique, tu peux très bien te le mettre où je pense.

— Il n’est pas là, s’interposa Nikolaï, Vladimir est parti avec son troupeau dans le Pirin. Il ne reviendra pas avant la fin de la fête du village.

— C’est qu’en plus tu me prends pour un imbécile. Tu sais comme moi qu’il sera là. À Katunci, jamais personne n’a loupé la fête du village.

— Tu ne le trouveras pas, continuai-je.

— C’est ce que nous verrons, me répondit-il en serrant les dents.

Il était énervé. Je pouvais voir le dessin de ses muscles maxillaires tatouer ses joues. J’étais sur le point de lui répondre quand Nikolaï m’ordonna de me taire.

— Et si je ne le trouve pas dans sa bergerie, j’irai chez lui. Et toi, le Français n’imagine pas devoir les cacher dans la Basa ! Je les retrouverai quoi qu’il arrive. Je n’ai pas peur de la Basa, de Maritsa et de quoiqu’oncques ici d’ailleurs. Si je pense que les retrouver est de mon devoir de citoyen, je le ferai.

Il s’arrêta un instant de parler et regarda Nikolaï.

— Je te demanderai juste de ne pas te mettre sur mon chemin, mon cousin. Laissons la famille en dehors de tout ça. Ça ne concerne maintenant plus que Vladimir et moi.

On entendit quelque chose frapper violemment sur une table.

— Alexeï ! ça suffit maintenant, cria Mario pour s’interposer avec une batte de baseball à la main. Tu fais peur à toute la clientèle. Si tu es venu ici pour foutre le bordel, je peux très bien te mettre à coups de pied au cul dehors. Soit, tu commandes un verre et tu te calmes, soit tu te barres. Je n’ai pas besoin de cette publicité.

Alexeï, lentement, se retourna sur Mario. Il n’avait pas l’air plus impressionné par la batte de baseball que par un cure-dent sur une olive. Il esquissa un large sourire et lui répondit :

— J’en avais terminé de toute façon. Tu as raison, il se fait soif. Il se retourna, posa sa main droite sur l’épaule de Mario et continua, une bonne bière me fera le plus grand bien. Et je n’imagine même pas si, en plus, elle est offerte par le patron.

— Fais un peu comme tu veux, mais je veux que ça cesse tout de suite, rétorqua Mario.

— Comme tu voudras !

Alexeï se retourna une dernière fois sur moi et chuchota :

— Nous en reparlerons dans les jours qui viennent.

Je hochais la tête pour lui faire comprendre que je l’attendais de pied ferme même si à ce moment précis j’avais voulu déguerpir à toute vitesse pour éviter de m’en prendre une en pleine poire. Mario attendit que Alexeï et ses deux amis rentrent dans le bar pour nous rejoindre à notre table.

— Il vaut peut-être mieux que vous partiez maintenant, s’excusa Mario, ce soir vous n’êtes plus les bienvenues. Je suis désolé pour ce qui vient de se passer.

— Je vais les raccompagner, rassura Nikolaï, et toi, fais attention.

Nikolaï jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Il constata que nous étions tous là, et il lui répondit :

— Encore désolé pour… pour tout ça !

— Ce n’est rien… deux trois verres de cassés, une table en vrac. Après une tournée générale, tout le monde aura oublié.

Nikolaï hocha la tête pour le remercier.

— Je me ferais plus de soucis pour tes amis, si j’étais toi. Je m’occupe du gamin, continua-t-il en parlant du cousin de Nikolaï. Allez, vas-y !

Nikolaï acquiesça et s’exécuta sur-le-champ. Il nous demanda de le suivre et nous sortîmes du bar.

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