CHAPITRE 17

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En fin d’après-midi, avant de repartir pour Katunci, je passais un coup de téléphone à Maritsa pour la prévenir de mon arrivée. Elle m’annonça que nous ne serions pas seuls. Une partie des étudiants étaient arrivés, la veille au soir, deux semaines avant les équipes scientifiques, pour préparer les secteurs de fouille à trier. Ils avaient emprunté à Sofia un des bus qui descendait sur Katunci, à peu près, trois fois par semaine. Quand j’y repense, j’aurai peut-être dû faire comme eux : quitter Sofia la veille en m’évitant la désastreuse expérience bulgare de la vente aux enchères et, du coup, me laisser du temps pour connaître un peu mieux les gens qui allaient se faire consumer par les fumées ardentes de mon dragon. Mais quand je repense à ce bon vieux souvenir du transport routier interrégional bulgare, je n’étais pas mécontent de ne pas avoir eu d’autres choix que celui de prendre ma voiture, car, même si je faisais le trajet de nuit aux contacts de ces Bulgares qui ont la fâcheuse tendance au volant d’être tout ou partie de la réincarnation des célèbres fous du volant, je n’avais pas à revivre l’expérience du transport interrégional bulgare.

En fait, le bus bulgare n’a rien à envier aux taxis de brousse qui sillonnent les sentiers rouges et jaune ocre de la savane africaine. C’est une expérience à vivre au moins une fois dans sa vie. Les bus bulgares ont cette faculté incroyable de rentrer presque naturellement dans le plus minuscule nid-de-poule, la plus petite ornière, préférant presque volontairement les anfractuosités de la route à l’insipidité d’une chaussée plate. S’il fallait rajouter un peu d’exotisme et de typicité l’expérience, on pourrait avoir la chance de s’asseoir à côté d’une armoire à glace, ce genre de carrure qui arrive à faire pencher le bus du côté où il s’assoit. Dans ces conditions, vous auriez peut-être le privilège de vous asseoir à côté d’un jeune champion de Burba (discipline sportive répandue en Bulgarie qui ressemble beaucoup à de la lutte gréco-romaine infusée à la mode d’une lutte turque). Mon armoire à glace serait un militaire en permission qui aurait laissé tomber son uniforme pour le week-end. Il ferait chaud. Il serait en short, porterait un débardeur et aurait, aux pieds, l’accessoire de mode indispensable au bon bulgare : des sandales griffées de sa marque de sport préférée. Ses épaules seraient dégoulinantes de sueur.

Vous êtes assis au fond du bus. La chaleur du moteur remonte dans la cabine pour vous gratiner la couenne des fesses et la seule porte de sortie pour vous échapper de ce guêpier est malheureusement bloquée par une montagne des cabas qui encombrent l’allée centrale du bus. C’est à ce moment précis qu’on lève les yeux au ciel et que l’on remercie les dieux pour ce pur moment d’authenticité. Le jeune lutteur donnerait de son corps, mais surtout de sa transpiration, et ça sans même s’en rendre compte. Une forme très primaire de ce qu’on appellerait le don de soi. Dans ces conditions, pour vous, ce serait presque une question de respect, car, pour un trajet de quelques levas, on vous offrait une immersion dans le monde très fermé des lutteurs de Burba.

Vous ne dites rien, vous êtes peut-être à côté d’une légende, vous vivez la légende quand, au long du trajet, votre visage s’écrase violemment sur son bras à chaque fois que le bus préfère un trou sur la route à la monotonie du plat sur le bitume. Petit chiffon à la main, il ne vous reste plus qu’à espérer qu’il descende au prochain arrêt.

Dans ces conditions, en prenant la voiture, j’avais évité cela. J’avais emmagasiné pas mal de fatigue sur le trajet, mais j’avais eu la chance de ne pas me confronter trop rapidement à ce qu’on pourrait appeler un choc des cultures. J’arrivai donc à la Basa tard dans la nuit et sur les rotules. Il n’y avait personne pour m’accueillir. Les grands couloirs du bastion étaient vides ; les chambres pleines et endormies. Cela ne m’étonna pas, Maritsa m’avait prévenu qu’elle ne m’attendrait pas en m’expliquant qu’elle devait se lever très tôt le lendemain. En échange, elle m’avait laissé un message sur mon lit, ou plutôt, au vu du nombre de lignes posées sur le couvre-lit, une petite lettre. Elle s’excusait encore de ne pas avoir attendu et elle me proposait de la retrouver le lendemain midi chez Giorgi pour venir fêter, avec toute l’équipe, le début de la saison. Elle m’avait laissé un trousseau de clés de la Basa. Au milieu de quelques recommandations d’usage, elle exprima très rapidement sa tristesse causée par la disparition de mes parents. Elle m’expliqua qu’elle ne voulait pas s’éterniser sur le sujet parce qu’elle savait très bien que je n’aimais pas cela et qu’après ces quelques lignes, elle n’y ferait plus allusion. Je reconnaissais bien là mon Dragon. Elle avait cette forme de rigueur qu’elle appliquait autant à son travail qu’à ses propres sentiments. Cela pouvait laisser paraître la personne froide et distante, mais cela avait au moins le bénéfice de savoir tout de suite ce que la personne en face de vous pensait. Et même si je m’étais embrouillé par le passé avec elle, je ne pouvais pas lui reprocher cette rigueur que je n’arrivais pas à avoir moi-même. Pour moi, ça tenait presque du don miraculeux, d’un génialissime équilibre de vie qui me faisait à la fois fantasmer et détester la constance. À cela, je préférais, sans trop de difficulté, la folie passagère qui planait sur les fêtes de début de chantier. Les fêtes de début de chantier chez Georgi valaient leur pesant d’or. C’était un bon moyen pour tous ceux qui n’avaient pas encore eu l’habitude de se frotter aux us et coutumes de la région de s’affranchir rapidement des notions de base.

Le lendemain matin, je fus réveillé par des bruits dans le couloir. Avec une bonne dose de rancœur, je regardai ma montre aux premiers éclats de rire. Il était à peine neuf heures du matin. J’excusai cet excès de confiance quand je crus reconnaître, dans le brouhaha ambiant, les voix d’au moins deux filles. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’elles ne soient pas trop jeunes, ni trop laides et surtout à mon goût. Avant de me faire ma propre idée sur le sujet, je décidai de flemmarder un peu dans mon lit pour profiter des premières chaleurs de la matinée. Sans m’en rendre compte, je me rendormis jusqu’à une heure référence pour de la procrastination digne de ce nom. Il était midi passé de quelques minutes. Même s’il n’y avait qu’à remonter la rue qui longeait la Basa pour arriver chez Giorgi, je me dépêchai pour ne pas être trop en retard.

Giorgi habitait la maison au bout de la rue. Parmi les maisons sur le bord de la route, c’était celle dont la façade disparaissait derrière un épais feuillage de vigne grimpante. Dans le quartier, c’était, ni plus ni moins, une des plus belles maisons des environs, voire du village tout entier. Et dans un sens, une vraie réussite pour un homme qui n’avait jamais quitté son village natal.

De la rue, je pouvais déjà entendre les plus vaillants chanter et brailler comme s’il n’y avait eu qu’eux dans les parages. Il devait y avoir du monde. Il me suffit d’ouvrir le portillon qui donnait sur le jardin pour comprendre que tout le voisinage s’était donné rendez-vous chez Giorgi. Autant dire que je ne passai pas inaperçu, et alors que mon dragon me salua de loin, elle était à table en train de parler à un inconnu en costume, un peu gêné, je saluai le quartier, tout entier, en levant la main en l’air.

Le long de la maison, on s’était réunis sous la grande pergola qui profitait de la vigne rampante pour soustraire les gens à la morsure du soleil. Sous la tonnelle végétale, des grappes de raisins, sur le point d’être mures, pendaient au-dessus de la grande table qu’on avait dressée pour l’occasion. Georgi m’accueillit les bras ouverts et il me fit faire le tour des convives. Il habitait avec sa femme et ses deux dernières filles : Elena et Irina. Son fils Nikolaï, qui avait presque le même âge que moi, vivait ici aussi avec sa femme.

À la première occasion, son fils Nikolaï m’agrippa avec la ferveur d’un ami qu’on n’a pas vu depuis des années. En réalité, c’était exactement cela. Je ne l’avais pas revu depuis plus de dix ans. Au moment même où il m’enlaça, comme on retrouve un frère, cette absence me parut d’une indécente éternité. Attendri, je le regardai comme on regarde une photo souvenir. J’étais ravi de le retrouver, et son visage s’illuminait du même sentiment que je ressentais au fond de moi.

Nikolaï ressemblait comme deux gouttes d’eau à son père, l’insouciance de son âge en plus. Il était grand, il était fort et là, où son père avait laissé les rides lui marquer le visage, Nikolaï avait encore cette étincelle de joie qui scintillait dans ces yeux ; la même qui faisait rire le regard de son père sur les photos dans le couloir de l’appartement de mes parents, il y a encore quelques années. Il avait dans son regard cette étincelle d’insouciance reconnaissable entre toutes. Son père avait aimé sa vie et Nikolaï n’avait apparemment rien à lui envier. Il poussait ce mimétisme jusqu’à faire pousser, lentement mais sûrement, la bedaine qui lui collait au ventre. Un genre de pratique très répandue chez les hommes du coin pour ressembler un peu plus, avec les années, dans un mimétisme parfait, à son paternel. La bière ne devait être en rien innocente dans cette transformation. Il me présenta sa femme Anita et il m’annonça qu’il allait devenir père dans quelques mois. Je saluais sa femme en la félicitant et je riais. Il ne pouvait s’empêcher de caresser le ventre de sa femme. Ce qui inévitablement mettait Anita mal à l’aise quand on imagine la scène se dérouler devant un inconnu. Même si pour moi, son ventre n’avait encore que la forme naturelle et bombée du ventre d’Anita, l’enfant dans son ventre remplissait déjà de fierté son père. Je regardais Nikolaï et lui dis :

— Je vois que tu n’as pas perdu de temps !

— Moi ? Pas du tout. C’est plutôt toi qui es en retard. Et toi, c’est pour quand la descendance ?

Fallait-il encore que je trouve la femme qui aurait bien voulu de moi. Et ce n’était surtout pas en restant coincé sur Bérénice que j’allais me défaire de l’inexplicable attirance que j’avais pour elle. Je ne répondis pas franchement à Nikolaï. En guise de réponse, il eut le droit à un mouvement de la tête. Je dodelinai de la tête comme le font les Bulgares pour dire oui et non en même temps. Je ne voulais pas forcément m’étaler sur ce sujet. Je préférai encore le laisser croire qu’il avait raison.

Giorgi m’installa à côté de Maritsa. Elle était trop occupée à parler avec un archéologue, tout droit sorti de sa Sofia natale, pour s’en rendre compte. Avec dix longues années d’absence au compteur, aujourd’hui, j’avais ce rôle, peu enviable, de l’étranger. J’étais content d'être là, mais je ne me sentais pas à l’aise et puis, une vision, presque un mirage dans cette belle cacophonie bulgare, me rassura immédiatement. En face, on parlait Français. Je me félicitai, car il y avait planté, devant moi, trois splendides jeunes femmes qui buvaient un verre de bière pour faire passer le temps. Elles ne faisaient pas assez locales pour maîtriser parfaitement le cyrillique. Une blonde aux cheveux courts, une brune aux cheveux longs et la dernière qui avait une coupe de cheveux improbable, des rajouts de toutes les couleurs partout sur la tête. C’est le genre de truc qui vous fait penser directement à un arc-en-ciel fané sur le crâne. Alors que sur d’autres, ça aurait fait ridicule, elle, elle savait porter le postiche avec classe et naturel. Dans leur style, elles étaient toutes les trois plutôt jolies. La blonde avait le teint clair et parsemé d’une pluie de grain de beauté. Elle avait les yeux bleus et ça ne me plaisait plutôt pas mal. À peine plus d’une journée de Bulgarie et ses pommettes saillantes avaient déjà subi les affres du soleil continental. La brune cachait l’épaisseur de ses cheveux longs, bruns et bouclés sous un chapeau en feutre noir. Sur le bandeau, noir lui aussi, une plume de faisan plantait le contraste. Un trait fin d’eye-liner noir surlignait son regard noisette. Elle portait une robe à fleurs. Une de celle que les femmes portent au printemps. Et alors que je ne me posais pas la question, ses deux pieds qui dépassaient de sous la table étaient logés dans des Docs Martins noirs et délacés.

Elles ne devaient pas avoir toutes les trois plus de vingt ans, vingt-trois ans, tout au plus. Je n’avais déjà plus de remords à me les draguer toutes les trois en même temps. Avec un peu de patience, j’arriverai peut-être bien à m’en faire une. Naturelles, sans ces chichis de la belle toilette parisienne qui me fait hérisser les poils, elles avaient chacune leur style et ça me plaisait.

— Vous êtes arrivées quand ? demandai-je aux trois filles en face de moi pour lancer la conversation.

La première qui m’entendit fut la blonde. Elle n’avait rien entendu de ma question, mais elle avait compris que je m’adressais à elle. Elle grimaça pour m’inciter à me répéter. Elle avait raison. Il fallait que je sois un peu plus persuasif pour m’imposer dans cette incroyable cacophonie. C’était une vraie salade russe. Cela faisait longtemps que je n’avais plus pratiqué le bulgare à un haut niveau et je n’y comprenais rien. Le fracas de bouteilles de bière qui trinquent se fondait dans les rires des uns et les discussions des autres.

— Comment ? répliqua-t-elle en tendant l’oreille.

— Vous êtes arrivées quand ?

Elle hocha la tête en faisant mine d’avoir compris ma question.

— Hier… Elle me sourit par politesse sans y faire attention.

Je hochais la tête comme un con. C’est toujours plus simple de conceptualiser une conversation que de la faire vivre en passant pour quelqu’un d’intelligent.

— Et toi ? me demanda la brune.

— Hier, je suis arrivé à la Basa tard dans la nuit. Vous étiez déjà tous au lit.

— Ah, c’est toi Roman ! s’exclama la dernière.

— Oui, pourquoi ? j’espère qu’on ne vous a rien dit de déshonorant sur moi ?

— Non, rassure-toi, dit la dernière. C’est juste que quand on a su qu’un ancien revenait, on t’a cherché sur les photos dans la salle à manger en se demandant ce que ça pouvait donner avec dix ans de plus.

— C’est Maritsa qui nous a montré ta photo sur le mur, dit la brune.

— J’espère que je ne vous déçois pas.

— Je t’arrête tout de suite, ce n’est pas du fantasme que tu nous as vendu hier soir, s’exclama la fille à l’arc-en-ciel sur la tête, c’est juste qu’on se posait la question : est-ce qu’on sort indemne de dix ans passés dans l’archéologie ?

— Je ne travaille plus en archéologie depuis plus de cinq ans, c’est peut-être pour ça ?

Aucune d’elles ne réagit. De toutes les évidences, je n’avais pas été très convaincant.

— Tu fais quoi ici alors ? me demanda la brune

— J’ai un magasin d’antiquités dans le troisième arrondissement de Paris et il y avait une vente aux enchères que je ne pouvais pas rater à Sophia. Vu que je passais par là, Maritsa m’a proposé de venir passer quelques jours ici.

— Tu n’es plus archéologue. En clair, tu viens passer quelques jours de vacances quoi ? me demanda la blonde.

— Serais-je en train de me faire inculper de quelque chose ? lui demandai-je.

— Non, non, de rien. Pourquoi voudrais-je t’inculper de quoi que ce soit ? Nous, on fouille et toi tu prends du bon temps. C’est à peu près ça la différence entre un archéologue et un antiquaire, non ?

Je m’assis au fond de ma chaise confortablement pour ne pas paraître frustré par ce que je venais d’entendre. Je vidai la moitié de la bouteille de bière que Georgi venait de m’apporter dans mon verre et j’avalai une bonne lampée de cette bière qui avait les relents d’une pisse d’âne. J’étais sur le cul. Je ne pouvais plus considérer ces trois femmes devant moi que comme des gamines à présent, simple question de réflexe d’autodéfense. On ne se connaissait pas et elles étaient en train de me juger sur le simple aveu de ma profession.

— On fait presque le même travail quand même. On fait vivre le patrimoine.

— Faut pas pousser, non plus ! Nous, on le découvre et vous, il vous fait vivre. C’est plus comme ça que je le vois.

— On n’est pas tous des pilleurs de trésor, lui répondais-je en sachant très bien que le mot « antiquaire » avait toujours été un terme à bannir des discussions entre archéologues.

— Peut-être, mais que fais-tu de la citation d’un des plus grands archéologues de tous les temps : « sa place est dans un musée ! », s’exclama la troisième fille.

Je souris. Cette fille avait de la référence cinématographique et j’aimais plutôt ça. Les vieux archéologues vous diront que ce personnage de fiction a desservi une génération entière d’archéologues, mais pour moi, c’était cet Indiana qui avait incité beaucoup d’entre nous à faire ces études. Indy avait été une icône pour tous les archéologues de ma génération.

— Ouais, ben moi, j’ai une version du film qui n’a pas été coupée au montage. Dans la version non censurée, il dit juste après que le méchant demande à ses hommes de main de le foutre à l’eau : ou dans la vitrine d’un antiquaire, mais ça, avec le ressac des vagues sur le pont du bateau, on ne l’entend presque pas. C’est un peu comme le : tu pèses une tonne salope dans Le Père Noël est une ordure. Personne n’entend Jugnot le dire et pourtant, c’est une des répliques que je préfère dans le film.

— Ah, ouais ! et il dit ça quand exactement ? demanda Sarah.

— Dans l’ascenseur, quand il porte Josiane Balasko pour qu’elle s’extirpe de la cage à lapin.

— Dans le cas actuel, ce n’est pas ce film qui nous intéresse, continua Delphine, de la trilogie, c’est lequel ?

— Je ne me rappelle plus très bien.

— Ah, tu vois ! même Indy ignore jusqu’à l’existence des antiquaires, s’amusa la blonde.

— Je suis désolé, mais antiquaire, ce n’est pas un gros mot. J’ai connu des gens très respectables qui tenaient une boutique d’antiquités.

— Ah, ouais et qui ? me demanda la brune.

— Mes parents par exemple…

— Je vois surtout que tu rames… s’amusa la brune.

Ça ne faisait pas plus de cinq minutes que je les connaissais et la brune commençait déjà à me taper sur le système avec les absences de nuances dans son raisonnement de pro terroriste de la conservation. Je préférai changer de conversation.

— Et vous vous appelez comment ?

— Moi, je m’appelle Delphine, dit la blonde.

— Moi, Sarah, dit la brune

— C’est donc toi, des trois, qui vivras la plus grande des désillusions.

— Ne t’inquiète pas pour moi, j’ai un minimum d’amour-propre, voilà tout…

— L’amour-propre, il m’a oublié depuis longtemps.

— Et moi, si ça t’intéresse je m’appelle Astrid, s’exaspéra la dernière.

— Pardon, je ne voulais pas te paraître désintéressé, je voulais juste en finir avec ce débat de comptoir. Je jetais un petit regard froid à Sarah. Et vous faites quoi sinon en France ?

— On passe tous en M1 avec Joan et Mickael, dit Sarah. Elle me désigna au bout de la table deux garçons qui commençaient à s’engluer doucement dans la bière. On est un groupe pote depuis le début de la fac.

— Vous êtes donc tous de la même promo ?

— Ouais, on est tous de Paris 1, enfin, sauf Astrid… continua Delphine en désignant sa copine du regard.

— En réalité, moi, je suis à Paris 4, avoua-t-elle en s’entortillant des mèches colorées dans ses cheveux entre ses doigts. Ça n’avait rien d’intéressant de la voir se triturer ses extensions en plastique, mais je ne sais pas pourquoi, elle avait cette pointe de désinvolture qui m’intriguait. Je venais de m’apercevoir du potentiel de cette délurée. Pour ne rien gâcher au tableau, elle avait un débardeur trop moulant pour ne pas voir qu’elle ne portait pas de soutien-gorge. Elle n’en avait pas besoin. La forme de ses seins, à peine aplatis par la tension du morceau de tissu sur ses épaules annonçait quelque chose de rond et de chaud. Ça m’était difficile de détester ce genre de nana, franche et aussi naturelle dans sa façon d’être que dans sa façon de penser tout court. Elle venait de m’envoyer sur les roses gentiment, mais j’aimais bien l’idée qu’elle me résiste un peu, mais pas trop, c’est tout ce que j’espérais. Je fais un Master en médiation culturelle, continua-t-elle, je trouvais plutôt sympa de voir l’envers du décor. Tous ces trucs qui se passent avant que ça arrive dans un musée.

— Ben tu vois Sarah, on n’est pas si différents, Astrid et moi, m’empressais-je à dire en souriant à la brune.

— Ouais, ben un conseil, s’exclama Delphine, si tu me trouves le raisonnement de Sarah conservateur, attend de voir celui d’Astrid !

— Mais je t’emmerde, se vexa Astrid en tapant sur l’épaule de sa copine d’un revers de la main droite, qui te permet de parler en mon nom ?

— C’est bon, ça fait quinze ans que je te teste. Je commence à te connaître un peu.

Astrid jeta un regard sombre à sa copine.

— Ouais, c’est ça, mais pas trop non plus alors, reste tranquille, s’il te plaît !

— Je ne voulais pas rentrer dans votre intimité, non plus… m’exclamai-je en riant en coin.

Delphine haussa les épaules et préféra boire ce qu’il restait dans son verre de bière que d’avoir à répondre.

— Non, ce n’est rien ! me répondit Astrid comme si elle avait l’habitude de ces petites prises de bec avec sa copine. Elle regarda les gens autour de la table et elle continua : de toute façon, on pourrait se crêper le chignon toute la journée que personne ne comprendrait un chouïa de ce qu’on baverait. Personne ne comprend un brin de français dans ce putain de patelin. C’est un peu un rêve qui se réalise. Je vais pouvoir beugler toute la journée sans choquer les gens…

— Ça ! c’est sûr ! surenchérit Delphine en levant les yeux au ciel.

— Je ne t’ai rien demandé, répondit Astrid

— Et ça recommence, s’exaspéra Sarah en cherchant du regard mon aide.

— Arrête un peu tes conneries, rétorqua Delphine, t’es vraiment sûre que ça n’a pas d’intérêt de choquer les gens ? Explique-moi pourquoi t’ouvres ta bouche tout le temps alors, si ce n’est pour en retirer de la satisfaction ?

J’étais sur le cul. Ces deux filles avaient le pouvoir de démarrer au quart de tour comme si leur vie en dépendait et moi, j’étais aux premières loges. Mine de rien je commençais à être mal à l’aise jusqu’à ce que je repense à ce qu’Astrid venait de dire. Un sourire m’échappa à l’idée de cette chose que j’avais expérimentée, moi aussi, plus jeune dans les rues de Katunci.

— Pourquoi tu rigoles ? me demanda Astrid. Tu ne serais pas en train de te foutre de ma gueule ?

— Non, pas du tout… Je repense simplement à ce truc que je faisais étant plus jeune.

— Et ? demanda Delphine.

— Dans les débuts, quand je n’y comprenais rien à cette langue, les rues du village ont longtemps été un défouloir à gros mots. Personne ne me comprenait. Personne ne pouvait me punir. En d’autres termes, j’étais totalement libre…

Delphine donna un coup de coude à Astrid. Astrid pesta en passant sa main sur son bras.

— Fais attention, lui dit Astrid.

— Tu n’as rien remarqué, demanda Delphine, vous avez les mêmes hobbies. Tu as vu un peu où ça peut te mener tout ça. Si j’étais toi j’essayerais de me remettre question avant qu’il ne soit trop tard.

— Je n’ai pas si mal tourné, continuai-je pour me défendre.

— Tu sais quoi ? Je ne vais pas te mentir, c’est mon kif de choquer les gens, me répondit Astrid, quand tu choques les gens, tu es le seul à maîtriser tes émotions et du coup, tu as le dessus sur tout le reste, mais là tout de suite, c’est plus de la frustration que je ressens.

— Tu vois, c’est bien ce que je te disais, lâche-toi, lui suggérais-je.

— Mais non, j’ai déjà changé de sujet, rétorqua-t-elle en minaudant. Ce qui me soûle au fond, c’est que je pensais savoir parler un peu le bulgare et je me rends compte maintenant que j’y pige que dalle.

— Ah ! bon tu parles bulgare ? lui demandais-je.

— Oui, enfin ! un peu ou plutôt pas assez, ajouta Astrid.

— Je te rappelle que c’est toi qui m’as décidé à prendre ce stage de fouille, s’étonna Delphine. Ouais, tu verras ! je parle bulgare ! ça sera cool ! continua-t-elle en mimant sa copine. Je pense surtout que je me suis fait bananer dans l’histoire.

— Ne t’inquiète pas, ça reviendra vite, lui confiais-je en clignant de l’œil.

— Du coup, comme il fallait qu’on fasse un chantier cet été, continua Delphine, et que mon amie ici présente avait, soi-disant, le don inestimable de savoir parler bulgare, on s’est dit qu’un bon chantier école de post-fouille, ça allait bien nous laisser assez de temps pour réfléchir un peu sur ce qu’on voulait faire après. En plus la Bulgarie, je n’avais jamais fait.

— Vous verrez, c’est bien, les rassurai-je.

Devant moi, comme une invitation qui ne se refuse pas, il y avait une bouteille de Raki.

— Vous avez déjà goûté ? leur demandai-je en montrant la bouteille de la main droite.

— Non, c’est quoi ? demanda Sarah.

— C’est du Raki, vous en voulez ? C’est toujours plus local que cette pisse avec des bulles qu’on vous a servies.

— Ah, oui, s’il te plaît, s’exalta Sarah. Donne-nous un coup de bibine, pour l’amour de Dieux. Ça détendra l’atmosphère et accessoirement les strings de ces demoiselles. Elle avala d’un trait ce qu’il lui restait de bière et me tendit son verre en premier.

— Maritsa nous a déconseillé d’en boire, s’excusa Delphine, enfin, du moins, pas tout de suite.

— Allons, Delphine ! Comment expliquer à des gens que vous êtes parties en Bulgarie et que vous n’avez pas bu une seule goutte de Raki. Et puis Maritsa vous a déconseillé d’en boire tout de suite. Un jour ou l’autre, vous allez devoir passer ce cap. Autant que cela soit fait avec un spécialiste. Je vous sers un verre ? Allez, terminez le fond de votre verre et je vous fais goûter.

— Une goutte alors ! Je ne suis pas fan d’alcool fort en pleine journée. Je préfère ça, le soleil couché, me confia Astrid.

— Promis, une goutte pour la découverte, pas plus. Je ne suis pas non plus là pour vous bourrer la gueule, mais quelque chose me dit que vos deux potes ne vous ont pas attendu. D’un mouvement de la tête, je leur montrais les fameux Joan et Mickael qui avaient déjà commencé à apprendre le bulgare. Ils avaient pris un raccourci qui se prononce Raki. Alors qu’ils commençaient à suer les grosses gouttes de transpiration qui font d’un homme lambda, un Bulgare pure souche sur la terre des ancêtres de Giorgi, ils avaient oublié l’inhibition des débuts dans le fond de leur troisième verre d’eau-de-vie. Je rigolais et je servais, à leur tour, les trois filles à parts égales. Assez pour sentir la flamme du liquide vous anesthésiez l’intérieur du gosier. Je pris mon verre et les invitant à faire de même, je lançais à ma nouvelle assemblée :

— Mesdemoiselles, il ne me reste plus qu’un conseil à vous fournir : cul sec et Nasdravé !

J’étais suivi dans mon geste par mes trois nouvelles connaissances. Delphine, Sarah et Astrid s’enfilèrent le verre à la vitesse prodigieuse de trois piquets de comptoir. Du coup, je ne savais pas qui fut le plus étonné. Moi, et mon aversion presque rédhibitoire de la fille qui boit mieux que moi, même si je trouvais ça plutôt sexy, ou bien ces filles qui avaient les papilles incendiées par le raisin distillé, mais qui résistaient à l’envie de grimacer. J’étais perdu. Derrière le verre qu’elles venaient toutes les trois de s’enfiler d’un coup, je les trouvais extrêmement attirantes. Même si je trouvais Astrid la plus jolie des trois, elles savaient toutes boire et j’aimais ça, de quoi m’en mettre au moins une dans mon lit avant la fin de mon séjour. Je me levai d’un coup pour aller chercher un bol de tarator. Rien de tel pour rafraîchir une atmosphère trop chaude, trop rapidement.

— Mesdemoiselles, je vous laisse à l’appréciation des perfides effluves d’alcool. Je suis fier d’avoir partagé ce tout premier verre de Raki avec vous, mais je dois à présent me sustenter. Vous devriez en faire de même, continuai-je en m’éloignant d’elles.

Depuis le début, je n’avais pas encore remarqué le voisin de Maritsa qui monopolisait toute son attention. En faisant le tour de la table pour me servir à manger, je le regardais. Alors que tout le monde avait la tenue décontractée d’un bon repas de famille champêtre, lui, portait presque vulgairement, dans les présentes conditions, un costume. La première des réflexions que je me fis, c’est qu’il devait être important. Il était propre sur lui et arborait fièrement une coupe de cheveux impeccables. Une raie sur le côté qui aurait pu faire rougir les plus teigneux de mes anciens professeurs de mathématique qui s’efforçaient toujours à tirer des lignes droites sur un tableau. Il ne faisait aucun doute que cet homme était coquet. L’ombre au tableau était cette mèche de cheveux sur le haut de son crâne qui commençait lentement à s’échapper du patron idéal d’une bonne couturière. Alors qu’elle s’était déjà avouée vaincue dans son combat contre la transpiration, il aurait déjà dû laisser tomber sa cravate, mais il n’en fit rien. Bien planqué derrière ses vêtements de bureaucrate, il écoutait religieusement Maritsa. Il buvait la bière qu’on venait de lui servir dans un verre à moutarde du bout des lèvres.

Maritsa monopolisait le temps de parole. S’il y a bien une chose que je ne pourrai jamais reprocher à Maritsa, c’est que, quelles que soient les circonstances, elle se vouait corps et âme à son site archéologique. Mon Dragon avait certes du caractère, mais loin de ces prétendues choses qui m’avaient éloigné de l’archéologie, elle avait surtout une pugnacité à la mesure de ses ambitions. Elle ne lâchait rien pour lui vanter comme il se devait l’importance de son site archéologique. Lui, il avait l’air de s’en foutre un peu. Englué dans un environnement trop campagnard, élément à la mesure d’une vraie découverte du jour pour lui, il avait certainement d’autres préoccupations. J’étais l’étranger dans cette fête, et il ne semblait pas plus à son aise que moi dans son pays. Encore un qui a oublié d’où il venait, pensais-je tout de suite en le voyant toutes les dix secondes scruter du coin des yeux tout ce que ses voisins faisaient. Comme lui, j’aurai pu me sentir mal à l’aise, mais je me sentais bien. Le verre de Raki ne devait pas être innocent dans l’affaire. Ça sentait la fête et la joie de vivre. La fraîcheur sous la tonnelle apaisait les tensions, l’odeur du barbecue qui cuisait non loin de là annonçait un frugal festin. Il devait y avoir des Kebabches, des boulettes de viande ou peut-être encore des escalopes de dinde marinées au citron qui cuisaient dans une crépine de porc. Je n’en savais rien, mais ça sentait bon et l’étalage de bouffe sur la table n’annonçait rien de bon pour une digestion qui aurait décidé de se faire tranquillement. Il y avait des saladiers remplis de ces tomates que j’avais vu mûrir à la Basa. Au bout de la table, je trouvais le fameux tarator, sorte de soupe froide au yaourt. Elle trempait tranquillement dans un bain-marie rempli de glaçons. Et alors que tout le long de la table, on avait exposé pas moins d’une dizaine de saucissons bulgares différents : Lukanka (on pouvait compter pas moins d’une bonne dizaine de formes et goûts différents), Banski starets, Filet Elena. Au milieu de tout ça, la lyutenitsa affichait fièrement son indétrônable supériorité sur toutes les tables bulgares qui se respectaient et les grandes plaques de Banitza fourrées au fromage de brebis n’avaient pas été oubliées. Elles n’attendaient plus qu’on les badigeonne d’un peu de lyutenitsa pour s’évanouir dans nos estomacs. Sans oublier les cubes de Kaskaval fumé dans les petites assiettes, et dans la cuisine, non loin de là, les pavés d’un Kaskaval frais qu’on était en train de recouvrir de chapelure pour une imminente baignade dans l’huile chaude. C’était ça que j’aimais chez les Bulgares, ils savaient vivre et offrir. Même si je ne doutais pas de l’investissement financier de Maritsa dans ce gargantuesque repas, ça ne remettait aucunement en question l’hospitalité de mes hôtes.

Quand Georgi revint à la table, les bras chargés de toutes ces grillades que j’avais fantasmées, nous commençâmes à manger. Maritsa délaissa un instant l’homme de la ville pour qu’il mange et alors que je ne m’y attendais pas, je discutais tout au long du repas avec elle. Ça sentait bon l’allégresse et l’abandon de l’âme aux péchés d’une table qui s’étirait sans fin sur l’envie de ne jamais voir quelque chose manquer dessus. Durant tout le repas, nous buvions et mangions jusqu’à perdre la notion de ce qu’étaient la faim et la soif. Il y en avait assez sur la table pour nourrir les gens, les amis des gens, les inconnus qui passeraient dans la rue et toutes les autres formes de vie susceptible de pouvoir ingurgiter l’exhaustive panoplie de la gastronomie bulgare. C’est vrai qu’elle n’avait jamais été des plus fine et reconnue par ses pairs, mais elle avait le pouvoir de vous réconforter un régiment de militaires après une dure bataille. Et en ce que concernait l’alcool, nos hôtes n’avaient rien négligé. Nous ne manquions de rien. Entre deux verres de vin provenant de Mělník, les bouteilles de bière prenaient le relais. Si la nourriture nous remplissait rapidement le ventre, l’alcool nous faisait oublier qu’il fallait arrêter de manger. Toute une après-midi durant, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de braise dans le foyer du barbecue, nous mangeâmes et bavâmes jusqu’à faire oublier, à notre bureaucrate de Sofia, sa cravate. À la fin du repas, elle traînait par terre derrière sa chaise. L’aristocratie de la capitale n’avait pas pu résister longtemps à son expérience immersive sur le terrain. C’est comme ça qu’on fait de l’archéologie me disais-je en le voyant sourire à tout bout de champ. Le masque des villes était tombé en laissant derrière lui de l’ébriété joviale. Il ne fallut pas attendre la fin du repas pour que notre hôte de la capitale retrouve l’essence enfouie des habitudes de ses ancêtres. Le Raki avait dû largement aider à la transformation. Un prodige. Un miracle. Il n’avait plus l’accent des villes, mais celui de sa campagne. Il roulait un peu les R comme on s’imagine un agriculteur du centre de la France le faire. Au bout de quelques verres, lui aussi était passé de l’autre côté du miroir. Et alors que je pensais qu’il avait toujours grandi dans un quartier privilégié de la capitale, il me confia qu’il venait d’un petit village de l’autre côté de la montagne, pas très loin de Bansko.

Nous avions tous jeté nos forces dans le repas qui avait pour certains des airs de défaites. Les hommes, pour la plupart, avaient perdu le combat. Maritsa et les autres femmes étaient encore les seules à pouvoir tenir la barque dignement. Au détour de regards complices, le repas avait été, pour elles, une bonne distraction. Il n’en fallait pas plus pour rendre tout le monde heureux. Les hommes buvaient et les femmes se moquaient d’eux.

À la fin du repas, la pause-café réconcilia les hommes avec le calme jusqu’à ce que Nikolaï intronise la surprise qu’il avait prévu pour célébrer en grande pompe la future naissance de son enfant. Personne n’était au courant, pas même Maritsa qui se recoiffa pour l’occasion quand Nikolaï annonça que quelqu’un d’important allait arriver. Je la regardais en mimant cette interrogation qui figeait le visage de la plupart de monde dans l’assistance, et elle me renvoya la même expression sur son visage. Le portillon qui donnait sur la rue s’ouvrit tout doucement. Et c’est là que je compris.

S’il y a bien une chose qu’on n’aime pas en Bulgarie, ce sont bien les Tziganes sauf quand il s’agit de les faire jouer un peu de musique. Et justement c’est ce qui avait dû attendre derrière le portail de la maison une bonne partie de l’après-midi quand ce groupe de musique arriva dans le jardin au moment même où Nikolaï l’annonça. Le trio d’hommes se composait d’un tambourin, d’un violoncelliste et du chanteur qui était aussi le flûtiste. Ils ne devaient pas être à leur premier concert de la journée. Ils sentaient la transpiration et une étrange odeur de Raki qui étaient, dans nos conditions du jour, un gage de sérieux et d’implication. Nikolaï avait dû casser sa tirelire. Il avait engagé un groupe de musique qui avait déjà une bonne notoriété dans la région. Jusqu’à Sophia, j’avais déjà vu les affiches de ses spectacles collées dans la rue. Il se nommait Nanosh Sandansky. Il s’appelait comme une des villes touristiques du coin. C’était un des rares Tziganes du coin qui avait sa belle notoriété. Il était connu et Nikolaï comptait bien sur la renommée de sa recrue pour épater la galerie.

Les deux premiers instrumentistes avaient l’air bien chétifs à côté du dernier : le chanteur. Il portait sur son ventre toute la notoriété qu’il s’était construite avec les années. Il avait un ventre énorme. Il avait cette peau bronzée par des décennies de soleil continental. La peau sur son ventre était tannée, bien tendue comme celle d’un fauteuil en cuir marron. Quand il arriva dans le jardin, il lança un puissant « Hoppa » de circonstance qui voulait faire débuter dans les meilleurs hospices sa représentation. Maritsa le connaissait très bien. Elle l’avait déjà engagé pour les fêtes qu’elle organisait à la fin de chaque saison de fouille. Quand elle vit le groupe débarquer dans le jardin, elle l’acclama comme une fan :

— Nanosh Sandansky, Hoppa, s’exclama-t-elle en levant les bras en l’air. Puis, me tapant sur l’épaule, elle me confia à l’oreille : « Ton père adorait cet homme ».

— Ah ! bon, m’étonnai-je plus qu’elle me parle de mon père que du reste.

— Tu étais trop petit pour t’en souvenir, mais la dernière fois que tes parents sont venus, ce fut pour moi une des plus mémorables des fêtes de fin de chantiers que nous fîmes. C’était la seule fois où ton père rencontrait Nanosh et j’en entendis parler pendant des années.

— Oui, si c’est bien ce que je pense, je crois avoir déjà entendu de sa musique à la maison. Il y avait un disque à la maison qui faisait sautiller mon père dans tous les sens. Il tournait autour de la table en faisant un pas deux pas en avant et un autre en arrière

— C’est la première fois de ma vie que je voyais un homme tenir le rythme toute une nuit durant. Ton père avait même hérité à la fin du chiffon du meilleur danseur. C’est un des meilleurs souvenirs que je garde de tes parents. Il avait mis à mort tous les étudiants qui avaient bien une vingtaine d’années de moins que lui. Ce soir-là, ton père avait été le roi de la fête.

Et le moins que l’on puisse dire c’est que mon souvenir autant que celui de Maritsa n’avait pas pris une ride. Au premier son qui sortit de la flûte, plus aucun doute n’était possible. J’avais en face de moi le musicien qui faisait danser mon père et ma mère aussi sur Paris. J’ai le souvenir de ces moments passés à les regarder tourner autour de la table à la fin du repas. Ma mère n’avait pas la vigueur de mon père, mais elle y allait, elle aussi, en rythme. Alors que je restais à table, ils passaient devant moi puis dans mon dos plusieurs chansons durant. Mon père, sa serviette à la main, ouvrait la marche. La serviette tournait, tournoyait et virevoltait encore en encore sans un seul moment de fatigue. Le torchon était clairvoyant et le geste de mon père précis. S’il n’y avait pas eu de plafond, mes deux parents auraient pu s’envoler dans la traînée laissée par la serviette qui tournicotait. La musique n’avait pas pris une ride. Elle était là comme dans le salon de mes parents. Le son perçant de la clarinette ne laissait plus aucun doute sur l’identité de cet homme que j’avais déjà entendu jouer sur Paris. Elle enivrait, elle transportait ailleurs. Nanosh avait cette force de nous hypnotiser avec le son cristallin de sa flûte en cuivre. Accrochée par le rythme saccadé et répétitif de la grosse caisse, la musique n’était plus qu’un objet de transe fait pour nous transporter dans un autre monde. Dans le fond du jardin, il y avait le spectre de mes parents qui tournaient autour de la table. Nanosh arriva à me décrocher un sourire de bonheur.

Nikolaï était content de son coup. Torse nu, il n’avait rien à envier à la bonhommie d’une femme enceinte. Lui aussi avait un ventre prêt à éclater. Il faisait chaud et sur son front dégoulinaient les dernières gouttes de raki qui n’avaient pas encore disparu dans son sang. Il tournait autour de Nanosh et de ses acolytes en leur glissant dans l’élastique de leur short quelques billets.

Quand je regardais Nikolaï et Nanosh, un à côté de l’autre, ils se ressemblaient comme deux cousins proches peuvent se ressembler. Demandez-moi ce qui différencie un tzigane d’un bulgare et je vous dirais : pas grand-chose. Posez la même question à un Bulgare et il vous répondra que tout les oppose. Les Bulgares n’aiment pas qu’on les identifie aux Tziganes et les Tziganes ne sont pas forcément ouverts à la comparaison non plus. Pourtant dans les campagnes, ils vivent ensemble et sont souvent amenés à travailler main dans la main. Pour moi, c’était un bulgare comme un autre. Il parlait bulgare, il ressemblait à un bulgare, mais il avait apparemment tout le reste qui le différenciait d’un bon bulgare aux yeux des autres.

Nikolaï s’amusait. Comme pour mon père, le torchon tournillait au-dessus de sa tête. Nanosh l’attrapait à sa guise pour s’essuyer le front. Nikolaï faisait le pitre et il amusait tout le monde. Tout entre ses mains avait la valeur de flûte enchantée. Bière, bouteille de vin, tout passait pour être cet instrument à vent qui nous hypnotisait. Il improvisa une danse avec le violoncelliste et alors qu’il se prenait tous les deux par les épaules, Nikolaï me regarda. Il avait à la fois le regard perçant de celui qui exige quelques choses et un autre, vide comme celui qui devait rapidement décider d’arrêter la boisson, du moins pour aujourd’hui. Sa femme Helena ne s’arrêtait plus de rire.

— Roman ! s’exclama-t-il en ouvrant les bras. Il s’approcha de moi en esquissant les mêmes pas de danse qui faisaient tourner mes parents autour de notre table à manger. Je n’avais pas bu autant que lui, mais je ne pouvais pas décemment décevoir mes trois nouvelles groupies. Je n’attendis pas que Nikolaï m’arrache le bras pour venir danser avec lui et je bondis hors de ma chaise. Les bras en l’air, je l’agrippais à la taille et nous commencions notre tour d’honneur. Nous n’avions pas assez de place pour tourner autour de la table convenablement, mais ce n’était pas grave. L’équilibre des ivrognes défie souvent les prévisions de ceux qui ont fait vœu d’abstinence. Au fur et à mesure que Nikolaï défiait la gravité d’un pas aussi léger qu’approximatif, les gens autour de la table nous rejoignaient dans la danse. Le son de la clarinette perçait les tympans. Le bruit de la grosse caisse nous élargissait les cœurs et le violoncelle nous ordonnait de vivre, de sentir la musique jusqu’à en perdre le souffle. Maritsa ne résista pas longtemps, elle aussi, à l’appel de la danse. Nikolaï avait pris la dernière place du convoi, celle qu’on laisse généralement au meilleur danseur, à celui qui sait improviser, au plus fou d’entre tous. Un torchon à la main, il fermait la marche en le faisant virevolter au-dessus des têtes. Nikolaï avait toujours aimé ces moments d’allégresse et de légèreté. Il sautait plus haut que les autres, il chantait plus fort que les autres. Il les surpassait tous. Il nous surpassait tous. Il avait cette folie douce qu’on excuse avec l’alcool. Je n’avais jamais eu le béguin pour lui et d’ailleurs pour aucun autre garçon par le passé, mais à cet instant Nikolaï me parut beau. En fin de compte, non. Il ne paraissait pas, il l’était, beau. Il avait cette aura naturelle qui pousse les gens à le regarder, à l’admirer comme s’il avait été la réincarnation sur terre d’un dieu païen miséricordieux.

Au bout d’un moment, certainement pour reprendre son souffle, il délaissa la ronde pour inviter l’homme de Sofia à venir danser avec lui. Il s’essuya le front avec son torchon et lui tendit pour l’inviter à fermer la ronde. Nikolaï n’était pas insistant, mais allez-vous défaire d’un homme qui a bu et qui a une idée en tête ? Nikolaï appela les musiciens à l’aide. Il servit un verre de Raki à mon voisin de la ville qui refusa poliment. Il ouvrit une bière à chacun des musiciens qui sifflèrent leur cadeau d’une seule goulée. Maritsa, dans la ronde, grimaça comme si elle s’attendait au pire. Et de la part de Nikolaï elle avait raison de se méfier. Il n’était pas dangereux, mais il avait cette folie qui aurait pu lui faire faire n’importe quoi juste pour amuser son monde. Il se servit à son tour un verre entier de Raki et insista pour que l’homme trinque avec lui. L’homme de Sofia était cerné par cette folie douce qui avait déjà contaminé une bonne partie de l’assemblée. Il ne souriait pas encore, mais il avait perdu cette posture droite et inflexible qu’il tenait au début du repas. Il devait déjà suffisamment s’amuser. Puis, il regarda les autres danser, cet inconnu, torse nu, en train de le supplier de boire et cette triplette de Katunci qui jouait dans le creux de ses oreilles. Il ne résista pas longtemps. S’avouant vaincu, l’homme de Sofia décocha un large sourire à Nikolaï. Sans semonce, ils s’enfilèrent dans un synchronisme parfait leur verre de Raki. Un Hoppa général vint couvrir la musique quelques brèves secondes et on continua à danser.

Nikolaï était fier de lui. Il s’enfila un deuxième verre de Raki et resservit son nouvel ami. L’instant d’après, Nikolaï fixa étrangement le crâne de l’homme resté assis à ses côtés. Je ne savais pas pourquoi, mais devant la coupe de cheveux trop parfaite de l’homme de Sofia, Nikolaï ne comptait pas en rester là. Sans que personne ne s’imagine un seul instant ce qu’il allait faire, il empoigna l’épaisse tignasse de l’homme de Sofia et il lui malaxa les cheveux au rythme de la musique qui n’avait toujours pas fini d’être entêtante. Cela semblait faire rire beaucoup de monde. Malheureusement pour Nikolaï, l’homme de Sofia, moi et toute l’assemblée, la musique de notre triplette de Katunci vint à bout de la tignasse accrochée sur le crâne de l’homme. Je sentis à mes côtés Maritsa se décomposer sur place. Il portait un postiche. C’était une moumoute qui avait l’air de très bonne facture, mais une moumoute tout de même ; Nikolaï, les doigts enrubannés dans la fausse chevelure, se sentit mal, honteux comme un enfant qui venait de faire une grosse bêtise. La musique s’arrêta net. Maritsa se pétrifia sur place en se demandant comment elle allait pouvoir régler une crise diplomatique de cette envergure. L’homme de Sofia venait de se faire copieusement ridiculiser. Personne n’osa bouger jusqu’à ce que l’homme de Sofia se lève lentement. Il semblait furieux. On était tous pendus à ces lèvres fermées et plissées par la contrariété. Il n’y avait plus un bruit dans le jardin. Dignement, il récupéra des mains de Nikolaï sa propriété et alors que tout le monde s’attendait à le voir partir furieux, il lança sa perruque en l’air comme une crêpe en criant :

— Hoppa !!! Nanosh, musqiue maectpo et il s’enfila le verre de raki devant lui.

Nanosh en bon professionnel s’exécuta sur-le-champ. Personne n’essaya de comprendre ce qu’il venait de se passer en préférant cette alternative à toutes autres possibilités. Nous écoutions notre nouvel ami à la lettre et Nikolaï accepta sans mal de se laisser voler la vedette par cet homme qui avait malgré tout l’air plus sympathique maintenant qu’il n’avait plus cette coupe de cheveux parfaite sur le haut du crâne.

Nous continuâmes à danser, boire et manger une bonne partie de l’après-midi jusqu’à ce que les dernières forces dans notre combat acharné pour la jovialité et la bonne humeur ne déclinent avec la course du soleil. Nous étions tous fatigués et au fond, nous remerciâmes Nikolaï d’avoir définitivement gravé dans nos mémoires un moment inoubliable.

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