CHAPITRE 21

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Amena et Vladimir rentrèrent se mettre à l’abri dans la cabane. En silence, Amena s’installa sur le lit, à côté de la table de chevet. Vladimir, lui, alla jusqu’à son établi, alluma une première bougie et se retourna pour regarder Amena. Elle avait les yeux dans le vague. Elle regardait droit devant elle, rigide comme un mannequin de prêt-à-porter qu’on aurait posé sur le lit. Elle se releva pour ajuster sa robe et Vladimir rigola.

— Tu ne comprends toujours pas quand je te parle ? se confia-t-il, avec dans le fond, un soupçon de regret de ne pas savoir ce qu’elle pensait.

Sans aucune autre forme de réponse de sa part, comme elle le faisait souvent quand il lui parlait, elle lui sourit en retour. Même si toutes les déceptions de la journée valaient bien un sourire de sa petite protégée, Vladimir eut un pincement au cœur. Amena baissa les yeux. Elle tendit la main gauche et saisit la photo qui était contre la bougie sur la table de chevet. C’était une photo en noir et blanc. Elle était déchirée en deux. C’était la première chose que Vladimir avait rafistolée quand il croisa la route d’Amena. Avec un morceau de ruban adhésif transparent, il avait essayé de donner l’illusion d’une discrète craquelure sur la glacée de la photo, mais la restauration n’avait pas été suffisante pour consoler Amena. Elle pleurait souvent, quand devant ses yeux, elle devait s’imaginer le visage de son père qui avait été coupé en deux. Sa mère et son frère avaient été épargnés, mais son père avait sur le visage une balafre ouverte. Elle ne le reconnaissait plus.

— Ils te manquent, c’est ça ? demanda Vladimir calmement

Amena, plongée dans ce qu’il lui restait de son souvenir, ne lui répondit pas. Lentement, Vladimir s’avança vers elle. Elle sursauta, et alors qu’il ne faisait que débarrasser les verres et la bouteille de raki sur le tabouret, elle hocha la tête pour lui demander d’arrêter. Elle reposa la photo en s’essuyant une larme au coin de l’œil et elle lui prit les verres des mains. Elle sortit pour les laver à la Bistriţa.

Vladimir, étonné, la laissa faire. Il alluma une deuxième bougie sur l’étagère au-dessus du lit, puis une troisième et une quatrième avant d’aller s’installer à son établi. Il nettoya son poste de travail sommairement. Un instant, il regarda Amena à travers la fenêtre au-dessus de son établi. Dehors, tout était flou. Le verre de la fenêtre gondolait. Au bord de l’eau, elle était accroupie et passait les verres dans l’eau pour les nettoyer. Lentement, il passa sa main sur le carreau de la fenêtre, à l’endroit où l’image d’Amena ondulait avec ses mouvements. Il attendit qu’elle revienne et il s’assit.

Ce soir, Vladimir avait envie de travailler la pierre. Il sortit du second tiroir de son établi, une boîte en carton. Elle n’était pas très grande. Elle avait la taille de ce que l’on peut tenir dans la paume d’une main. Il ouvrit la boîte, souleva un torchon et récupéra un bloc de marbre qui était rangé dedans. Ce n’était pas le plus gros module qu’il avait eu un jour à travailler, mais c’était une belle caillasse qui avait la particularité d’être le caillou le plus sain qui lui avait été donné de travailler. Les cristaux étaient beaux et saints, denses et bien constitués. C’était pour lui une pierre d’exception. Il la scrutait comme un diamant brut qui promettait des dizaines de carats de pureté cristalline. Cela lui changeait beaucoup du quotidien parce que de la carrière de marbre qui était juste à côté, il était souvent tombé sur de la grosse caillasse foireuse qui se cassait au premier coup de burin. Non, le morceau de roche que Vladimir tenait dans les mains était particulier. C’était un beau morceau de marbre blanc saigné en profondeur par de longues et fines veines grises. Il savait que le bon sculpteur recherchait surtout la pureté d’une roche pour sa couleur unique et intense, mais il espérait découvrir derrière les veines grises qui se cachaient dans la roche du nouveau à travailler. Cette pierre avait longtemps attendu dans un torchon sous son établi, comme un trésor qu’il conservait jalousement, avant qu’il trouve enfin l’inspiration pour l’entamer. Il travaillait dessus depuis qu’il avait croisé la route d’Amena. Sans savoir réellement ce que la pierre allait lui dire, il avait déjà commencé son travail de détourage. C’était encore grossier, mais le bloc commençait lentement à prendre forme sous l’idée que Vladimir portait dessus dès le premier coup de burin. Depuis qu’Amena était rentrée dans sa vie, il avait eu envie de changer ses habitudes, de faire autre chose pour retrouver les sensations de ses premières sculptures réussies. Il avait toujours aimé sculpter plus ou moins les figurines qui décoraient sa cabane, mais c’était devenu presque machinal. Ce qu’il avait entre les mains ne devait pas ressembler à toutes les autres statuettes. Il la voulait unique dans l’exhaustivité de sa création.

Amena rentra dans la cabane. Elle déposa les verres dans la bassine en plastique et repartit s’asseoir sur le lit. Elle sortit le Oud de son étui et elle passa dessus un coup de chiffon sec avec son foulard.

Vladimir tournait le module de roche entre ses mains. Il ne savait pas de quel côté commencer. Il s’arrêta un instant pour regarder Amena. Sans son foulard, elle était encore plus belle, trouvait Vladimir. Elle avait de beaux et longs cheveux épais. Amena sentit les yeux de Vladimir se poser sur elle. Il croisa les jambes et lui sourit.

— Tu te demandes bien ce que je peux faire avec ce caillou, chuchota Vladimir en s’adressant secrètement à Amena.

Il savait bien qu’Amena ne lui répondrait pas. En laissant entrevoir derrière l’épaisseur de sa barbe brune l’émail blanc de ses dents, Amena lui sourit à son tour.

— Tu verras, un jour je t’en achèterai un nouveau, promettait Vladimir en triturant entre ses doigts le morceau de marbre, quand on a une voix comme la tienne, on se doit d’avoir le plus beau des instruments.

Elle hocha la tête pour le convaincre qu’elle comprenait puis Vladimir retourna sur son établi.

Amena aurait voulu lui répondre, lui dire quelque chose, mais elle ne le ferait pas, elle ne le ferait peut-être jamais. Cela ne servirait à rien, il ne comprendrait pas. Il fallait se contenter de la furtivité d’un regard, d’une expression sur un visage pour se persuader qu’on était compris de l’autre. Tous les deux, ils ne se parlaient pas ou presque pas. Les quelques tentatives entre un bulgare balbutiant et un arabe inventif avaient fait de leur conversation l’ultime énigme léguée aux plus grands linguistes du vingtième siècle. Lui, il aimait pourtant le son de sa voix. Il aurait pu l’écouter chanter pendant des heures dans sa langue natale. Il n’attendait à chaque fois qu’une seule chose, qu’elle pose sur les notes aiguës de son oud le son de sa voix. Il était transporté ailleurs. Il se figurait dans sa tête les images d’un conte des mille et une nuits, où un saltimbanque des faubourgs d’Alep (il connaissait le nom de cette ville parce qu’il en avait entendu parler aux informations) mendiait, sous le porche de la fenêtre ajourée d’un palais arabe, une ou deux chansons à l’inconnue qui chantait toutes les nuits.

Amena adorait le voir travailler la pierre, pas dans les moments où la roche n’était encore qu’un caillou qu’il fallait apprivoiser, mais à cet instant, lent et ultime, où Vladimir donnait de l’âme à ses réalisations. Elle n’avait jamais vu quelqu’un prendre autant de précautions avec quelque chose de l’inerte. Il donnait du sentiment au sédiment. Ce soir-là, le caillou entre les mains de Vladimir ne ressemblait plus à un morceau de roche. C’était quelque chose qui changeait à chaque coup de burin. Amena adorait le voir malaxer la forme de l’objet comme s’il travaillait de l’argile ou de la pâte à modeler. Il y avait dans ses doigts quelque chose de magique. Il apprivoisait le solide pour en faire quelque chose de malléable. La sculpture devenait presque inexplicablement vivante entre ses mains. Du bout des doigts, il avait la force d’un dieu grec qui pulvérise les montagnes et dans la paume de ses mains, la douceur d’un artiste qui dessinait au fusain. Il caressait la pierre. Vladimir ne faisait pas que simplement transformer la roche, il donnait vie au caillou.

Vladimir ne voulait pas se l’avouer, mais la roche qu’il avait entre ses mains, depuis plus de quinze jours maintenant, avait le filant du voile d’Amena qui s’envolait dans le vent et la légèreté d’une note de musique. Il n’était plus dans la représentation figurative qui l’avait conduit à abattre le travail d’une vie pour remplir tout le rayonnage d’un musée. Petit à petit, le bloc de marbre prenait la forme de l’idée qu’il se faisait de sa petite protégée. Il lustrait. Il piquetait. Au fur et à mesure, les drapés sortaient de la roche avec la fragilité d’une fleur au printemps. Il n’avait jamais été plus consciencieux. Il s’appliquait à reproduire les mêmes gestes pour atteindre la précision des précédents. De forme oblongue, Amena apparaissait dans la roche, comme seul Vladimir arrivait à la voir. Légère et en perpétuel mouvement. Il en avait une image précise. Elle flottait dans sa tête comme les notes de musique qu’Amena arrivait à faire sortir de son drôle d’instrument. Il n’avait jamais vu une guitare qui avait cette forme. Ça lui rappelait bien deux ou trois de ces instruments qu’on croise dans les orchestres traditionnels bulgares, mais il n’avait jamais entendu une d’entre elles produire les sons qu’Amena arrivait à sortir de ce bout de bois creux.

Vladimir avait pris goût au chant d’Amena. Il espérait, à chaque fois qu’il était sur le point de tailler la roche, qu’une chanson accompagne son travail. Ça l’aidait à trouver l’inspiration. Il ne s’entendait plus réfléchir. Il se laissait guider par les notes de musique, par le son de sa voix, par l’exotisme d’une musique qu’il ne connaissait pas. Ce soir-là, justement, il aurait bien voulu l’entendre chanter. Vladimir se retourna vers Amina une seconde fois. Il posa ses outils sur la table et lui demanda :

— Joue ! Joue, s’il te plaît… je veux entendre ta voix. Fais sonner les cordes de ta guitare, s’il te plaît ? touka !!!

Amena refusa. Elle hocha la tête. Elle n’aimait pas se donner en spectacle. Elle glissa lentement sur sa tête le voile qu’elle avait autour de son cou. Elle posa son Oud au pied du lit. Elle croisa les bras.

— Molia ? Touka ? Chante-moi une chanson. Je t’en prie. Chante. Tu sais que j’aime le son de ta voix.

Mais elle refusa une seconde fois. Il se leva, prit un verre resté propre sur l’établi. Il le nettoya avec le revers de sa chemise et sortit. Quand il revint dans la cabane, à peine quelques minutes après, il avait dans les mains un verre rempli à ras bord de lait frais. La surface du lait était cachée par une épaisse brume de pie. Le lait avait la couleur du beurre et une odeur musquée. Il lui sourit et lui tendit.

— Tiens, c’est pour toi. Bois, c’est bon pour les voix comme la tienne. Ta voix a besoin de douceur. Je n’ai pas grand-chose à t’offrir si ce n’est ça, la seule richesse du berger. Bois, s’il te plaît !

Amena ne pouvait pas refuser encore une fois. Elle prit le verre et hocha la tête pour remercier Vladimir. Aussitôt, devant les yeux aussi ébahis qu’étonnés d’Amena, Vladimir s’activa. Il retourna sur son établi comme poussé par une envie pressante. Il était porté par une idée précise qui ne turlupinait que lui. Amena le regarda avec de gros yeux. Il ouvrit les placards, regarda dans les tiroirs de son établi. Il mit la cabane sens dessus dessous.

Pendant ce temps, Amena buvait son verre de lait par petites gorgées. Il était encore chaud. Il sentait l’odeur du pis de biquette.

En passant une seconde fois devant Amena, il déposa sur le tabouret en bois un torchon rouge et il repartit à la recherche de son quelque chose d’autre dont il était le seul à connaître l’existence. La troisième fois qu’il passa devant elle, il déposa un couteau sur le tabouret. Du dernier placard qu’il ouvrit, il sortit une grosse boule enrubannée dans un torchon et une boîte en bois grillagée sur les côtés. Vladimir souffla. Il avait l’air soulagé. Vladimir s’installa à côté d’elle et il lui dit :

— Tiens, c’est pour toi, Touca… Il déposa sur le tabouret la boîte en bois.

À l’intérieur, un fromage de chèvre sec n’avait pas besoin d’être vu pour être suggéré. Les vapeurs du vieux fromage traduisaient sans mal les fragrances musquées d’un troupeau d’ovin en rut. Ça ne sentait pas forcément bon, mais ce n’était pas non plus désagréable pour quelqu’un qui avait faim. Vladimir posa le torchon en boule qu’il tenait dans l’autre main sur ses genoux et il sortit le fromage de brebis de sa boîte. Il était à peine entamé. Sur la surface un léger manteau duveteux recouvrait la surface. Il posa le fromage sur le tabouret puis dans le même geste, il ouvrit le torchon resté sur ses genoux. Une grosse miche de pain sortit d’entre ses mains. C’était les restes d’un gros pain blanc que Vladimir avait ramené de la boulangerie en ville. La croûte était lisse comme celle d’un pain de mie. Il datait d’un peu plus de deux jours, mais sa mie épaisse et dense avait su garder toute son humidité. Il prit le pain dans ses mains et le rompit en deux grosses parts égales.

Amena avait faim. Elle récupéra le morceau de pain qu’on lui tendait et remercia Vladimir du bout des lèvres. Ses lèvres, c’est justement ce qui attira l’attention de son voisin. Dessus, l’écume du verre de lait qu’elle venait de terminer formait une moustache blanche. Vladimir rigola. Il s’avança, sortit un mouchoir de la poche de son pantalon et il lui essuya la bouche. Amena, étonnée, ne bougea pas. Sans réfléchir, elle lui prit la main. Quand elle se rendit compte de ce qu’elle faisait, elle rougit. Il n’avait pas à la toucher, mais elle non plus n’en avait pas le droit.

Lentement, Vladimir s’aperçut de la douceur qui venait de se poser sur le dos de sa main droite. Cette sensation était très agréable, mais ça le dérangeait. Il retira immédiatement sa main du visage d’Amena, posa furtivement le vieux torchon sur son lit et lui dit en balbutiant :

— Si tu veux, tu peux t’essuyer la bouche avec ça, prends ce torchon pour t’essuyer la bouche, ça vaudra mieux…

Amena le remercia. Gênée, elle aussi, elle posa son verre sur la table de chevet.

— Tu devrais goûter, l’invita-t-il en lui montrant avec la pointe du couteau le fromage. C’est du frometon, continua-t-il. C’est ce que j’ai fait avec la meilleure de mes chèvres. Je sais bien que tu ne comprends pas le moindre mot de ce que je peux te béqueter, mais ce n’est pas forcément une histoire très drôle, ce que je vais te raconter. C’est Doli, la biquette qui m’a donné son lait. Elle a perdu son chevreau un jour en rentrant à la bergerie. Il est tombé d’une falaise. Un peu plus et il embarquait avec lui tout mon troupeau. Enfin ça, c’est du passé maintenant. N’empêche que j’ai eu de la peine pour la petite Doli. J’ai donc préféré garder son lait pour autre chose que pour l’usine. Voilà donc l’histoire de ce bout de fromage. C’est sûr que ça ne vaut pas les histoires qu’on raconte aux jeunes filles pour les faire espérer le prince charmant, mais bon, voilà, on ne se refait pas.

Amena ne comprenait rien à ce que Vladimir pouvait lui dire, mais il paraissait sincère et elle commençait à aimer cela.

— Moi je ne suis qu’un simple berger, continua-t-il, alors, quitte à faire quelque chose de bien autant le faire avec ce qu’on maîtrise le plus. Faute d’avoir trouvé la formule pour transformer la caillasse en or, je préfère encore transformer le lait en fromage. Tiens prends ! Il est un peu sec, mais tu verras, il a très bon goût. Si ça peut te donner du cœur à l’ouvrage, mange un peu. Tu trouveras peut-être la force de me chanter une chanson. Je sais que je me répète, mais j’aime quand tu chantes.

Il se servit un morceau de fromage, en coupa un autre pour Amena et essaya la lame de son couteau avec le torchon resté sur le lit.

Amena refusa une première fois.

— Vas y prends… C’est moi qui l’ai fait. Je ne t’empoisserai pas, tu sais !

Devant l’insistance de Vladimir, Amena accepta. Elle prit le morceau de fromage. Elle en détacha une part qu’elle égraina sur du pain et mangea la tartine.

Il aurait voulu qu’elle comprenne tout. Quand il lui parlait, Vladimir ne la regardait pas dans les yeux. Il n’y arrivait pas. Tout au plus, il fixait un endroit, un bras au mieux l’étoffe autour de son cou, mais jamais il ne la regardait dans les yeux.

Sans un bruit, ils mangèrent le pain et le morceau de fromage. Vladimir se servit un verre de vin rouge et Amena qui l’observait du coin de l’œil l’accompagna en terminant son verre de lait. La nuit tombait sur la bergerie. Quand la lueur des bougies s’éteignit dans la nuit, Amena dormait déjà depuis longtemps sur le lit. Ce soir-là, Vladimir ne trouva pas tout de suite le sommeil. Il travailla une bonne partie de la soirée à dessiner sur un morceau de papier l’aspect qu’il voulait donner à la pierre. Au milieu de la nuit, quand les coups de burin devinrent presque inévitables, il alla se coucher au pied du lit sur une couverture en laine. iagon�@�x�P

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