CHAPITRE 22

21 minutes de lecture

À mon grand désarroi, le rythme de travail à la Basa n’avait pas perdu de son intensité avec les années même si on ne fouillait plus sur le site archéologique. Au bout d’une ou deux journées, nous avions déjà tous pris un bon rythme de croisière. Tous les matins, à sept heures, on partait à la mine pour sortir, lever, ranger et classer les caisses de tessons par secteurs de fouilles. C’était un travail ingrat, mais nécessaire pour faciliter le travail des équipes qui allaient bientôt arriver sur place pour l’enregistrement de toutes les données scientifiques. Tous les étés, pour une partie des archéologues en herbe, comme pour moi, la magie des manuels universitaires s’effaçait devant la réalité du terrain. En d’autres termes, le terrain nous apprenait rapidement à lire entre les lignes de ce qu’on nous avait enseigné toute l’année sur les bancs de la faculté. En réalité comme l’expérience, le discernement s’apprenait sur le terrain, et les étudiants qui étaient avec moi avaient oublié de lire entre les lignes des manuels d’école. Une chance pour nous, le gros du travail d’étude avait déjà été fait les années précédentes. Il ne restait plus dans les sous-sols de la Basa que de petites structures dans de petits secteurs de fouille, le genre de fouille qui provient d’un sondage qu’on rajoute à la fin à d’une étude pour vérifier qu’on n’a rien oublié. Au bout de deux jours, nous étions déjà sur le point de préparer les futurs secteurs de fouille qui allaient partir pour étude dans les années à venir.

Dans les onze heures qui constituaient notre journée de travail, les longues pauses entre midi et trois heures de l’après-midi étaient un bon moyen pour nous de souffler un peu. La plupart du temps, ce moment était consacré à cette quête sans fin pour trouver un courant d’air ou un coin d’ombre. En été à Katunci, il était primordial de savoir apprivoiser au mieux la très convoitée sensation de fraîcheur.

C’est un de ces après-midi que Maritsa m’apporta les affaires que j’étais venu récupérer. J’étais dans ma chambre, la porte grande ouverte. Dans le couloir, il n’y avait pas de bruit. Les autres dormaient peut-être, écrivaient certainement une lettre à leur proche, et moi j’étais sur mon lit à la recherche de l’expression du frais par un courant d’air. J’avais tiré entièrement les doubles rideaux et derrière, la fenêtre était entre-ouverte. Dans l’obscurité, j’essayais de recréer les conditions favorables qui attirent la fraîcheur. J’étais affalé sur mon lit comme un vieux phoque, patriarche de sa colonie, qui chercherait un peu de fraîcheur sur un iceberg dégoulinant en fuyant le printemps. Il m’était bien venu à l’esprit, un moment, d’ôter ce pantalon en lin qui me collait à la peau et mon tee-shirt blanc pour rester en caleçon, mais la confusion possible entre le mammifère de banquise et moi-même aurais été trop difficile à assumer pour le reste du séjour. Sucé dans l’épaisseur de mon matelas, mon corps ne faisait plus qu’un avec l’entité unique qui se désigne généralement par le mot : lit. En réalité, l’objet de mes repos nocturnes me faisait plus penser à un trampoline. J’étais devenu un homme-lit ou, dépendant du point de vue duquel on se place, mon lit était devenu un lit-homme. Ma tête calée sur deux ou trois coussins, je travaillais sur mon ordinateur en écoutant un vieux Jazz. Je ne saurais pas donner le nom de celui qui m’avait mis dans l’ambiance d’un club qui joue toutes les nuits cette musique, mais c’était ce que je qualifierai de la trempe de ces bons morceaux de Jazz comme je les aimais. Il y avait une trompette qui pleurait, un homme qui geignait sensiblement dans mes oreilles et une batterie qui battait délicatement le rythme de la lancinance en se faisant caresser la caisse claire par la course de petits balais métalliques. Sur ma petite enceinte, ça crachait comme sur un vieux gramophone. Derrière la musique, on entendait les doigts du trompettiste appuyer sur ses pistons. Le son était dans mes oreilles et je n’avais qu’à imaginer le musicien pour le voir jouer à mes côtés. En fermant les yeux un instant, je me retrouvais dans un de ces bars de Jazz qu’on trouve encore sur Paris, au fond d’une cave en forme de voûte. En dessous d’une route embouteillée, il y avait un monde hors du temps, où la fumée des cigares dessinait les faisceaux de lumière des spots de couleurs, où on entendait au moment assumé d’une mesure de silence le bruit de la glace dans les verres de scotch des gens. Ce soir, il n’y aurait pas grand monde autour des tables rondes de deux personnes ; les habitués comme moi, voilà tout. Le patron serait au comptoir en train de compter la recette du soir. Le barman ferait swinguer ses pieds derrière le zinc en essayant les verres avec un torchon blanc. Il espérait qu’un jour son patron lui donne enfin le droit de monter sur l’estrade pour jouer à son tour un ou deux morceaux de Jazz. Contre le mur, il y aurait les ganaches de toutes ces stars du jazz qui avaient débarqué en France avec les Gis et la pâte à mâcher. Dans mon club, il ferait chaud. En écoutant la musique, je pianotais sur mon clavier en me prenant pour ce musicien en Tee-shirt blanc et pantalon noir qui faisait chanter son instrument sur la ligne rythmique de la batterie. Il serait grand et mince. Il aurait retroussé les manches de son tee-shirt presque jusque sous les aisselles pour ne pas être gêné par un morceau de tissu dans ses mouvements et il jouerait comme j’aurai toujours voulu jouer d’un instrument. Il n’aurait pas besoin d’ouvrir les yeux pour trouver les pistons de sa trompette. Tout le monde serait sous le charme de cet homme longiligne, à la coupe énigmatiquement figée en arrière, mais à cause de la chaleur, la musique avait oublié d’être transportante au point d’en oublier Katunci. La fournaise qui s’abattait tous les jours sur la Basa entre midi et seize heures de l’après-midi n’avait pas réussi à se soustraire au voyage musical que mon enceinte me proposait. J’étais bel et bien dans ma chambre, le cul sucé par un lit usé, à essayer de faire abstraction, sur la couverture de mon lit qui me servait de couvre-lit, des gouttelettes de sueur qui dégoulinaient dans mon dos. Ce jour-là, il faisait chaud, très chaud ; enfin, en réalité, pas plus qu’un autre jour. La seule différence entre ce jour et tous les autres, c’est que je l’associais à cette scène où Maritsa déboula dans ma chambre avec la caisse à souvenir de mes parents dans les bras. Cette journée me paraissait, du coup, encore plus chaude que toutes les autres réunies. Maritsa s’annonça. Elle tapa sur l’encadrement en bois de la porte.

— Roman, n’aurais-tu pas oublié quelque chose ? s’exclama-t-elle en passant le seuil de la porte. Il serait bien dommage de repartir sans avoir récupéré ce qui t’a conduit jusque ici. Elle se pencha en avant pour récupérer la boîte à ses pieds. Je pense n’avoir rien oublié, s’exclama-t-elle en me souriant en coin.

Un instant, je ne savais pas si je devais prendre cette affirmation au pied de la lettre ou, par le mystère d’un message subliminal, comprendre autre chose derrière cette phrase à première vue anodine, parce que Maritsa était une des personnes les plus intelligentes qu’il m’avait été donné de rencontrer, et si par la une malice particulière elle avait voulu me faire passer un message, elle avait réussi. Sur le coup, je préférai penser que j’avais déjà trop gambergé pour me poser ce type de question. Je déposais mon ordinateur à côté de moi. Et je la regardais à mon tour. J’étais rassuré. Elle aussi, elle avait chaud. Dans ses cheveux courts, elle portait un bandana enroulé sur lui-même pour éviter à la transpiration de dégouliner sur son visage. Il n’y avait rien de très féminin dans tout ça, mais elle avait au moins eu le souci du détail qui coordonne les vêtements entre eux. Elle portait un tee-shirt dans les tons pastel, un pantacourt clair et des sandales en cuir marron. Le bandana dans ses cheveux, c’était la rencontre de toutes ces couleurs sur un seul et même morceau de tissu. C’est vrai qu’en décrivant Maritsa de la sorte, on est loin de ce prédicat qu’on nous martèle depuis que Lara Croft existe. Je suis désolé de l’annoncer de cette façon, mais « L’archéologuee » ne porte pas de débardeur moulant et de short rétréci au lavage et encore moins de flingues accrochés aux cuisses, tout au plus, une grosse bourse en cuir qui descend sur la hanche en regroupant dedans tous les outils de terrain. Non, Maritsa n’était pas Lara Croft et tant mieux. En revanche, je me suis toujours posé une question. Je ne sais pas si cela a rapport à l’histoire de la discipline qui a longtemps été dominée par des études germaniques, mais pourquoi l’archéologue sur le terrain ressemble-t-il généralement à un Allemand en vacances ? Avec un bob sur la tête et des sandales en cuir aux pieds. Même si Maritsa ne dérogeait pas à la règle de cet uniforme, elle était toujours chic. Maritsa était grande, maintenant plus âgée et même dans l’uniforme de la bonne scientifique de terrain, Maritsa était encore une belle femme.

Un moment, Maritsa m’avait perdu. Dans mes pensées, j’avais oublié de lui répondre.

— M’as-tu entendu, Roman ? me demanda-t-elle en se demandant si je ne me moquais pas d’elle.

— Ah, oui, pardon m’excusai-je en n’imaginant pas lui dire ce qu’il venait de me passer par la tête. Je la regardais en souriant. J’allais presque oublier de vous les réclamer, merci, Maritsa, lui répondis-je en m’essuyant le front avec un mouchoir que je sortis de la poche de mon pantalon.

— J’ai fait ce que j’ai pu, continua-t-elle, je pense n’avoir rien oublié.

Elle me tendit la boîte et je me levai pour la récupérer. C’était une boîte en bois comme on en voit dans les surplus militaires. Le genre de boîte avec de grosses tresses en raphia sur le côté en guise de poignées. Alors que je déposais mon colis au pied du lit, elle me demanda en louchant sur mon ordinateur :

— Tu étais en train de faire quoi ?

— Euh, non ! je travaillais, lui répondis-je hésitant en refermant mon ordinateur. Je n’avais pas envie de lui avouer que j’écrivais depuis quelques années.

— Ah… très bien…

Elle eut un moment d’hésitation. Ce genre de moment qui vous oblige à trouver rapidement un autre sujet de discussion avant de mettre fin précipitamment à une conversation.

— Et cette vente alors à Sofia ? Qu’a-t-elle donné ? Tu ne m’as rien dit au sujet de la boutique ? me demanda-t-elle.

— Oh, la boutique est comme moi pour le moment, en manque d’inspiration.

Maritsa grimaça. Elle ne comprenait pas où je voulais en venir.

— Pour le reste, ça a été perte de temps, continuai-je en cachant à peine la désillusion d’une première expérience d’antiquaire qui ne fut pas la bonne.

— Connaissant Leroy, je ne sais pas pourquoi, mais ça ne m’étonne pas plus que ça.

— À vous entendre, j’ai l’impression que vous ne le portez pas haut dans votre estime.

— Oh, c’est un bon garçon, me rassura-t-elle en levant les deux mains devant elle, mais il restera toujours un fonctionnaire de l’administration. Il ne voit pas plus loin que le bout de son nez.

Je fronçais les sourcils. Je ne comprenais pas ou mon dragon voulait en venir, parce que même si ce qu’on attend dans les attributions qu’on exige d’un dragon, c’est qu’il soit direct et sans compassion, je trouvais Maritsa un peu sévère avec cet homme.

— Mon père l’appréciait, lui dis-je pour le défendre.

— Ton père l’appréciait, ton père l’appréciait, bougonna Maritsa en dodelinant de la tête, c’est parce qu’il avait un bon carnet d’adresses, voilà tout. Même si je ne peux pas lui enlever que ça a été un bon archéologue par le passé, cite-moi une seule chose qu’il a bien faite depuis ?

— Je suis désolé de vous dire ça comme ça, mais je ne suis pas non plus son biographe…

— Il est parti se cacher dans un bureau pour ne plus jamais en sortir…

— Et si c’était son choix ? Vous avez une dent contre lui, m’exclamai-je en faisant la moue

— Mais alors pas du tout, s’offusqua Maritsa. Je suis bien loin de tout ça. Je peux même te conseiller de lire sa thèse sur la culture Villeneuve-Saint-Germain. À l’époque, c’était très intéressant. Aujourd’hui, c’est devenu du gâchis, mais à l’époque, c’était très intéressant. Si j’avais eu à diriger sa thèse, je pense que je m’en serai voulu toute ma vie. Mais bon, il a au moins ça pour lui, n’allons pas non plus dénigrer son seul fait d’armes. À mon sens, M. Leroy c’est un peu le Moïse qui n’aurait pas été sauvé des eaux. Il s’est perdu quelque part en mer Méditerranée.

À sa décharge, Maritsa avait au moins raison sur un point, Leroy avait bien la tête du dépressif chronique.

— C’est vrai qu’il ne donne pas forcément très envie quand on le voit, lui répondais-je. Il vit peut-être sur une autre planète, mais ce n’est pas pour autant un mauvais bougre.

— Ce n’est même pas ça le problème. C’est un vieux coquillage qui s’est échoué sur un rocher qui se nomme ministère de la Culture, et comme une bonne vieille moule qui se respecte, il s’accroche. Et en même temps, il a raison. Ce n’est pas à quelques mois de la retraite qu’il va commencer à révolutionner la thèse du diffusionnisme et du berceau de la civilisation humaine.

— Je pense que vous avez tout dit, lui répondais-je en gloussant. Il y a de fortes chances que je n’arriverai pas à vous faire changer d’avis à son sujet, souriais-je.

Elle dodelina malicieusement la tête en guise de réponse et moi, c’est exactement à ce moment-là que je me félicitais de ne lui avoir avoué ma passion pour l’écriture. Avec un peu de chance et beaucoup trop de sa franchise légendaire (c’est souvent comme ça chez les gens intelligents), elle aurait eu du mal à me cacher le fond de sa pensée. J’aurais lu dans ses yeux l’exagération d’un sentiment d’incompréhension et dans son haussement d’épaules une retenue qui n’était pas naturelle chez elle. Je lui souris pour passer à autre chose et lâchement je choisissais d’aller dans son sens. Si elle avait beaucoup à dire sur une personne qui était allée jusqu’à la thèse, je préférai ne pas entendre parler de ceux qui n’avaient pas terminé leur cursus universitaire.

— Seras-tu là pour la fête du village ? me demanda-t-elle

— Je ne sais pas. Je n’y avais pas encore réfléchi, lui répondis-je étonné qu’elle me propose de rester.

— Ce n’est pas que je veux te voir partir. Tu peux rester le temps que tu veux. Il faut juste que je m’organise avant l’arrivée du reste de l’équipe, c’est tout.

— Je vous dis ça rapidement alors, m’empressais-je de lui répondre, content qu’elle pense à moi, ne serait-ce par consolation, pour cette maigrichonne raison qu’était l’organisation logistique de la Basa. Cette fois-ci, la logistique avait eu du sens pour moi, la valeur d’un armistice silencieuse.

— Bon, s’exclama-t-elle d’un ton hésitant mais sec, en tricotant avec ses mains comme pour mettre un point final à notre discussion, maintenant, je te laisse travailler et si tu penses qu’il manque quelque chose, dit le moi. Je fais couler un café. Alors ! si ça te dit, tu n’as qu’à descendre.

Je hochais la tête sans dire un mot et je la laissais partir avec un pincement au cœur, car s’il y a bien eu un instant où j’aurai voulu entendre parler de mes parents, ça aurait été exactement à ce moment-là. Mais à force de crier sous les toits que j’en avais marre qu’on m’en parle, j’avais convaincu presque tout le monde, Maritsa y comprise, de ne plus y faire la moindre allusion. Même si je trouvais encombrant de faire vivre, coûte que coûte, le souvenir de mémoire, j’aurais bien voulu entendre Maritsa s’éterniser sur le sujet. Elle était la seule à les avoir vraiment connus.

J’aurai très bien pu sortir en courant de ma chambre pour l’interpeller, lui demander de rester un peu plus avec moi pour qu’elle m’en parle, mais, comme trop souvent avec mon dragon, j’étais sur la retenue. Je n’arrivais pas à passer le cap de ces dix dernières années. J’avais encore de la gêne pour ce qu’il s’était passé. Avec le temps, j’étais convaincu de n’avoir rien à me reprocher. À un moment de l’histoire, nous avions eu, tous les deux, un point de vue affirmé qui n’avait pas réussi à faire flancher celui de l’autre. La rancœur des débuts s’était transformée en une forme de gêne qui muselait toute envie de parler avec elle d’autre chose que d’archéologie. J’aurais très bien pu lui avouer à demi-mot qu’elle avait peut-être eu raison, il y a dix ans, et que par le miracle d’une remise à plat, nous reprenions là où s’était terminée notre histoire. Je l’aurais alors écoutée parler de mes parents comme quand elle nous racontait l’histoire de l’humanité dans les amphithéâtres de la faculté, et je l’aurais remercié simplement de m’avoir donné un peu de son temps pour les souvenirs qu’elle m’offrait de mes parents. Mais tout ça, c’était devenu presque impossible. Pour moi, la relation d’amitié que j’avais avec Maritsa était devenue taboue. On avait tous changé, et pourtant, on évitait de parler de ce qui s’était passé une dizaine d’années en arrière. Les photos affichées sur les murs du réfectoire étaient devenues de saintes reliques par lesquelles le passé était resté pour toujours dans le passé. En réalité, mon dragon me faisait encore peur. Elle n’était pas froide. Elle n’était pas distante. Elle était juste dans la constance de ce qu’elle avait toujours été. Je n’étais pas mieux placé aujourd’hui pour savoir comment l’appréhender qu’il y a quelques années auparavant. Puis, tout d’un coup, j’eus cette envie irrépressible d’appeler Bérénice pour me sentir mieux. Bérénice était loin, et mon sentiment d’inachevé bien là, avec moi. Quelque part j’étais partagé entre l’envie fulgurante de la rappeler pour la consoler, pour lui demander pardon, pour lui demander du temps, parce qu’il m’en fallait du temps pour savoir ce que je voulais réellement. J’étais perdu. J’étais confronté à une certaine forme décadente de la Sainte Trinité. Elle m’avait marqué au fer rouge et tout s’était construit quelques années auparavant. La mienne de trinité se conjuguait exclusivement au féminin. Il y avait l’âme, le cœur et le corps. Maritsa était cette forme supérieure de conscience qui représentait l’âme. Elle avait tout pour devenir cet être supérieur que je n’égalerais jamais. Bénédicte était dans l’idée le cœur que j’avais fait pleurer et Astrid, dans cette tension sexuelle qui me poussait, petit à petit, à imaginer toujours plus de choses salaces avec elle ce corps qui me faisait fantasmer. Elle n’était qu’une proposition, qu’une solution pour oublier les deux autres, mais je n’arrivais pas me sentir capable d’aller au-delà du simple fantasme. Je ne sais pas si c’est cette dizaine d’années que j’avais de plus qu’elle qui me poussait à avoir confiance en moi, mais j’avais l’intime conviction qu’il n’en aurait pas fallu beaucoup pour qu’elle se mette à genoux en me suppliant de l’aimer, juste une nuit. Cela devait être beau et léger. Elle avait le parfum de ces amours d’été qui rendent tout possible. Je ne me reconnaissais pas. Il faut bien le dire, en quelques jours, j’étais devenu un obsédé sexuel qui ne pensait qu’à une seule chose, réussir à mettre une de mes trois grâces dans mon lit. J’avais l’impression qu’elles tournaient autour de moi comme une horde d’hyènes crapahute autour d’un vieux morceau de viande. Tout ceci n’était que du ressenti, mais à côté des deux étudiants qui les accompagnaient, j’avais l’impression d’être devenu un Don Juan. Je ne sais pas pourquoi, mais, par la volonté d’une divine décision, j’étais devenu l’homme pour qui tout était possible, celui qui avait toujours donné envie aux femmes de dire oui, celui qui possédait tous les secrets d’une séduction naturelle. Non, en réalité, il fallait me rendre rapidement à l’évidence que je n’étais pas le genre de mec à faire tourner la tête aux filles. La chaleur, c’était elle qui était à l’origine de toutes mes sensations, parce qu’en attendant, la seule femme qui s’était aventurée dans ma chambre depuis le début de mon séjour, était mon dragon, et elle m’avait déposé l’objet de mon voyage au pied de mon lit. Ma libido de bourreau des cœurs s’éclipsa devant la curiosité d’une commémoration familiale. Je tirai la boîte jusqu’au pied de mon lit et je m’installais au bord pour l’ouvrir.

Je respirais un grand coup avant d’ouvrir cette boîte où Maritsa avait rangé les souvenirs de mes parents. Dedans, il y avait le nécessaire de fouille de mon père : des gants de chantier, une truelle en fer forgé que mon père avait fait faire sur mesure chez un maréchal ferrant qu’il connaissait dans la garde républicaine, un vieux bob tatoué au sigle de « Pastis 51 ». Il y avait aussi quelques foulards à ma mère, une paire de lunettes de soleil et une trousse d’écolier. En dessous de tout ça, il y avait un calepin noir. Au premier coup d’œil, il me parut sans grand intérêt, jusqu’à ce qu’il me rappelle étrangement ceux qu’on trouvait sur les étagères de la vitrine dans laquelle mon père compilait ses mémoires. Il avait la même couverture noire, imitation cuir. Sans le savoir, je venais de retrouver la pièce manquante à la collection de mon père : le numéro dix-huit dont Bérénice m’avait parlé. Enfin, c’est ce que je pensai immédiatement en remarquant que sur la gouttière du livre, il n’y avait pas de numéro. Avec toutes ces années qui me séparaient du fait tragique de cette disparition, mon père aurait été le seul à confirmer cette trouvaille. « À trop vouloir chercher les choses on les perd » disait ma mère quand je revois mon père en train de mettre sens dessus dessous toute la boutique pour mettre la main dessus. J’étais content. Plus que tous ces objets qui avaient appartenu à mes parents, j’avais retrouvé une partie de mon père. Je l’ouvris tout de suite pour savoir ce qu’il renfermait. D’abord, je le feuilletais brièvement. Il n’était pas complètement rempli. Il restait encore une trentaine de pages blanches à la fin. Sur la page de garde était notée une date : dix-huit janvier dix-neuf cent quatre-vingt-quinze. Ensuite, je le feuilletai, plus en détail, comme si j’avais découvert un trésor. Dans ma chambre, il faisait encore plus chaud. Mes mains tremblaient un peu. Mon cœur s’emballa. Mon visage s’engourdit dans les vives chaleurs d’un après-midi d’été continental. Ce bout de carton entre mes mains avait la valeur de tous ces trésors qu’on pouvait dénicher dans la terre. Oh, ce n’était pas grand-chose, juste les idées à mon père, posées à la va-vite sur un carnet de notes, mais à l’instant de l’avoir entre les mains, je me félicitais de n’avoir jamais ouvert l’un d’entre eux avant. Comme dans cette stratigraphie d’une berne qu’on étudie pour comprendre la logique d’occupation d’un site, je prenais l’histoire en route, à un instant T de la chronologie. Je ne savais pas ce que j’allais trouver dans ce livre, mais je m’en foutais. Toutes ces pensées étaient une partie de mon père et c’était déjà pas mal. Dedans, il y avait peu de notes et beaucoup de dessins. Du dessin technique comme tout bon archéologue qui se respecte compile secrètement, une berne avec ses principales structures, la géométrie des trous de poteaux qui forme les limites d’un habitat, des profils de vases en terre cuite et ribambelle de petites figurines reproduites, elles, avec beaucoup de soins ; jusque dans le dessin, ses p’tits zobs étaient sa passion.

Il y avait des paysages aussi, le grand chêne qui bordait la route et le site archéologique, l’ébauche d’un lit de rivière qui ressemblait beaucoup à ce que je connaissais de la Bistriţa. Je ne savais pas que mon père était ce bon dessinateur qui s’exprimait librement dans ce calepin. J’étais étonné et fier en même temps. Je comprenais mieux pourquoi je me sentais l’âme d’un artiste. Je me gaussais. Je réfléchissais ce à quoi je venais de penser et je me rendais compte qu’on pouvait être très con quand on se laissait aller à du sentiment d’enfant.

Sur les deux dernières pages, mon père avait croqué deux femmes. Sous un arbre, à genoux, dans la terre, l’une d’elles était de dos et grattait le sol, une truelle à la main. Je ne la reconnus pas tout de suite, mais il s’agissait de ma mère. Elle portait un des foulards à motifs de chevrons qui se trouvait dans la boîte. Il y avait quelque chose dans son dos et ce n’était rien d’autre qu’un enfant. Je me décidais à penser que c’était moi. Ma mère me portait à l’africaine dans une grande étoffe de tissus tressées que les babas du coin se trimballaient dans le dos pour ramener du bois. À ses côtés, une autre femme, debout, tenait entre ses mains un seau de sédiment. Je reconnus tout de suite Maritsa. Je ne sais pas si elle avait changé, car derrière les traits d’un croquis rapide on peut difficilement estimer l’âge d’un sujet, mais sa tenue l’identifia sans aucun doute possible. Elle avait un bandana dans les cheveux et cette indémontable tenue qu’elle portait encore aujourd’hui : un pantacourt, un tee-shirt et les sacro-saintes sandales en cuir. Il y avait du monde derrière. Des têtes qui sortaient des trous faits dans la terre, des gens qui marchaient le long des bernes et encore d’autres qui portaient des seaux de sédiments prêts à être passé au tamis et au fond, une silhouette, une tache de crayon noir sur le dessin à la vague apparence d’un hominidé. Il était à l’écart des autres, sous un arbre qui bordait la fouille. Étrangement, il donnait la sensation de regarder mon père. Aujourd’hui, il me donnait l’impression de me regarder. Avec cette sensation d’être épié, je sentis un frisson monter dans le dos et je refermais immédiatement le calepin. L’homme au fond du pré, je ne le connaissais pas, mais il m’avait coupé l’envie d’être nostalgique. Pensif, je regardais la couverture du susnommé numéro dix-huit en le triturant entre mes doigts.

J’entendis du bruit dans le couloir. Je sursautais et alors que je levais les yeux, je croisais du regard la route d’Astrid et Michaël sur le point de descendre dans la salle à manger.

— Vous faites quoi ? leur demandais-je pour être sûr qu’il m’avait vu.

Astrid s’arrêta en chemin. Elle revint sur ses pas et sortit sa tête de l’encadrement de ma chambre.

— Qu’est ce que tu veux qu’on fasse ? On descend, c’est bientôt l’heure ! me répondit-elle en grimaçant légèrement.

— Déjà ? Je n’avais pas vu le temps passer.

— Ben, qu’est que tu fais, tu as reçu une valise diplomatique ou quoi ? me demanda-t-elle surprise en voyant la grosse boîte entre mes jambes.

Je gloussais doucement en remettant le couvercle dessus et je lui répondais :

— Ouais, je me suis fait envoyer par avion un kit de désherbant pour coiffeur en herbe. J’ai entendu dire que certaines personnes dans le village ont porté plainte contre toi !

— Très drôle… dit Astrid en grimaçant.

— Si je t’assure, il paraît même qu’il y a un mandat d’arrêt international à ton nom. Raison invoquée : port illicite d’une perruque susceptible d’être le nid d’une infection pandémique.

— Tout de suite, la seule chose pandémique à mes yeux c’est ta tenue. Tu es sûr que tu n’as rien vu passer sur le crime que tu es en train de faire vivre la mode française ? Elle me déshabilla du regard et se gaussa ouvertement.

— Comment ça ?

— Le pantalon en lin et le tee-shirt aux manches retroussées… ça ne te dit rien ? j’ai l’impression que tu es resté dans le jus d’un de ces épisodes des deux flics à Miami.

— Défense par l’attaque, ce n’est pas mal !

— Ce n’est pas moi qui ai cherché.

— On avait dit… pas le physique.

— Tu n’as qu’à t’en prendre à toi. Il te reste encore une demi-heure avant d’être en retard après je ne suis plus responsable de rien. Allez Ricardo, descends où tu vas être en retard… Faudrait pas énerver le lieutenant Castillo.

— Bon, ben j’arrive,

Astrid disparut sur cette affirmation et je rangeais les affaires de mes parents dans la boîte. Je la glissais sous mon lit avant de descendre pour boire le café que Maritsa m’avait proposé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Fred Opalka ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0