Chapitre 16

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M. Leroy était pressé. Il me devançait de quelques pas sur le rythme d’une marche norvégienne. M. Leroy me parlait de son travail en brodant sur les responsabilités qui noyaient son emploi du temps sous des taches trop diverses pour être correctement faites. M. Leroy était gentil mais il avait souvent tendance à s’écouter parler. Dans le hall de la réception, en dévalant les escaliers, M. Leroy souhaita une bonne soirée à la réceptionniste. Je la saluai à mon tour pour paraître civilisé mais elle ne me remarqua pas. Mme Virginie devait avoir une dent contre lui. Elle lui servit le plus bel exemple du sourire circonstancié qu’on sert à quelqu’un quand on n’a pas le choix. Derrière son bureau, elle attendit qu’il soit à la porte d’entrée pour ravaler son sourire, recommencer à mâcher son chewing-gum et lui servir sur un plateau d’argent le plus beau doigt d’honneur qu’il m’avait été donné de voir. Il était franc, pensé et pesait le poids d’une bonne centaine d’insultes imbriquées les unes dans les autres. La fameuse Virginie happée par la petite vengeance en avait oublié ma présence. Je savais qu’elle ne m’avait pas vu. Pour m’amuser un peu, je lui souhaitai une nouvelle fois, avec un grand sourire, une bonne soirée qu'elle ne pouvait pas ne pas entendre. Elle sursauta jusqu’à en avaler son chewing-gum. J’avais du mal à savoir si le ton soudain écarlate de sa peau était dû à une fausse route ou parce que je venais de la mettre mal à l’aise. Je rigolais en sourdine en lui faisant mine que ce n’était pas si grave et que ça m’avait plutôt plu de la voir saluer M. Leroy de la sorte. Je levai la main droite pour lui faire mes adieux et je laissai mon héroïne de l’instant présent sur son sentiment.

Devant l’ambassade, M. Leroy me réserva une dernière surprise. Sur le trottoir, pendant qu’il saluait le garde à l’entrée de l’ambassade (ce n’était déjà plus le même que tout à l’heure), j’imaginais la voiture que mon hôte pouvait avoir en regardant les quelques voitures garées devant le bâtiment.

— Ah ! vous pouvez chercher ma voiture pendant longtemps, je ne l’ai pas garé ici. Elle est un peu plus loin. Je suis allé voir un ami au musée d’histoire naturelle ce midi et j’ai laissé ma voiture en centre-ville. Je vous rassure, ça n’est pas très loin d’ici. C’est juste l’histoire de quelques minutes de marche.

Je regardai alors ma voiture garée de l’autre côté de la route en faisant la moue.

— Je vous ai déjà dit de la laisser là pour la soirée. C’est un quartier tranquille. Ça ne risque rien, me confia t’il.

— Si ça ne vous dérange pas, je vais tout de même prendre de quoi passer la nuit.

— Oui, oui, bien sûr, allez-y je vous suis.

M. Leroy m’accompagna jusque devant ma voiture. J’ouvris le hayon arrière quand M. Leroy éclata de rire. Il me fit sursauter et je le regardais du coin de l’œil.

— Vous n’avez rien trouvé de plus gros ? Je comprends mieux la grimace de tout à l’heure ! s’exclama-t-il.

— Quoi ? Comment ça ?

— Ben, votre malle ou votre cantine, appelez ça un peu comme vous voudrez… C’est un truc qui était à la mode dans les années trente. Qu’est-ce qu’à bien put vous décider à prendre un truc pareil ?

Je grimaçai une nouvelle fois, mais cette fois-ci pour me rendre compte que M. Leroy avait raison. Ma malle de voyage n’avait rien de très pratique.

— C’était à mes parents, lui avouais-je solennellement en le regardant dans les yeux pour lui faire croire qu’il venait de me blesser dans ma tentative de faire vivre le souvenir de mes parents.

— Ah ! pardon… me répondit-il confus.

— Non, ce n’est rien. Vous ne pouviez pas savoir…

En réalité je m’en foutais, mais la tête déconfite que mon Leroy m’avait offerte avait bien valu un petit mensonge. La tête dans ma malle pour récupérer mon sac, je me gaussai et récupérai le sac de voyage qui m’avait suivi jusque dans ma cabine sur le ferry et je fermais ma voiture à clé.

— Ça y est ! je suis prêt à vous suivre, lui confiai-je.

— Vous verrez ce n’est pas très loin.

— Si vous le dites… lui répondis-je en haussant les épaules, maintenant que vous avez récupéré le plus lourd, je peux vous suivre où vous voudrez, continuai-je en désignant la glacière qu’il portait à bout de bras.

Il me fit signe de le suivre et nous partîmes en direction du musée d’archéologie. Sur le chemin, nous passâmes devant la grande cathédrale Alexander Nevsky. Je la reconnus de loin. La grande coupole en cuivre brillait dans les dernières lueurs du jour avec l’intensité d’un dôme en or.

— Vous avez de la chance, à cette heure-ci il n’y a plus beaucoup de bus de touristes, me confia M. Leroy, en pleine journée, c’est un calvaire sans nom pour circuler ici. Tenez, ma voiture est un peu plus loin. Il me la désigna du regard, elle était de l’autre côté de la place ronde.

On entendait les cloches du campanile sonner.

— Vous saviez que la plus grosse des cloches de ce campanile est quasiment de la taille du Bourdon de la cathédrale notre dame de Paris… continua-t-il.

— Non, je ne le savais pas, répondis-je machinalement.

Avais-je seulement envie de le savoir ? Ça, c’était une question que je ne pouvais pas formuler de peur de froisser mon hôte.

— C’est une des plus grandes places du monde orthodoxe en Europe. Ça doit être la deuxième ou la troisième cathédrale sur le continent européen. Tiens c’est drôle… maintenant que j’y pense je ne me suis jamais posé la question à savoir quelle était la plus grande d’entre elles ?

— Ah ! Je ne sais pas, lui répondis-je sans l’écouter. Je préférais encore regarder cette grande maison sans avoir à me soucier d’une éventuelle discussion que M. Leroy aurait voulu que je lui tienne.

— Tiens, c’est encore un peu plus loin. Il me montra la direction à suivre. Sa voiture était de l’autre côté de la place.

Nous fîmes le tour de l’édifice. Le monument était gigantesque, tout en rondeur, plus grand que ce que je ne m’étais imaginé. Les dômes en cuivre, fraîchement rénovés, donnaient le la aux autres qui avaient encore la patine du vert-de-gris. Il n’y avait pas de beaux ou de laits dômes. Ils étaient tous différents et c’est ce qui donnait à l’ensemble quelque chose d’unique et d’authentique. Il était dix-huit heures et c’était la fin d’une cérémonie. Les portes étaient grandes ouvertes. Les gens descendaient les marches de l’église. Les hommes étaient habillés en costume sombre, trois-pièces pour les plus chics et les femmes étaient en robe. En descendant les marches, elle retirait de sur leur tête le voile qu’elle portait sous la nef de la cathédrale. De dehors, on entendait les voix du chœur de la cathédrale raisonner encore sous la grande nef. Je m’arrêtai un instant devant pour scruter l’intérieur, juste comme ça, sans vouloir en savoir trop sur cette cathédrale pour m’éviter de gâcher la belle découverte du jour. Derrière mon dos, M. Leroy parlait encore. Je ne l’écoutais plus. J’étais happé par les perspectives. L’endroit semblait sombre et mystérieux, petit, et à taille humaine loin de ces vastes considérations que j’avais pu me faire de l’extérieur. De dehors, la cathédrale avait été construite pour ce dieu dont je ne reconnaissais pas l’existence et de dedans, l’endroit semblait avoir été construit à taille humaine, pour que l’homme ne s’y sente pas perdu comme ces cathédrales gothiques qui défient les règles de la gravité newtonienne. L’édifice était une montagne dans laquelle on avait creusé une grotte pour y célébrer une entité. Je n’ai jamais été croyant, mais je ne pouvais qu’être émerveillé par la sacralité des lieux. Les Bulgares pouvaient être fiers de leur Alexander Nevsky.

Mais je m’égarais, et M. Leroy me rappela que si j’avais envie de rentrer à l’hôtel pour me reposer, il fallait partir sans plus attendre. Le temps pour mon Leroy de mettre ses lunettes de soleil et nous partîmes sur les chapeaux de roues. Sous ses airs de dépressif, mon Leroy avait une conduite énergique et loin des canons que je me faisais de la fluidité. C’était sec et viril, brusque et gavé à la testostérone d’un pilote de formule 1 dans la circulation bulgare. Heureusement que mon hôte connaissait son chemin. Sur le trajet, mon hôte se fit un plaisir de me parler de sa ville, mais à peine dix minutes plus tard nous arrivâmes déjà devant l’hôtel. À l’aide d’un bon coup de frein à main, il arrêta net sa voiture en double fil devant la gare ferroviaire de Sofia. En voyant l’endroit, je comprenais mieux le pourquoi mon hôte avait hésité à réserver cet hôtel. On était loin de la promesse que le Sofia Hôtel Balkans laissait envisager de l’extérieur sur une des plus grandes avenues de Sophia. J’avais devant moi, cet autre aspect de la ville, moins carte postale, et bien plus populaire que la majorité des Bulgares connaissaient. La gare était vieillissante, certes en rénovation, mais pour le coup toujours attaché à un passé que l’on n’avait pas entretenu. C’était un gros bloc de béton surplombé d’un toit gigantesque. Sur la façade, au centre du bâtiment, il y avait trois gros cubes en marbre qui lévitaient au-dessus des portes d’entrée. Sur l’un d’eux, une grosse horloge. Elle indiquait : 18 h 30 et une inscription qui me fit réagir tout de suite. De chaque côté de l’horloge, il était écrit en lettres géantes : GARE CENTRALE DE SOFIA, en cyrillique, mais aussi en français. Je trouvai ça bizarre, mais ça avait au moins le bénéfice de me faire sentir un peu plus chez moi.

De l’autre côté de la place, de grandes barres d’immeubles surplombaient les alentours. Sur la place, des commerces de détail qui vendaient toute la junkfood qu’on pouvait trouver en Bulgarie étaient disposés autour d’une fontaine qui prenait sa source dans l’entresol de la place. La sculpture au centre montait haut dans le ciel comme une giclée de geyser sur le point de retomber. Devant la gare, les taxis jaunes attendaient les clients. Ça fourmillait de partout. Les gens sortaient d’un endroit puis d’un autre. Les vagues de voyageurs arrivaient avec les trains en gare, s’éclipsaient avec les trams à l’arrêt et la gare routière qui était, encore à cette heure-là, noire de monde. Il y avait de la vie et j’aimais ça. Il y avait du bruit et de la musique. Ça sentait l’odeur du sandwich, des kebabches, du pot d’échappement et de l’huile brûlée. Un endroit comme on n’en a pas forcément l’habitude quand on est en voyage pour un court moment, mais ça me plaisait. C’est un endroit qu’aurait bien plus à Bérénice aussi. Loin des quartiers historiques, on était proche des gens dans ces endroits.

— Ici, c’est un peu plus populaire, m’indiqua M. Leroy en se garant sur le bord de la route. Je comprendrais si vous ne vouliez pas dormir ici. J’ai toujours ma chambre d’ami ?

— Non, tout va bien. Je préfère encore ça à un hôtel guindé. Moi, les trucs où je suis obligé de m’habiller en costume trois-pièces juste pour aller boire un verre au bar, ça me dépasse.

— Bon, ben je suis rassuré alors… L’hôtel est juste là. Sur le côté de la gare. Je connais bien le réceptionniste. J’ai réservé la chambre au nom de Leroy. Avec un peu de chance, il ne vous demandera même pas votre passeport. Je passe vous prendre demain vers 8 h 30 du matin ?

— OK, très bien. À demain alors !

— Non, attendez, n’oubliez pas le plus important. Il se retourna sur son siège et se pencha en avant pour récupérer quelque chose sur la banquette arrière de sa voiture. Il me tendit une chemise rouge. Ce sont les invitations, s’exclama-t-il en nous fustigeant tous les deux d’être tête en l’air. Les invitations et le catalogue de la vente que vous devez potasser. Il ne s’agit pas non plus d’avoir fait tout ce chemin pour rien.

Je dodelinai de la tête.

— Vous avez raison, j’allais oublier le plus important.

— Alors vous êtes sûr de vouloir dormir ici ?

Il me regarda avec insistance, par-dessus les verres de ses lunettes comme pour m’inciter à changer d’avis.

— Ne vous inquiétez pas. Je me sens déjà chez moi ici.

— Bon, très bien à demain alors, me répondit-il en posant sa main droite sur le pommeau du levier de vitesse.

Je le remerciai encore une fois et le temps pour moi de sortir ma valise du coffre de la voiture, je regardais M. Leroy s’évaporer dans la circulation.

Devant la porte d’entrée de l’hôtel, je pouvais constater que ma pension pour la soirée ne déméritait pas du reste du quartier. Elle était dans son jus, le même qui avait baigné pendant des décennies la gare Centrale de Sofia. Pas plus rutilante. Pas plus vieillotte. Juste un hôtel du début des années soixante qui avait dû venir se greffer à l’ensemble quelques années après la construction de la gare. Je poussai les portes de l’hôtel. Dans le hall d’entrée, les moquettes dans les tons kaki et marron dataient de l’inauguration du complexe. Les tapisseries en velours marron et blanc faisaient boulocher la poussière, et derrière les vitres de l’entrée, jaunie par les années et la pollution, la lumière était bizarre. La lumière, elle aussi, semblait avoir pris une trentaine d’année. Je n’avais pas besoin de beaucoup d’artifice pour me sentir rapidement transporté dans une autre décennie. La seule ombre à cette authenticité fut le grand écran plat au-dessus de la loge qui diffusait en boucle les derniers clips à la mode d’une pop bulgare qui se cherche entre musique ethnique et traditionnelle et une musique R an B à l’américaine. Une chance pour moi, il n’y avait que l’image.

En m’annonçant à la réception, je me rendais compte que M. Leroy avait tenu parole. Le réceptionniste ne me demanda pas mon passeport. Il semblait même content de me voir. Cet homme, c’était la seule chose de jeune entre ces murs. Il s’appelait Octav. Il avait sur lui un beau badge en métal doré avec son nom dessus. Il devait avoir un peu moins de trente ans, et il portait un costume, ou plutôt, un uniforme, celui de l’hôtel. Un costume trois-pièces verdâtre qui se coordonnait parfaitement à la tapisserie des lieux, une chemise blanche à peine jaunie au col et une coupe de cheveux impeccablement figés sur la droite à l’aide d’une tonne de gomina noire. Du veston fermé sur la rangée des trois boutons en nacre, il y avait un stylo qui dépassait de la poche droite. L’homme était droit comme un piquet. Ce devait être, au minimum, la troisième génération de réceptionniste à se relayer au comptoir de la loge et avec le même costume. L’habit était propre, mais usé aux plis des coudes et à l’encolure de la veste. La tenue avait un parfum de pièce de Musée. Elle devait être un des rares témoins de ce qu’avait dû être l’hôtel à l’origine du projet. Néanmoins, dans cet endroit hors du temps, j’aurais bien imaginé venir d’une pièce à côté, celle qui se cache derrière une porte en trompe-l’œil dans le prolongement de la tapisserie murale, le gérant pour me présenter ses salutations. Il me dirait : « Notre maison est une maison de qualité qui emploie les mêmes recettes pour une réussite qui n’est plus à démontrer. Cela fait plus d’une trentaine d’années que ça dure et nous comptons bien vous faire profiter de notre expertise pour vous proposer un séjour inoubliable » le tout en bulgare bien sûr pour rajouter un peu de solennité et d’exotisme slave. Il n’en fut rien. Alors que j’attendais qu’on me donne une chambre, j’observais en silence ma pièce de musée remplir consciencieusement son registre. Au-dessus de ma tête, les starlettes de la Tchalcga se déhanchaient sur le dance-floor comme si on avait oublié dans leur culotte une bûche de bois incandescent. Au bout d’un moment, à peu près le temps pour moi de constater que le terme starlette ne définissait pas que la gent féminine dans les clips bulgares, Octav m’accompagna jusqu’à ma chambre. Il n’était pas peu fier de me montrer qu’il savait parler français. Enfin, en termes de communication, il baragouinait peut-être autant dans la langue de Molière que moi je parlais bulgare. Quelques phrases en français plus tard, je rentrai dans ma chambre sur un : bon séjour qui avait de troublantes intonations de robot tout en métal revenu du futur postapocalyptique pour me tuer. Je le remerciai et il repartit sans que je n’aie le temps de lui laisser un pourboire.

Ma chambre était grande. Il y avait deux lits, deux personnes, un frigo de courtoisie, une télévision à tube cathodique suspendu dans un coin de la salle, une grande glace qui faisait toute la longueur de la pièce et un bureau. Mon chez-moi pour la nuit était propre, mais il sentait le renfermé, cette petite odeur de poussière qui vous fait dire que la femme de ménage était tombée malade dernièrement. Derrière, la seule porte de la chambre, il y avait une toilette et une douche.

L’endroit était calme. L’atmosphère de ma chambre tranchait avec l’agitation de dehors. Derrière les rideaux de ma fenêtre, la ville ne s’était pas arrêtée. Elle était en mouvement, en silence, presque au ralenti quand je regardais les gens dehors par le filtre de la fatigue. Je voyais les gens, les voitures, les oiseaux sur les toits des boutiques en face de moi, mais je n’entendais rien, pas même le bruit des klaxons des taxis.

Il fallait que je me repose un peu. J’ouvris le frigo. Je récupérai une fiole de whisky en m’affalant sur mon lit. Je la bus cul sec et je m’allongeai sur le lit. Il était presque trop mou pour moi, et alors que je souhaitai fermer les yeux pour me reposer un peu, je m’endormis profondément.

En me réveillant, je venais de faire une sieste de deux heures. J’étais dans, ce qu’on pourrait appeler, le gaz. La décoration de ma chambre ne pouvait pas être autre chose qu’un voyage dans le temps, ce lien indicible qui vous transporte au travers d’un trou de ver dans une autre époque, d’un hôtel de la perestroïka à la réalité d’une ville encore dans le passé. Je mis du temps à comprendre ou je me trouvai.

Je regardais l’heure sur mon téléphone portable. Il était dix heures du soir. Il fallait maintenant que je me dépêche si je voulais avoir le temps de consulter le catalogue de la vente. Après avoir pris une douche, je décidai d’appeler Bérénice pour savoir comment la boutique allait pendant mon absence. Je n’avais parlé à aucun de mes amis depuis mon départ de France et ça m’avait fait du bien. Des fois, on a envie de partir, de faire table rase du passé pour mieux revenir. Les quelques jours depuis mon départ m’avaient fait oublier la frustration du dernier soir. J’avais déjà vécu bon nombre de frustrations avec cette fille pour ne pas m’y être habitué. Il y avait toujours un moment où il fallait que j’arrête de lui parler, de la voir pour ne plus lui en vouloir, pour ne pas m’en vouloir.

Bérénice décrocha presque immédiatement.

— Allô !

— Comment vas-tu ? lui demandai-je content d’entendre sa voix

— Ah, ben ! tiens, c’est maintenant que tu appelles ? Tu aurais pu donner de tes nouvelles, avant ? personnes ne sait où tu es ?

— Ben, si ! En Bulgarie.

— Tu sais très bien ce que je veux dire. Un mail, un SMS, juste pour me dire que tu étais bien arrivé. Ça m’aurait fait plaisir.

— Pourquoi te languis-tu ?

— Arrête, tu sais très bien ce que je veux dire.

— Oh, j’en connais une qui a peur de se retrouver avec sur les bras une boutique de vieillerie sans savoir quoi en faire ?

— Très drôle. Je me faisais simplement du mouron. Et puis, ton idée de partir en voiture jusqu’en Bulgarie, je te jure. Tu sais qu’on a inventé l’avion depuis.

— Oui, je sais, merci ! Tu n’es pas la première personne à me donner cette information.

— Je pensais que tu avais pris une voiture, mais que pour aller jusqu’à Roissy. Quand Apollinaire m’a dit que tu t’étais mis en tête de faire le trajet en voiture, je n’ai pas compris.

— Il n’y a pas grand-chose à comprendre à vrai dire. J’avais envie de souffler, mais je me retenais. J’avais l’impression de me faire engueuler comme un adolescent prépubère. Elle avait presque réussi à me couper l’envie de lui parler.

— Bon, je suis contente de t’entendre. Ça se passe bien pour toi ?

— Oui, oui. Ça va. Et toi, la boutique, ça va ? Ce n’est pas trop galère ?

— Non, non, ça va. Je la sentais hésitante. J’ai passé un peu de temps en réserve et j’ai répertorié les vieux trucs qui n’avaient plus de fiche. Ton père gardait tout. C’est impressionnant. Tu savais que tu avais une collection complète d’objets en silex. Ce devait être une collection de comparaison.

— Ouais, je savais que mon père faisait de l’archéologie expérimentale dans le fond de sa réserve. C’est avec lui que j’ai appris à tailler des feuilles de laurier. Ça enrageait d’ailleurs souvent ma mère, parce qu’il avait la fâcheuse tendance à ne jamais ramasser les chutes. Il pouvait laisser s’entasser les esquilles de silex pendant des semaines avant de se décider à faire un peu de ménage.

— Ah, oui ! au fait… J’ai retrouvé la clé de la vitrine, me confia-t-elle fièrement.

— La vitrine ! Quelle vitrine ? lui demandai-je ébahi, ce n’est pas comme s’il y avait un tas de vitrines dans la boutique, sermonnai-je.

— La vitrine où ton père entreposait ses calepins. J’ai retrouvé la clé.

— Ah ! cool ! répondis-je à peine enjoué par cette découverte qui rendait Bérénice plus impatiente que moi.

— Ben, sympa… Et moi qui pensais que ça te ferait plaisir, marmonna-t-elle.

— Si bien sûr, merci, répondis-je en me rappelant ce que je lui avais dit la dernière fois quand elle me demandait pourquoi je n’avais toujours pas lu les calepins de mon père. De toute évidence, je n’avais pas assez bien caché cette clé. À force de faire des demi-mensonges, on s’emmêle forcément les pinceaux.

— Tu savais qu’il en manquait un ?

— Un quoi ?

— Un calepin, idiot. Le dix-huit, pour être précise, soupira-t-elle.

Je ne sais pas pourquoi, mais son agacement m’amusa. J’avais l’impression de revivre les éternelles discussions qui avaient ponctué notre relation, mais à une différence près. D’habitude, Bérénice m’aurait envoyé balader à la première occasion, et c’est moi, Roman qui aurait couru pour la rattraper. Pour la première fois depuis bien longtemps, Bérénice était à la traîne et je menais sans le vouloir la danse. Sans trop savoir quels avaient été les ingrédients de la recette, je profitai silencieusement de cette douce victoire.

— Oui, peut-être ! lui répondis-je. Je savais qu’il lui en manquait un, mais je ne me souvenais plus que c’était le numéro dix-huit. Il a mis du temps avant de passer au numéro dix-neuf. J’ai un vague souvenir de cette période. Il avait presque transbahuté toute la boutique sur le trottoir pour retrouver ce satané calepin, sans succès.

En disant ces mots, la seule chose qui me vint à l’esprit était de savoir comment Bérénice pouvait être au courant de cette histoire. Je ne lui en avais jamais parlé, et mon père numérotait ses calepins sur la gouttière. Il fallait donc qu’elle ait ouvert la vitrine pour savoir qu’il en manquait un. J’aurai pu jouer le rôle de celui qui s’offusquait de tant de curiosité, mais, au fond, ça ne me dérangeait pas. Je lui aurais, de toutes les manières, donné l’occasion d’elle-même de le faire un jour ou l’autre. Juste pour m’amuser encore un peu, pour qu’elle se sente fautive, ne serait-ce qu’un centième de seconde, je lui demandais :

— J’espère que tu n’as pas ouvert la vitrine ?

— Non pas du tout, me répondait-elle instinctivement comme si sa vie en dépendait. Bon, passons, et tu reviens quand ? me demanda-t-elle irritée. Je sentais dans sa voix qu’elle souhaitait rapidement changer de sujet.

— Je ne sais pas. Pourquoi cette question ? Si tu as un truc à faire avant la fin du mois, je comprendrai. Tu n’as qu’à laisser le trousseau de clés de la boutique à la gardienne de mon immeuble.

— Non, non, je t’avais dit que je garderais la boutique pendant ton absence. Ce n’est pas le problème. Je peux bien faire un peu de poussière et ramasser ton courrier… mais je me rends compte que la dernière fois qu’on s’est vu, je n’ai même pas pu profiter de toi.

Et voilà, encore une fois, Bérénice m’apportait ma frustration sur un plateau d’argent. Quand elle se sentait fautive, elle ne pouvait pas s’empêcher de s’épancher sur ses actes manqués. Et bien sûr ! quoi de mieux que l’intéressé lui-même pour écouter la veuve éplorée. Je me traînais cette double étiquette de meilleur ami et d’amoureux transi depuis le début de notre relation. Mais aujourd’hui je ne voulais pas jouer ce rôle.

— Ah ben ça, pour sûr, je l’ai bien vu. Tu avais une mère Thérésa habillée en infirmier qui a joué le trouble fait…

— Il s’appelle Paul, souffla Bérénice.

— Ah oui, c’est vrai, comme la baguette…

— Alors ça, c’est fin…

— Pas plus qu’un bon vieux pain restaurant.

— Quand tu auras fini de t’exprimer comme un boulanger, on pourra peut-être discuter sérieusement ?

— Je m’excuse… Tu voulais me dire quoi ?

— Je m’en suis voulu ! On n’aurait pas dû se quitter comme ça la dernière fois. Au départ, ce n’est pas avec Paul que je voulais finir la soirée. Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça, mais tu me manques. Tes histoires me manquent. Tu rêves Roman. Tu es comme moi. Tu es un rêveur et c’est ça que j’aime chez toi. Je ne pourrai pas l’expliquer, mais j’ai envie de faire partie de cette vie, de ta vie, de cette boutique avec sa poussière. J’en ai marre de flâner et de butiner un peu de partout. J’ai envie de redevenir chenille, de me raccrocher à cette branche qui m’a vu grandir. Toi seul me connais réellement.

— Et je ne te comprends toujours pas, Bérénice… Je ne sais pas ce que tu cherches vraiment. Tu attires, tu attises et tu t’éclipses. Tu as toujours fonctionné comme ça. Je me suis habitué, voilà tout. Je te l’avoue, des fois, ça fait mal, mais je ne compte plus là-dessus. Tu es une étoile filante. Tu brilles. Tu files, mais je n’arriverai jamais à te rattraper. Tout va trop vite pour moi. J’ai besoin de stabilité, surtout en ce moment et je ne pense pas que ce soit le bon moment de discuter de choses pareilles.

— Je sais bien. Je voulais juste que tu saches que tu me manques.

— Ne me demande pas de te dire la même chose. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Les choses vont trop vite pour moi, là. Il me faudra, je pense, un peu de temps avant de savoir ce que je veux réellement et puis je te connais trop bien. J’ai du mal à croire que du jour au lendemain tu sois là, sur Paris, à m’attendre sagement. Tu n’es pas une fille comme ça Bérénice. Ce n’est pas la Bérénice que j’aime. La Bérénice que je connais a toujours un train d’avance. Tu es ma chimère et mon fantasme. Je t’aime comme ça Bérénice : évanescente. Je pourrai pendant des heures t’imaginer. Je pourrai sentir dans l’économie d’un courant d’air ton odeur. Tu fais partie de ces illusions qui peuplent les films muets des années vingt. Tu es une impression, un ressenti, une émotion, mais tu n’as jamais été réelle pour moi. Même si je rêve depuis toujours de ce jour où je pourrai enfin poser mes lèvres sur les tiennes et je ne parle pas de ces moments ou la fée des ivrognes jette son dévolu sur nous. Pour moi, Bérénice, tu n’es plus qu’un fantasme.

Elle ne me répondit pas. J’y étais peut-être allé un peu fort, mais au fond c’est ce que je pensais réellement. Je me sentais bien, soulagé d’un poids.

— Bérénice ? Tu es encore avec moi ?

— Ah, je te rassure, j’ai tout bien entendu. Écoute, je pense qu’encore une fois, on s’y est mal pris. Je n’aurai pas dû te parler de ça maintenant.

— On s’y est mal pris ! Tu veux rire ? C’est toi qui engages cette conversation sur ce sujet et après tu essayes de me faire culpabiliser. La vérité me fait autant de mal qu’à toi, Bérénice.

— Laisse tomber ! Nous en reparlerons ensemble quand tu reviendras. Je pense que j’en ai pris assez pour mon grade ce soir. Je préfère en rester là pour le moment. Je te demanderai juste de me tenir au courant pour la date de ton retour. Je préparerai ce qu’il faut. D’ici là, le fantasme garde le sens de la fuite et il va certainement raccrocher pour en finir avec cette discussion. Je savais bien que je ne devais pas t’en parler. En tout cas, pas comme ça.

— Tu veux que je te réponde quoi, Bérénice ? Que je t’ai toujours aimé et que tu n’as jamais daigné porter de l’importance à ce que je ressentais. Est-ce que tu peux en dire autant de toi ? Je ne t’en ai jamais voulu d’être comme tu es. Tu étais là et c’était déjà bien assez suffisant pour moi. Tu sais quoi ? Quand tu me dis que je te manque moi, je te réponds, je t’aime. As-tu quelque chose à rajouter à ça ?

— Laisse tomber, tu ne comprends définitivement rien aux femmes. Je ne veux pas te raccrocher au nez… je te laisse. Tiens-moi plutôt au courant de la date à laquelle tu comptes rentrer et à bientôt…

Bérénice raccrocha. J’avais de la peine, mais je n’avais pas envie me sentir fautif. J’avais peut-être été lâche en lui disant ce que je pensais à des milliers de kilomètres, mais après tout ce n’était pas moi qui avais commencé et puis, je savais que j’aurais déjà assez à m’expliquer sur cette brève conversation dans quelques jours, voire quelques semaines pour me soucier de ce qui allait, de toutes les façons, arriver bien assez tôt.

Je voulais me sentir détaché mais j’avais toujours une pensée attendrie pour Bérénice. Il fallait que je pense vite à faire autre chose avant d’en perdre définitivement l’envie. Mon ventre me dicta la marche à suivre. Je n’avais qu’à trouver de quoi me restaurer avant de potasser le catalogue de la vente aux enchères. De toutes évidences, je n’allais pas faire l’affront d’une question embarrassante à mon concierge en lui demandant s’il y avait un restaurant dans son hôtel. Je préférai tenter ma chance dans les environs du quartier. Je ne cherchai pas très loin pour trouver quelque chose qui rimait plus avec proximité qu’avec gastronomie. Dans la gare, il y avait une brasserie comme celle qu’on retrouve généralement dans tous les halls de gare du monde et pour une fois j’avais eu de la chance. À dix heures trente du soir, il servait encore des plats chauds. J’étais le dernier client du jour. Parmi la vingtaine de tables, j’en choisissais une qui donnait sur le grand hall. De la mezzanine sur laquelle se trouvait le restaurant, je voyais tout. Il était bientôt minuit. Les gens rentraient et sortaient, montaient et descendaient des trains qui sifflaient sur les voies. L’endroit était immense et bruyant. Le talon des chaussures claquait sur le sol en marbre et les gens se croisaient sans se regarder. Je devais peut-être le seul vrai témoin des autres. Je me sentais du coup un peu moins seul, perdu au milieu de toutes ces tables vides. J’avais l’impression d’être un cafard hagard à la recherche d’une miette à grignoter. Dans l’idée, ça me faisait beaucoup penser à un dinner américain saupoudré d’une authenticité rustre et russe. Il y avait une vingtaine de tables en formica. Elles étaient de toutes les couleurs. Il y en avait des rouges, des vertes, des jeunes et d’autre dans la teinte du saumon. En réalité, ça n’avait l’appellation de restaurant qu’à cause de l’enseigne aux néons rouge qui clignotait au-dessus de l’entrée. Il était inscrit dessus : Pectopaht. Pour le reste, ça ressemblait plus à une cantine d’ouvriers qu’on avait été posée, au beau milieu de la gare, sur la mezzanine qu’un architecte aurait pensée sans se demander ce qu’il allait en faire. Ne voyant personne arriver pour prendre ma commande, je décidai de me lever pour aller chercher moi-même ma pitance. Au fond du restaurant, il y avait la porte des toilettes hommes sur la gauche et la porte des toilettes femme sur la droite. Entre les deux, on avait installé le comptoir de vente et une caisse enregistreuse. Derrière la vitrine dans laquelle étaient présentés les différents plats du jour, une femme faisait le ménage, filmait certains plats et nettoyait le rayonnage de la vitrine.

S’il y a bien une chose que j’avais apprise au cours de mes différents voyages, c’est qu’en ce qui concerne la cuisine locale, il faut toujours se fier à ce que son voisin a dans son assiette sans se laisser avoir par une envie trompeuse, particulièrement quand vous vous posez la question de la fraîcheur des produits. Je m’accorde facilement à dire que ça peut, dans certaines circonstances, vous faire passer pour une bête étrange, surtout auprès de la personne qui n’est pas prête à se faire reluquer le fond de l’assiette, mais comme dit le dicton : c’est toujours meilleur dans l’assiette du voisin. Mais ce soir-là, je n’allais pas froisser la sensibilité de qui que ce soit, il n’y avait personne à dix tables à la ronde. Il n’y avait pas un seul fond de casserole à sonder dans les parages. J’étais donc tout seul face à ma prérogative de jeune gastronome devant la vitrine réfrigérée quasiment vide. Je décidai de jeter mon dévolu sur une valeur sûre. Je commandai une salade de crudité, une assiette de frites saupoudrée de siréné râpé et une bière. En Bulgarie, c’est le genre de truc qu’on peut trouver à tous les coins de rue, mais ce choix avait au moins l’avantage de me faire manger des produits frais sans avoir à me poser trop de questions sur leur provenance. Le repas terminé, je repartais à mon hôtel pour préparer la vente aux enchères et m’endormir.

Le lendemain, M. Leroy avait été fidèle en tout point à sa parole. Il était venu me chercher aux aurores devant la porte de mon hôtel. Il m’emmena dans un grand hôtel de la ville pour prendre un petit-déjeuner continental avant de me lâcher devant l'hôtel des ventes. Malheureusement pour moi, la promesse d’une bonne vente aux enchères se limita à l’intérêt que certains participants portaient à mon égard et aux souvenirs de mes deux parents morts. Je voulais passer inaperçu et je me rendais compte que tous les mondes connaissaient mes parents. En filigrane, derrière tout le décorum bourgeois qu’une vente aux enchères privée implique, ça puait les relents d’une veillée mortuaire qui aurait duré trop longtemps. Ça sentait le mort et la naphtaline. Si j’avais choisi de reprendre l’activité de mes parents, ce n’était certainement pas pour les faire revivre, à chaque fois, au travers d’un regard, d’un souvenir, d’une pensée, d’une poignée de main compatissante. Même si je trouvai le cocktail très combatif, à la hauteur des exigences d’un cocktail d’ambassadeur, il n’arriva pas à me faire oublier les désagréments de ces gens qui vivaient dans un passé que je voulais totalement révolu. En réalité, là où certains se défendaient d’être les fervents défenseurs d’un patrimoine à protéger, je ne trouvai aucun plaisir à voir les pièces archéologiques se succéder pour servir la mégalomanie de gens pour le moins chiants. Je m’étais déplacé pour rien. La vente aux enchères n’était pas à la hauteur de mes exigences, à moins que ce soit moi, tout simplement, qui ne fusse pas fait pour ce genre de pratique. Je n’étais pas prêt pour ce qui cannibalise le patrimoine. Je ne m’étais jamais préparé, d’aucune sorte, à des enchères de ce genre. Je n’avais jamais accompagné mes parents. Et je me rendais compte que si j’avais eu déjà à le faire par le passé, j’aurais à ce jour gagné beaucoup de temps.

Comme dans un banquet vénitien, il y avait des codes que je ne connaissais pas. Les gens portaient des masques de rigueur, des sourires d’apparat et une cinglante habitude à se tenir inexplicablement très droit. Rien n’avait été laissé à l’approximation d’un sentiment. On avait laissé l’empathie et la joie de vivre sur le trottoir d’en face, pour les plus vivants, dans le vestiaire. La courtoisie était bourgeoise, distante et froide. C’était une sorte de partie de poker menteur. Les gens se regardaient, se jaugeaient. On était là pour du sérieux. C’était un monde de grand, un monde de vieux et du haut de mes trente-cinq balais, j’avais encore l’impression d’en avoir dix. J’oubliai rapidement mes souvenirs approximatifs d’enchères prolétariennes où les gens viennent pour s’acheter une machine à laver ou un micro-ondes. Je pouvais dire adieux dans ce milieu aux tablettes blanches avec numéro fétiche inscrit dessus que l’on brandit vigoureusement quand on veut remporter la mise. Ici, rien de tout ça. Tout le monde se connaissait. Le commissaire-priseur connaissait l’assistance sur le bout des doigts. Les enchères étaient muettes. Pas un bruit. Le baveur était le seul à parler. Sur son estrade, le baveur les dominait tous. Il était l’encenseur de cette cérémonie qui vendait au plus offrant la babiole en terre cuite. C’était un prêtre, nous étions ses disciples. Quand l’homme décelait dans l’assistance une envie irrépressible de dépenser, un sabot de bœuf verni engagé sur un manche en cuivre qui se terminait par une longue mèche de crin de cheval frappait sur l’épaisse planche en merisier de son pupitre. Il était en scène et il aimait ça autant que vendre ses breloques à prix d’or. Dans la furtivité d’un clignement d’œil, d’un doigt que l’on passe sur la joue, d’une barbe que l’on flatte d’une caresse de la paume de la main, le chef d’orchestre grisait de plus en plus mon portefeuille de novice. Je n’avais pas mon mot à dire. Je n’avais plus qu’à regarder du fond de la salle les lots s’éparpiller aux quatre coins du monde. Quelques fois, les gens applaudissaient. D’autres se retournaient pour s’excuser de la folie qu’il venait de faire. Je ne prenais aucun plaisir à ça. La boutique au p’tits zobs était en train de m’échapper. Je ne savais plus si je faisais ça pour moi ou pour faire vivre l’esprit de mes parents. Quoi qu’il en soit, je commençais à me poser des questions sur la boutique du quartier de l’horloge. Elle avait toujours été à mes parents et jamais à moi. Je repartais bredouille, mais heureux d’avoir survécu à l’expérience.

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