CHAPITRE 19

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La discussion s’arrêta net quand nous tombâmes en chemin sur un berger et son troupeau de brebis. Il descendait le flanc de la colline dans notre direction. Avec son bâton de berger, il regroupait les bêtes éparpillées loin du groupe. À côté de lui, il y avait une jeune femme qui portait, en équilibre sur son épaule droite, une petite guitare de forme oblongue avec un manche court. Je n’avais aucune idée sur la façon qui faisait tenir son instrument en équilibre, mais de loin, l’impression donnait à penser que les lois de la physique générale avaient été révisées pour l’illusion. Elle descendait nonchalamment la pente, ses deux mains fourrées dans un sweat à capuche bleu trop grand pour elle. Elle portait une longue robe longue à fleurs dans les tons clairs de rouge et de bleu et un voile sur la tête qu'elle avait enroulé autour du cou et de la tête. Elle portait l’étoffe avec un naturel déconcertant comme si le morceau de tissu sur sa tête avait toujours fait partie de sa tenue. On l’avait déposé sur sa tête au gré d’un courant d’air, il avait pris sa place sans jamais dénaturer la beauté de la jeune femme. Il y avait chez elle un peu de cette classe naturelle à la Ingrid Bergman qui caractérise tant les actrices du vieux cinéma.

En opposition à ce voyage que la jeune bergère me proposait jusqu’à Casablanca, le Berger, lui, avait oublié de regarder ses classiques de la pellicule en noir et blanc. De loin, il semblait très commun. Il avait une grosse barbe qui tombait jusque sous les épaules, un pantalon de treillis vert kaki, une chemise à gros carreaux vert et bleu dont il avait retroussé les manches jusqu’aux coudes. La seule excentricité qu’il se permettait était ce chapeau en feutre noir à grands bords évasés qu’il portait. Autour de la taille, il avait une besace en cuir.

La jeune bergère fut la première à nous apercevoir. Presque instantanément, elle décrocha son instrument de musique de son épaule pour l’empoigner avec vigueur. Elle croisa accidentellement mon regard et je lui souris. Elle ne paraissait pas aussi enthousiaste que moi à l’idée de croiser du monde. Nous étions loin l’un de l’autre, mais je pouvais lire sur son visage l’évidence d’un sentiment de peur monter en elle. Le berger nous aperçut à son tour. Il dit quelque chose à la jeune femme. Il semblait lui aussi inquiet. Et alors qu’il me jeta le premier un regard sombre, la jeune femme, sans rien lui répondre, se faufila derrière de hauts buissons et disparut. Machinalement, je levai le bras pour saluer l’homme à son tour. Très poli, je m’avançais pour lui serrer la main, quand je reconnus chez cet homme un détail. Derrière l’épaisse barbe qui recouvrait les trois quarts de son visage, je reconnus une expression dans le regard. Je venais de mettre un nom sur ce visage, et je me sentis aussitôt honteux. C’était Vladimir, un ancien ouvrier de la fouille archéologique. Je ne sais pas pourquoi, mais je l’avais oublié jusqu’à cet instant. Il m’avait marqué et pourtant, j’avais tout oublié de lui jusqu'à ce que je croise à nouveau ce regard que peu de personnes ont. C’était un homme simple qui se contentait de peu mais, dans ses yeux, il avait toujours traîné une étincelle de tristesse heureuse qui fabrique la mélancolie. Il y avait dans les yeux cette étincelle que je n’avais jamais croisée chez un individu. Il y avait de la nuance dans son regard, et ça le rendait totalement différent de ces autres gens qu’on pouvait croiser dans le village. C’est cela qui m’avait marqué chez cet homme. Je m’en souvenais à présent. Et plus il se rapprochait de moi et plus je retrouvais la trame de ce souvenir enfoui. C’était un homme énigmatique. Il y a des gens qui vous marquent de leur existence un court instant et qui s’évanouissent dans les vieux souvenirs. Dans presque toutes les circonstances, Vladimir avait été un homme discret jusque dans ma mémoire, et ça, je ne me l’expliquais pas. Vladimir faisait partie de ces souvenirs évanescents.

Je l’avais toujours connu seul, solitaire, comme un ermite dans la petite maison qu’il occupait avec sa mère, autour du parc au centre du village. Oh, bien sûr, quand il avait deux ou trois verres de Raki, il devenait facilement volubile, mais sa discrétion pouvait souvent le pousser à écouter les gens sans jamais donner son avis. Quand il était avec les hommes du village, il se contentait de répondre aux gens. Il pouvait rester des heures sans parler, la plupart du temps avec le sourire aux lèvres. Quand il était avec les étudiants de Maritsa, c’était un peu différent. Il nous posait souvent des questions sur ce qu’étaient nos vies de l’autre côté. Il nous demandait souvent ce qu’on faisait des objets qu’on trouvait dans la terre. Il était très curieux et c’était ce trait de caractère qui le différenciait le plus des autres bulgares qui je croisai sur le chantier. Pour le reste, il était très discret.

Cette particularité, il la tenait peut-être de cette activité que je lui avais toujours connue. Sur son temps libre, il travaillait la pierre. Allez donc demander à un morceau de cailloux de vous tailler une bavette ? Vous aurez très peu de chance d’avoir une réponse du nucleus que vous êtes sur le point de marteler dans tous les sens. Le caillou l’avait, pour ainsi dire, rendu muet dans presque toutes les circonstances. Sur son temps libre, il récupérait de petits blocs de marbre dans la carrière d’à côté pour sculpter de petites figurines en pierre. Il burinait, il polissait, il piquetait la roche comme personne dans les alentours. Vlad était un artiste. Je ne sais pas s’il savait ce que voulait vraiment dire ce mot, mais il en avait l’âme, la sensibilité et le savoir-faire. Du bout de ses dix doigts, il faisait ressortir toute la fragilité de la roche quand elle est finement taillée. Dans ce trou perdu, et il ne faut pas y voir quelque chose de péjoratif parce que le village de Katunci était vraiment un village perdu au pied de la montagne, était né quelqu’un qui était doué pour autre chose que l’agriculture, la distillation de la grappe de raisin ou encore, que sais-je, le bras de fer ou la Burba. Cet homme avait un don et il le faisait vivre pour lui seul sans se soucier du reste.

Plus je me rappelais de lui, et plus ma honte grandissait. Il avait disparu de ma mémoire comme cette figurine qu’il m’avait offerte un jour. Son souvenir s’était envolé avec elle dans une boîte à chaussures que j’avais remisée dans le fond d’un placard. Je m’en souvenais maintenant et j’avais honte. Je m'arrêtais en chemin pour le voir arriver.

Content de le revoir, je lui souriais à nouveau. Il n’avait pas changé, à part peut-être que maintenant, derrière sa barbe grisonnante, il commençait à avoir quelques rides autour des yeux et cette marque, que tous les hommes du village portaient aux coins des pommettes, du raki qui se boit dans le village comme de l’eau. C’était un bel homme. Il était grand et mince. Il avait des yeux bleu clair et perçants. Sur son visage, dans la masse touffue des poils bruns en tout genre, on ne voyait que ça.

Vladimir s’avança vers moi à pas pressés. Il lança sa besace dans son dos, enleva son chapeau, l’enroula pour le ranger dans la poche de son pantalon et se planta devant moi, bâton à la main. Il ne m’avait pas reconnu. Je le sentais aussi hésitant que menaçant. Et moi, je commençais à me sentir en sursis. Je ne savais pas si je devais en avoir peur. Je restai immobile en attendant qu’il m’adresse la parole. Il me regarda de haut en bas, sans un mot, puis il jeta furtivement un coup d’œil en arrière. Il me dévisagea encore, cette fois-ci avec plus d’insistance, puis il observa la troupe que je trimballais avec moi. Avant de me prendre un coup de bâton sur la tête, je décidais à lui parler :

— Vladimir, comment vas-tu ? m’exclamai-je en essayant d’être le plus souriant possible.

— Bonjour, vous êtes qui ? me demanda-t-il d’un ton sec.

Mon souvenir d’innocence s’était englué dans une réalité que je ne connaissais pas de lui. Il devait avoir peur. Il tenait fermement son bâton entre ses mains comme la lance d’un garde suisse prêt à bondir sur un ennemi papal.

— C’est moi, Roman, lui répondis-je en m’excusant presque d’avoir croisé sa route.

— Je ne connais pas de Roman, désolé… Il me regardait méfiant. Il faisait rouler ses yeux dans tous les sens. Je le sentais sur le nerf. Je voyais ses mains se contracter rapidement sur le bâton comme s’il se préparait à me tomber dessus. Sans un mot, il observa longuement les cinq autres personnes derrière moi.

— Je suis le français. Le fils de Macha et André Taponier. Nous avons fouillé ensemble sur le site de Maritsa. Tu ne te rappelles pas de moi ?

— Roman ? Roman !!! Vladimir changea immédiatement d’attitude. Un souvenir venait de me sauver la vie. Roman, quak sté ? Il me sourit enfin. Il laissa tomber son bâton à terre et me prit dans ses bras.

— Très bien merci et toi ? soufflai-je.

— Dobré, me répondit-il en dodelinant de la tête.

— J’étais à deux doigts de m’en prendre une, non ? lui demandai-je

— Ah, non ! tout ceci n’est qu’un peu d’intimidation. Dans les bois, on ne sait jamais sur qui on peut tomber, s’excusa Vladimir en me chahutant un peu par épaules.

Il me sourit et je retrouvais enfin ce souvenir que j’avais oublié. Vladimir avait laissé tomber le masque au moment où il avait projeté son bâton au sol.

— Je ne savais pas que tu étais berger ? lui demandai-je

— Moi non plus, Romaneto

Il éclata de rire.

— Que fais-tu là à des milliers de kilomètres de Paris ? me demanda-t-il.

— Ah, c’est une longue histoire mais toi ! raconte plutôt !

Vladimir fit mine de prendre son sort à la légère et il me répondit :

— Quand le site archéologique n’a plus eu besoin d’ouvrier et que l’usine de textile a fermé, il a bien fallu que je trouve un autre travail. J’avais un peu d’économie et j’ai acheté une dizaine de chèvres. Maintenant, je vends mon lait à la laiterie qui se trouve à l’entrée du village. Ça fera de l’excellent siréné qu’il me dise quand je leur apporte la traite du jour. Alors voilà, ça ne fait pas tout, mais ça paye les factures et puis je suis au grand air une bonne partie de l’année, alors…

— Et comment va ta mère ?

— Ma mère, elle va. Elle est partie dans une maison de retraite à Sandansky. Moi, je ne voulais pas, mais c’est le médecin qui m’a dit que ça serait mieux pour elle. C’est sa pension de retraite qui paye tout ça.

— Mais tu as gardé la maison dans le village.

— Ouais, mais je n’y retourne pas souvent. C’est la maison de ma mère et puis sans elle, c’est plus la même chose. Alors j’y vais quelques fois, surtout quand il fait trop froid dehors. Sinon je vis avec mon troupeau. J’ai une bergerie le long de la Bistriţa. J’y ai construit une cabane. Je peux comme ça surveiller le troupeau la nuit. Il y a des loups, tu sais. Ils sont revenus jusque dans le village depuis quelques années. Moi, tant qu’ils ne me bouffent pas mes bestioles, ça ne me dérange pas. Ici c’est calme, personne pour me marcher dessus.

— J’ai vu Nikolaï, hier !

J’étais étonné. Je n’avais jamais connu Vladimir aussi bon baveur. Je trouvais ça très bizarre, à moins que ce soit la joie de me revoir qui l’avait rendu presque miraculeusement très communicatif.

— Ah ! Nikolaï… c’est un bon ami. Je l’ai vu encore la semaine dernière. Il avait besoin de moi pour refaire la toiture de sa grange. C’est un bon gars. Je l’apprécie beaucoup. Tu sais qu’il a bonne place à la mairie ?

Je hochai la tête pour lui répondre oui.

— Je suis content pour lui. Et puis, on se croise souvent dans le village quand je pars vendre mon lait. Tiens, pas plus tard qu’il y a trois jours, je l’ai croisé en coup de vent et il m’a encore demandé de le rejoindre à la Mairie. Mais moi, je n’ai pas envie. Je ne veux pas me sentir obligé de parler aux gens. Les chèvres, ça amène déjà assez de sujets de conversation comme ça.

Il me dépassa en posant sa main sur mon épaule et alla saluer mes cinq amis. En passant devant moi, il me demanda :

— Et toi qu’est-ce que tu fais là ? Il n’y a plus de fouille si je me souviens bien. Le site est fermé, non ? me demanda-t-il en se retournant vers moi.

Je ramassai son bâton de marcheur et je lui tendais.

— Au départ, je ne devais pas être là, mais bon ! je suis passé faire un coucou à tout le monde et on m’a demandé de rester un peu pour aider. Je n’avais pas envie de m’étaler sur les vraies raisons qui m’avaient poussé à revenir en Bulgarie. Il avait déjà assez de soucis avec sa mère pour que je lui parle de la mort de mes parents. Et tu connais Maritsa, elle sait être persuasive. Alors je donne un coup de main.

— Et tes amis, c’est qui ? c’est la colonie dont tu as en charge pour l’été ?

— Non, rigolais-je, ce sont les étudiants de Maritsa. Je ne te les ai même pas présentés. Il s’agit de Joan, Astrid, Mickael, Sarah et Delphine.

— Doberden… s’exclama Vladimir en levant la main droite.

Il récupéra son bâton de marcheur, s’appuya dessus et alors qu’il sortit de sa poche une allumette qu’il porta à sa bouche, il me dit en dodelinant de la tête :

— Ils sont de plus en plus jeunes !

— Non, Vladimir… Tu te trompes. C’est nous qui sommes de plus en plus vieux.

— C’est pas faux, me répondit Vlad en mordillant le bout de son allumette. Qu’est-ce que vous faites là ?

— On profite de la fraîcheur de la Bistriţa, et toi, lui demandai-je en espérant qu’il me parle enfin de la femme qui l’accompagnait.

— Comme tu peux le voir, je rentre à la bergerie… voilà tout, me dit-il en se retournant sur son troupeau.

Comme il ne se décidait pas à me parler de la jeune fille avec lui, je lui demandais :

— Alors, comme ça, tu es marié ?

— Marié, comment ça ?

— Qui est alors la personne qui t’accompagne ?

Tout de suite, je sentis Vladimir se tendre comme un élastique sur le point de craquer. Méfiant, il me regarda, regarda mes cinq amis, et loin devant lui jusqu’à ce que le cours d’eau se confonde avec le reste sur l’horizon.

— C’est Amena, mais ce n’est pas ma petite amie. C’est juste une amie, s’exclama Vladimir dans sa barbe.

— Elle ne doit pas avoir peur de nous, tu sais ? le rassurai-je.

Vladimir hésita à me répondre et alors que je le voyais se mordiller les lèvres dans l’épaisseur de sa barbe, il hocha la tête. Il se retourna sur l’endroit où il avait laissé Amena toute seule et lança, assez fort pour qu’elle l’entende :

— Amena, tu peux venir… Da vai.

Lentement Amena sortit des broussailles. Elle enfila la capuche de son sweat-shirt sur sa tête et descendit la pente jusqu’à nous lentement. Elle ne nous regardait pas.

— Elle ne parle pas bulgare, continua Vladimir. Je ne sais pas d’où elle vient. Je l’ai trouvée un jour dans la montagne. Il pleuvait et elle était sous un arbre. Je sais juste qu’elle s’appelle Amena et qu’elle a perdu sa famille sur la route. Elle m’a expliqué que des gens avaient emporté avec eux ses parents. Je sais que près de Golechovo, il y a des patrouilles qui traînent à la frontière. Ce sont les milices. Toutes les personnes qu’ils trouvent sans papier, ils les attachent et les emmènent à la police. Amena est la seule de sa famille qui leur a échappé.

Amena nous avait rejoints. Elle resta en retrait de Vladimir. D’où j’étais, je ne pouvais plus qu’imaginer le regard que j’avais vu tout à l’heure. La capuche de son sweat recouvrait une grande partie de son visage. Avec le voile qu’elle portait autour du cou, elle se cachait le bas du visage. De son autre main, elle tenait son instrument de musique par le manche. Ce n’était pas la guitare que je m’étais imaginé. Elle trimballait au bout du bras gauche un Oud. Elle hocha la tête pour me saluer, puis quand elle aperçut, derrière moi, les trois filles qui m’accompagnaient, elle se découvrit lentement le visage. Elle avait les yeux d’un gris profond, et alors que ses lèvres inspiraient la politesse d’un sourire qu’on force pour paraître aimable, elle avait encore dans les yeux les relents de cette crainte que j’avais lue dans ses yeux au premier moment où je croisais son regard.

— Bonjour, Amena… lui dis-je doucement. Il fallait que je me force à sourire sans aucune ambiguïté possible. Reste simple et direct, me disais-je en lui décrochant mon plus beau sourire.

Elle ne me répondit pas. Elle hocha la tête. Elle m’intriguait. Je ne voulais pas la fixer de peur de la mettre mal à l’aise mais elle me faisait penser à ces autres personnes que j’avais déjà croisé dans Paris ou à Venise. Je faisais juste confiance à mes cinq compagnons qui chuchotaient derrière moi pour venir à bout de la sérénité de la jeune femme.

— Je savais qu’il y avait des milices qui tournaient, mais je ne savais pas qu’il y en avait dans le coin, déclarai-je en regardant Vladimir.

— Bien sûr… Y en a tout le long de la frontière. Personne ne veut aborder le sujet et surtout personne ne doit en parler. Même Nikolaï que tout le monde connaît bien dans le village, on lui a demandé de se taire à ce sujet. Ils font peur à tout le monde. Il y a deux ou trois enfants du village qui ont décidé de rejoindre ces milices. Ils auraient mieux fait de continuer à faire de la Burba, ça nous aurait valu un peu moins de mauvaise publicité. Amena vit maintenant ici, avec moi.

— Tu la caches depuis combien temps ?

— Ça fait trois semaines qu’elle est avec moi, mais je ne la cache pas. Personne ne sait qu’elle existe.

— C’est ce que tu crois !

— Non, c’est vrai, ici, elle est bien avec moi, mais c’est vrai aussi que je ne peux pas la ramener en ville. Tout le monde saurait que j’héberge une inconnue. C’est la meilleure façon de voir débarquer les milices chez moi.

— Et personne n’est au courant, en es-tu bien sûr ? lui demandais-je étonné.

— Personne. Je n’en ai parlé à personne. Je ne suis pas allé dans les rues de Katunci pour crier sur les toits que j’avais recueilli une réfugiée. Moins de gens sont au courant et mieux je me porte. De toutes les façons ici, je suis tranquille. Personne ne vient pointer son nez le long de la Bistriţa, c’est bien pour ça que j’ai construit mon étable dans le coin. Je ne croise quasiment jamais personne ici. Je ne dois rendre des comptes à personne. Mais si tu le veux bien, ne restons pas là. Avec la chance que j’ai, on pourrait toujours tomber sur quelqu’un. C’est la période des fêtes de village dans le coin et on a toujours trop vite fait de croiser du monde à ces périodes.

— Si tu veux, allons-y…

— Suivez-moi, je vais vous montrer ma bergerie.

Vladimir regarda une dernière fois derrière lui et il nous montra le chemin à suivre. Au milieu de son troupeau, nous remontâmes la rivière jusqu’à la bergerie. Ce n’était pas loin de l’endroit où nous nous étions croisés. C’était sacrément calme. Sous l’épais matelas de feuille verte qui formait la canopée des arbres, Vladimir avait construit un enclos et une cabane en bois. L’endroit était discret, construit dans le creux d’un méandre, le lieu était bordé de grands buissons qui ceinturaient la bergerie. On s’y sentait comme dans un tableau d’impressionniste. Il y avait le bleu et les gris de l’eau, le vert du feuillage et les bruns du sol foulé par ses chèvres et quand les bêtes de Vladimir ne se substituaient plus au silence, on entendait l’eau de la rivière couler.

Vladimir pouvait être fier de lui. C’était vraiment un bel endroit. Un endroit rudimentaire, mais un bel endroit pour celui qui n’a pas besoin de beaucoup de choses pour vivre. Vladimir avait toujours été beau dans la simplicité et cet endroit lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.

— Voilà mon chez-moi, s’exclama fièrement Vladimir en arrivant sur la bergerie, c’est pas le grand luxe des villes, mais je m’y sens bien.

Amena marchait dans ses pas. Elle avait récupéré sur le chemin un chevreau qu’elle tenait fermement dans ses bras en lui caressant le haut du crâne. Son oud tenait en équilibre sur son épaule. À la première occasion, Amena avait été rejoint par les trois filles qui voulaient, elles aussi, honorer la douceur du duvet de la petite bête blanche.

Vladimir fit renter toutes ses bêtes dans leur enclos et il nous ouvrit la porte de sa cabane.

— À sept, nous serons peut-être un peu serrés, mais ce n’est pas grave, s’excusa-t-il, il y a de quoi s’asseoir et pour les plus vaillants d’entre nous, de quoi boire.

Il tapa sur l’épaule de Mickael et je me mis à rire. Mickael, donnant l’impression de n'avoir rien compris, haussa les épaules.

L’extérieur de la bergerie était aussi rudimentaire que l’intérieur de la cabane était étrange. À l’entrée, un bouquet de fleurs sauvages séchées était accroché au-dessus du lit. Contre la table de chevet, l’étui d’oud d’Amena tenait debout et sur la table de chevet, reposait une photo contre une bougie à moitié consumée. Je remarquai aussi que Vladimir n’avait pas arrêté de travailler la roche. La cabane ressemblait plus un atelier de tailleur de pierre qu’à une vraie habitation. Au fond, il y avait un établi. Au milieu des marteaux et des burins, il y avait une boîte en plastique sans couvercle de laquelle dépassait une cafetière en métal et de la vaisselle. L’endroit était poussiéreux ; au pied de l’établi, une bonne journée d'esquilles de roche s’amoncelait pour former un petit monticule de rebus. Entre quelques crânes de chèvres accrochés au mur, une ribambelle de figurines en marbre, petites ou grandes, épaisses ou élancées, s’engorgeaient sur les étagères avec la richesse d’un vieux musée ethnographique des années 1930. Il avait même travaillé sur une série consacrée aux poupées russes.

— Mais allez-y, installez-vous, s'exclama Vladimir en allant chercher au fond de la cabane trois tabourets et une chaise.

Tous le monde se regardait en chien de faïence.

Au passage, Vladimir attrapa une bouteille pleine de raki, cinq verres et trois godets en métal. Il nous installa tous autour d’un tabouret. Les filles s’installèrent avec Amena sur le lit. Je laissais à Joan et Mickael les tabourets en leur préférant le sol de la cabane pour m’asseoir.

Amena resta muette. Son oud à la main, elle ouvrit son étui pour le ranger dedans. Je remarquai alors qu’on avait collé sur la caisse de résonance plusieurs bandes d’un gros scotch marron pour tenter de le réparer, comme pour panser une grosse blessure de guerre. L’instrument cabossé ne rentra pas complètement à l’intérieur de son étui.

Dans mon dos, j’entendis Joan rigoler en se confiant à son ami Mickael.

— Quand je vois son instrument, il y a deux choses qui me viennent à l’esprit : soit c’est une putain de hard rockeuse qui s’est méchamment énervée sur scène lors de son dernier concert ou soit, il faut vraiment qu’elle pense à arrêter le tennis de table.

— T’es trop con, pouffa Mickael même s’il semblait sceptique, surtout quand il remarqua le visage fermé de Sarah.

— Quand je t’entends des trucs comme ça, souffla Sarah, la seule chose qui me vient à l’esprit c’est : qu’est-ce que tu peux être débile, mon pauvre Joan.

— C’est bon, je n’ai rien dit, calme-toi un peu aussi. T’es toujours en train de nous faire la morale.

— Ben, pose-toi les bonnes questions alors !

— Bon, on va peut-être passer à autre chose ? leur demandai-je avec ce ton qui me faisait passer pour un vieux con. Je vous rappelle qu’on n’est pas tout seul. Vlad et Amena ne comprennent rien de ce qu’on est en train de dire. Ce n’est pas très poli.

— Euh, ton pote, me demanda Delphine qui avait le regard planté sur les étagères, c’est Vladimir qu’il s’appelle ?

— Oui, lui répondis-je.

— Vladimir, puis-je regarder tes sculptures, lui demanda-t-elle en montrant du doigt la première étagère devant elle.

Vladimir, surpris, mais contant, lui répondit :

— Nyama problem, pravyat se kato u doma !

Ce qui voulait dire, pas de problèmes, fais comme chez toi.

Delphine se leva pour regarder de plus près toutes les sculptures autour d’elle.

Pendant ce temps, Astrid avait essayé de nouer un lien avec Amena. Elles se regardaient du coin de l’œil. Amena était la plus intriguée des deux. Elle fixait les cheveux d’Astrid avec beaucoup d’attention. Astrid rigola sans moquerie et se détacha de la base du crâne une mèche de couleurs pour lui en faire cadeau.

Dans un premier temps, Amena hésita. Il était difficile de pouvoir connaître le fond d’une pensée juste par l’expression d’un regard fermé.

Astrid insista en lui montrant qu’elle voulait la lui accrocher dans les cheveux et au bout des quelques hésitations, Amena accepta de se laisser faire. Elle se découvrit le haut du crâne en faisant rouler son foulard dans son cou. Amena avait de beaux et longs cheveux auburn. Astrid attacha la fine mèche de couleur à la limite de la première implantation de cheveux que formait la frange sur son front. Quand la fine mèche de couleur fut accrochée sur les cheveux d’Amena, Astrid lui sourit en accrochant derrière l’oreille droite la longue frange qui traînait devant ses yeux. Amena remercia Astrid en joignant ses deux mains. Astrid, en marque de respect, fit de même.

— T’as vu Roman ! s’exclama Vladimir en me tapant sur l’épaule, mets deux filles ensemble et nous, pauvres hommes, nous n’existons plus.

J'acquiesçai simplement. Je ne savais pas s’il avait une grande expérience de ce qu’il appelait les filles, mais il avait tout compris aux dilemmes que je me trimballais depuis des années avec toutes mes Parisiennes.

Mickael sortit de derrière un pli de son turban sa petite bourse à tabac.

Vladimir regarda Mickael en souriant et il me le montra du doigt. Il singea avec la main droite le turban enrubanné sur sa tête et lui demanda directement :

— Kak razbrakhte za Roman ?

En attendant que quelqu’un veuille bien lui répondre, il remplit les cinq verres de Raki.

Mickael grimaça pour me demander de l’aide.

— Il te demandait comment on avait connu Roman, traduisit Astrid

— Akh !!! mrezhata e bŭlgarski, se félicita Vladimir. Il pointa un pouce en l’air dans sa direction.

— Heu, je peux savoir pourquoi ton pote me traite de moustiquaire ? me demanda Astrid.

— Suis-je vraiment obligé de te faire l’affront d’une explication ?

Mickael qui roulait sa cigarette éclata de rire.

— Encore un qui voit clair dans ton jeu, mais j’avoue que la moustiquaire, je n’aurais jamais osé, gloussa Mickael. La prochaine fois, demande-moi un turban, j’en ai deux ou trois qui traînent dans ma valise.

— Non, merci… Je préfère encore l’insulte à la possibilité de me retrouver avec sur le caillou un chiffon qui n’aurait jamais rencontré la moindre lessive de toute sa vie.

— Qu’est-ce que tu racontes, ils sentent bon mes turbans ! répondit Mickael en léchant le collant de sa cigarette roulée, je ne les lave pas mais je les purifie avec de l’encens deux fois par mois.

— Ah !!! s’exclama Astrid, me voilà rassurée, et moi qui pensais juste que c’était un problème d'hygiène. Tu m’étonnes que j’aie besoin d’une moustiquaire pour fuir ces odeurs.

En attendant, Vladimir semblait amusé par la discussion. Il n’y comprenait rien mais ce n’était pas là l’important. Il croisa les jambes et il se passa délicatement la main dans la barbe comme pour la brosser du bout des doigts.

Un instant, Astrid regarda Joan et lui demanda :

— Rassure-moi, les odeurs ça ne te dérange pas tant que ça ?

— La chambre est assez grande pour favoriser les courant d’air, confia Joan en souriant.

— Non, parce que là, avec ces dernières confidences, je te plains mon pauvre…

— Et qu'est-ce que tu proposes ? demanda Joan, si c’est juste une question de charité et que tu t’en fais autant pour moi, je peux très bien venir dormir dans ta chambre. Si le problème, c’est juste une question de temps avant que les odeurs disparaissent, ça ira vite ne t'inquiètes pas.

— Ça, c’est sûr ! du temps ! il ne va pas t’en falloir beaucoup pour te soulager, embraya Sarah. Ça fait tellement longtemps que t’es sur la béquille que tu risques de te faire dans le caleçon. Un conseil, évite de te mettre volontairement dans des situations gênantes.

Mickael explosa de rire en se tapant sur le genou ce qui ne manqua de faire réagir Vladimir qui lui sourit.

— Je te remercie Sarah pour cette appréciation que je saurai accepter à sa juste valeur. Je t’emmerde, conclut Joan.

— Bon et si on en revenait un peu à la question que Vladimir vient de nous poser ? Leur demandai-je.

Je récupérai mon verre sur le tabouret et le levai en direction de Vladimir.

— Vlad, merci pour cette chaleureuse invitation et zdrave !

C’était le top départ que Vladimir attendait pour lancer les hostilités du Raki. Lançant un zdrave, fort et convaincu dans la cabane, il engloutit son verre en un éclair. Hormis Amena qui laissa son verre sur le tabouret, nous le suivîmes dans son geste.

— Nikolaï me parle encore souvent de toi, me confia Vladimir en reposant son verre sur le tabouret. Il s’essuya la bouche avec le revers de la manche droite de sa chemise.

Astrid s’efforça de traduire pour ses amis.

— Vraiment ! lui répondis-je incertain. Je ne voulais pas le contredire, mais avec tous ces étudiants que la Basa avait vu passer durant toutes ces années, je n’étais sûr d’être celui qui avait retenu le plus d’attention, mais j’étais contant de l’entendre. Je le remerciais en souriant.

— Roman, Nikolaï et moi nous étions presque inséparables, continua Vladimir en regardant les étudiants. Moi, j’ai perdu mon père tôt et c’est le père de Nikolaï qui m’a pour ainsi dire appris les choses qu’un père apprend à son fils. C’est bien simple, l’été, j’étais plus souvent fourré avec Nikolaï qu’avec ma propre famille.

— Et tu as toujours fait de la sculpture ? demanda Delphine qui n’avait toujours pas décroché son nez des étagères

Vladimir dodelina de la tête.

— Depuis que je sais un jour tenir un piquet, oui, m’dame. Je ne sais pas pourquoi je fais ça, ne me le demande pas, mais j’aime ça et puis ça me détend.

— En tout cas, je te félicite, s'extasia Delphine. Je ne sais pas si tu as beaucoup d’admiratrices, mais dis-toi que tu viens de toucher le cœur de celle qui doit certainement être ta première cristolienne.

— Je te remercie… Si tu veux, tu peux repartir avec une d’entre elles. Ça ne me dérange pas, tu sais. D’ailleurs, j’en avais offert une à Roman, une année.

— Oui, oui, confirmai-je. Et je l’ai toujours, dans ma chambre, répondis-je en étant sûr que mon mensonge passerait comme une lettre à la poste.

— Vous pouvez tous en prendre une si vous voulez ! dit-il en regardant tout le monde.

Il proposa à Mikaël de se lever pour aller en chercher en lui montrant avec la main, l’étagère au-dessus de lui. Vladimir gloussa en constatant que Joan restait immobile.

— Et le puceau aussi il peut aussi en prendre une, s’il a envie.

Joan, qui n'avait pas compris qu’on s’adressait à lui, me demanda :

— Il a dit quoi ?

Je faisais mine de ne pas avoir compris quand Astrid lui répondit :

— Non rien, il parlait de moi.

Astrid se leva et tirant au passage sur le bras de Joan, elle l’emmena choisir une figurine.

Pendant que les autres étaient occupés à choisir leur trophée, je demandai à Vladimir ce qu’il pouvait encore savoir sur Amena.

— Non, je ne sais rien d’elle, s’excusa Vladimir en nous resservant un verre, je l’ai cueillie comme un de ces mirages qu’on croise dans les bois quand il fait froid. Depuis, elle ne m’a rien dit. Je crois qu’elle ne parle pas un mot de Bulgare mais as-tu vu comme elle est belle ? me demanda-t-il en la fixant du regard, et si tu l’entendais chanter, c’est encore plus beau. Quand Vladimir la regardait, il ne souriait pas. Il avait le regard lourd et pesant que je lui connaissais quand il se taisait. Il n’était pas heureux mais sérieux. Il était presque en pénitence devant cette jeune femme qui devait avoir l’âge des trois donzelles que j’avais avec moi. Il détourna le regard en se grattant le menton. Ses doigts s'enfoncèrent profondément dans l'épaisseur de sa barbe. Il me regarda. Il avait les yeux qui brillait. Il me sourit en dodelinant de la tête et il termina cul sec son verre de raki. La seule chose que je peux te dire avec certitude, continua-t-il, c’est qu’elle aime bien le lait de mes brebis et qu’elle joue de son instrument divinement bien. On ne se parle pas beaucoup, mais ça, ce n’est pas grave. Tu sais comme moi que je n’ai jamais été très bavard. Sans mot, j’ai l’impression qu’elle me comprend. Il leva les yeux pour regarder les étudiants sur le point de choisir leur figurine quand il jeta un coup d’œil dehors. Il faisait déjà plus sombre. Il sursauta, regarda sa montre et fit mine d’être en retard. Je suis désolé, continua-t-il mais il faut que je fasse la traite de mes brebis. C’est ce soir la collecte à la laiterie. Je ne peux pas non plus faire attendre mes bêtes trop longtemps, je ne les ai pas traites ce matin.

Vladimir se leva aussitôt.

— On peut peut-être t’aider si tu veux ? lui demandai-je intéressé.

— Oui, pourquoi pas ! me rétorqua-t-il fièrement en sortant de sous son lit deux grosses bassines en laiton.

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