Chapitre 15

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Après cinq heures de route, j’arrivai enfin à Sofia. C’était la fin de l’après-midi, les embouteillages des sorties de bureau me rappelaient étrangement les joies de la circulation parisienne. En quelques heures, j’avais déjà oublié le charme de la campagne bulgare, ce sens de la ruralité qui faisait tourner les campagnes françaises dans les années cinquante pour quelque chose de plus grandiose, quelque chose de plus grand, quelque chose de moins dépaysant pour moi ; à la différence qu’aujourd’hui, les embouteillages avaient un goût nouveau, cette proposition légère de la découverte. Comme un enfant, je voyais des choses pour la première fois. Toutes les rues étaient nouvelles. Les grandes affiches publicitaires, en quatre par trois, portaient des messages différents de ceux qu’on nous matraquait sur Paris. Je redécouvrais les pavés sur la route ; aux grands croisements, il y avait des officiers de police en uniforme en train de faire la circulation ; aux portes des parcs dans la ville, des babas sur le bord de la route louaient des pèse-personnes pour quelques maigres stotinkis ; tout avait des proportions différentes. C’était grand, voilà tout. Les façades des bâtiments étaient droites et froides. Sofia était une maquette inachevée de cette idée que je me faisais d’un Saint Petersburg ou encore d’un Moscou. Les rues s’enchevêtraient et n’en finissaient plus de s’enfoncer dans la ville. Rien n’était pareil et pourtant, Sofia ressemblait comme deux gouttes d’eau à toutes ces autres grandes métropoles que j’avais déjà visitées. Elle avait juste ce parfum d’autrefois qui me transportait dans une autre décennie. Pour le reste, j’étais bien dans les embouteillages, mais aujourd’hui je m’en foutais. Je ne connaissais pas les rues, encore moins les panneaux en cyrillique qui défilaient sur mon pare-brise. Les rues avaient un parfum d’ailleurs. Je profitais avec une pointe de nostalgie de cette architecture russe qui baignait les grandes artères de Sofia dans une ère désuète. Au volant de ma voiture, j’espérais juste que M. Leroy n’avait pas décidé de prendre son après-midi. L’ambassade se trouvait à quelques centaines de mètres du centre historique de Sofia, dans un quartier résidentiel qui tranchait au premier abord avec la verticalité des grandes avenues de la perestroïka. Devant l’ambassade, j’étais accueilli par un militaire en tenue de combat. Famas à la main, il me demanda de présenter mon passeport, d’ouvrir mon sac et ma sacro-sainte glacière que je trimballais pour M. Leroy depuis le début de mon périple. J’étais fatigué et mon interlocuteur ne semblait pas réceptif à une éventuelle bavette que j’aurai pu lui tailler. Ça faisait tellement longtemps que je n’avais pas parlé dans un vrai français que j’aurais volontiers voulu lui raconter mon histoire. Il n’aurait qu’à faire semblant de m’écouter, je ne lui aurais rien demandé de plus, il n’aurait pas même eu besoin de me répondre.

— On ferme bientôt, me dit-il sèchement en contrôlant mon passeport.

Bon ! pour l’histoire je repasserai certainement, me disais-je en me confrontant à une vraie porte de prison. L’homme était dans son rôle, je ne pouvais lui en vouloir.

— Oui, je sais, m’excusais-je, mais j’ai été pris dans les embouteillages. Je ne connais pas forcément toutes les subtilités de la circulation sophiste… Du coup, je me suis un peu perdu.

— Ah… me répondit-il sans donner plus d’importance à ce que je disais. Il devait être poli, voilà tout. C’est pour ça qu’il n’était qu’à moitié réceptif. Et vous venez voir qui, à l’ambassade ?

— M. Leroy. Je viens voir M. Leroy. Il a été prévenu de ma venue. Rassurez-moi, il est bien là aujourd’hui.

— Ça Monsieur, je n’en sais rien. Je ne peux pas vous dire qui se trouve dans les locaux de l’ambassade.

Il s’arrêta de parler quelques secondes. Du coin de l’œil, il regarda les passants passer derrière moi. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce soldat avait un sens du sérieux qui faisait passer le moindre badaud sur le trottoir pour une menace possible. Je lui souris pour paraître le plus amical possible.

— Je ne tiens pas le registre, continua-t-il en me dévisageant.

Je devais avoir l’air niez. Il me tendit mon passeport.

— Allez plutôt demander ça à la réception, mais dépêchez-vous, de ce que je sais, il n’y a que les services généraux qui sont encore ouverts à cette heure-ci. Ils ferment dans trois quarts d’heure. Vous aurez encore de la chance de trouver quelqu’un dans les locaux si votre Leroy ne fait pas partie des services généraux.

— Si vous le voulez bien, je vais quand même tenter ma chance !

Il loucha sur la glacière. Apparemment, il ne l’avait pas vue. Il dodelina de la tête.

Je le sentais mal à l’aise

— Et vous ? vous trimbalez quoi dans cette glacière ? me demanda-t-il sur un ton autoritaire.

— Oh, ça ? C’est une commande pour M. Leroy, lui répondis-je sur un ton obséquieux en ouvrant la glacière pour qu’il la contrôle. Il ne manquait plus que le garde, piqué dans sa fierté, me refuse le retour de ma glacière sur le territoire français. Tout ça pour ça, me disais-je en lui souriant avec complaisance.

— Ah, oui effectivement, ça sent la France là-dedans. Et vous êtes passé par les douanes avec ce machin ?

— Je n’ai pas eu besoin. J’ai une valise diplomatique, plaisantai-je pour détendre l’atmosphère.

— Pour ça, ce n’est pas une valise diplomatique qu’il faut, mais plutôt un coffre-fort hermétique et qui ne s’ouvre que sous la menace de la troisième guerre mondiale.

— Vous dites ça parce que vous êtes jaloux !

— Non, Monsieur ! je dis ça par ce que je le pense vraiment. Je vous assure que pour un truc comme ça, j’sais bien que nous sommes dans les limites de l’espace Schengen, mais faudrait peut-être repenser la législation pour ce genre de trafic.

— Si vous me laissez passer, je penserai eut être à vous la prochaine fois que je reviendrai à Sofia.

— Avec tout le respect que je vous dois, Msieur, évitez de penser à moi la prochaine fois. Restons-en là si vous le voulez bien.

— Comme vous voudrez ! Je peux y aller alors ?

— Allez-y, M’sieur. On est là pour ça.

— Je vous remercie. Bonne journée…

— Bonne journée à vous ? Monsieur.

Mine de rien, toute patibulaire était sa trombine quand je me présentai devant lui, ça faisait du bien de rencontrer un compatriote, une personne qui comprenait tout de suite ce que vous disiez. Je n’avais pas besoin de chercher mes mots, pas besoin de bredouiller dans une langue étrangère ou encore de devoir conceptualiser ma pensée avant de l’exprimer. Il y avait quelque chose de drôle dans la discussion que je venais d’avoir avec ce soldat sur le perron de l’ambassade. Avec les bras chargés de cette glacière qui m’encombrait depuis le commencement, j’avais eu l’impression de terminer une mission secrète pour laquelle M. Leroy m’avait désignée. J’étais devenu le temps d’un court instant un agent secret de retour au bercail avec toutes les preuves nécessaires pour que ma mère patrie chérie soit fière de moi. Machinalement, je me retournai discrètement pour regarder derrière moi, mais sur le trottoir, il n’y aurait aucun agent du KGB, aucune menace qui viendrait de l’est, qui trépignait sur le trottoir d’en face, à la limite de ce qu’était l’état de droit du bloc soviétique. Dommage me disais-je en rentrant dans l’ambassade. Si j’avais voulu faire de la résistance, je devais certainement oublier cette profession d’antiquaire qui m’avait menée jusque dans ces murs.

À la réception, je me faisais annoncer. Derrière le comptoir, il y avait une charmante blonde qui n’attendait certainement que moi en cette fin d’après-midi. Elle avait de grands yeux bleus et des lèvres épaisses et charnues, roses au naturel comme la couleur de la fleur qui se s’ouvre le matin. En soi, elle avait un minois à réveiller la libido d’une momie. Je lui souris en ne sachant pas si je devais me montrer plus amical qu’antipathique, car je me méfais de ce genre de profession ingrate qui peut vous miner la sympathie en moins de deux. Ça, c’était dû à deux ou trois mauvaises expériences que j’essuyais sur Paris. Elle me sourit professionnellement en rangeant dans sa bajoue le chewing-gum qu’elle mâchait et appela le poste de M. Leroy. En m’approchant du comptoir, je découvris qu’elle était en tous points fidèle à la fraicheur de ce visage que je découvris en rentrant dans l’ambassade. Elle était belle, un peu trop même pour une personne comme moi qui avait combattu, toute l’après-midi durant, pour faire survivre l’odeur de mon déodorant dans la fournaise continentale. Elle portait un joli tailleur en flanelle gris. Elle avait laissé sa veste sur le dossier de sa chaise. En chemisier, la callipyge réceptionniste m’offrait, sans même le savoir, une vue plongeante sur son décoté. Il avait tout pour plaire. Il avait tout pour me mettre mal à l’aise. Je ne voulais pas passer pour un de ces goujats qui devaient avoir défilé toute la journée à la réception pour assister à la découverte ravissante de la huitième merveille du monde. Je feignis de n’avoir rien remarqué de cette ode à une pensée lubrique en divaguant sur l’architecture des lieux. Elle me regarda faire un instant puis quand elle en eu marre de me voir planté devant elle, elle me dit :

— La salle d’attente est juste devant vous, s’exclama-t-elle en désignant de la main droite la salle vitrée en face de moi. Vous pouvez vous y assoir en attendant M. Leroy.

Je hochai la tête pour la remercier.

— La salle d’attente ? redemandai-je en désignant, à mon tour, la salle vitrée de la main.

— Oui, la salle d’attente… Elle dodelina de la tête. C’est généralement ce que l’on fait dedans, on attend, me confia-t-elle en me souriant sournoisement.

— Merci… lui répondis-je comme pour m’excuser.

Et je m’exécutai avant d’essuyer une nouvelle réflexion.

M. Leroy ne se fit pas attendre longtemps. À peine avais-je eu le temps de poser mon cul sur le mobilier Louis quinze de la salle d’attente que j’entendis mon hôte arriver. Il y avait quelque chose qui ne collait pas dans son look. Il portait un pantalon en velours marron, un pull jacquard sans manches coordonné et une chemise blanche en dessous. Il transpirait, mais il portait, comme une énigme laissée à la chaleur de l’été, une écharpe en coton bleu autour du cou. Dernier détail et pas des moindres, il avait sur le pli de sa narine gauche un grain de beauté, que dis-je, un nævus, assez important pour être vu de loin en se demandant s’il ne fallait pas le mettre au courant que quelque chose d’indiscernable se trouvait sur son visage. Je n’avais jamais remarqué que mon hôte avait porté un jour sur son visage une quelqu’une marque de coquetterie. Au choix, dans l’ancien régime, mon hôte aurait pu être une effrontée, une gaillarde ou encore une enjouée.

— Ah, Monsieur Taponier… Quel plaisir de vous retrouver enfin. Je n’avais jamais vu M. Leroy aussi badin. Souriant et à la limite du mauvais jeu d’acteur de seconde zone, il s’empressa de me rejoindre dans le salon pour me serrer la main comme peu d’hommes l’avaient fait par le passé, sauf peut-être ce genre de gars que je rencontrais parfois en fin de soirée devant la grille d’un bar qui ferme et qui me vendait sans effort quelque chose que je savais déjà : que j’étais quelqu’un d’extraordinaire. Vous avez de la chance, j’étais sur le point de partir.

— Oui, effectivement j’ai de la chance, lui répondis-je en souriant.

Il s’approcha de moi et me demanda en chuchotant :

— Vous avez ce pour quoi vous êtes là ?

— Oui, oui… bien sûr… lui répondis-je en lui montrant du regard ma fidèle glacière.

— Bon Ben, venez avec moi. Allons dans mon bureau. Nous serons plus tranquilles pour discuter. Il se retourna sur la personne qui se trouvait à la réception et lui demanda : « Ah ! Virginie s’il vous plaît, je ne suis là pour personne, ordonna-t-il, j’ai terminé ma journée. Si on me demande, dites que je suis parti, s’enthousiasma M. Leroy sur un ton hautain.

— Très bien Monsieur, répondit la femme qui n’avait pas apprécié le ton que M. Leroy avait employé.

Pour dire, il m’aurait adressé la parole de la sorte, je pense que je l’aurai envoyé sur les roses. Je souris à mon tour à la pauvre Virginie pour excuser mon hôte et nous montâmes avec M. Leroy dans son bureau. Sans raison, je sentais M. Leroy stressé. Il renflait plus qu’il ne respirait. De dos, je le voyais faire. Tous les cinq à dix mètres, il s’essayait le front avec un mouchoir qu’il rangeait à chaque fois dans la poche droite de son pantalon. Il marchait vite et j’avais bien du mal, les bras chargés de ma glacière à le suivre. Dans son bureau, je le sentis tout de suite plus à l’aise. Il souffla un grand coup et dénoua son écharpe.

— Allez-y ! rentrez ! Ne vous faites donc pas prier !

J’étais sur le cul. S’il y avait bien une chose de sûre, c’était que le bureau de M. Leroy était plus impressionnant que l’homme lui-même. C’était un grand bureau comme on pense en voir dans une ambassade. De grands murs, des moulures dans les angles, de grandes fenêtres bordées de lourds rideaux en coton velours marron et une immense bibliothèque qu’on utilise avec une échelle pour atteindre les livres les plus haut perchés. Le bureau ne collait pas du tout au personnage de mon hôte. Son bureau sentait l’odeur trafiquée d’un d’impérialisme russe du début du siècle qui collait plus à une Catherine II de Russie qu’à un fonctionnaire de l’État français en fin de vie.

— Ah, vous voilà enfin ! Je suis soulagé. Il jeta sur son écharpe sur le divan à l’entrée et il courut s’installer derrière son bureau. C’était un foutoir organisé comme je les aimais. Deux solutions s’offraient à moi : soit, mon hôte faisait semblant de travailler dur en dispersant à longueur de journée sur le moindre centimètre carré de son bureau une quantité astronomique de dossiers de toutes les couleurs ou M. Leroy était vraiment quelqu’un de très pris et je comprenais mieux pourquoi il paraissait au téléphone toujours à court de temps.

— Mais asseyez-vous donc ! continua-t-il. Ne restez pas debout ! Prenez un siège voyons !

— Merci

— Pour tout vous dire, je désespérai de vous voir arriver.

— Ah bon ! la moitié de la Bulgarie est déjà au courant que je suis sur son territoire et vous, vous désespérez de me voir enfin ici ? C’est bizarre, non ?

— Pourquoi me dites-vous ça ? Il avait l’air étonné.

— Je suis passé par Katunci pour récupérer les affaires de mes parents et je me rends compte que Maritsa est déjà au courant… Vous lui avez parlé de moi ?

— Vous m’accorderez que pour récupérer les affaires de vos parents, ça m’a semblé primordial. Mais bon, vous n’allez pas me dire que vous avez fait tout ce chemin juste pour me dire que vous n’étiez pas content de moi ? Rassurez-moi ?

— Non, effectivement, mais moi qui voulais jouer la carte de la discrétion, c’est loupé.

— Oh, vous n’allez tout de même pas m’en vouloir pour si peu ?

— Non, c’est sûr. Je peux éventuellement passer outre ce petit désagrément.

— Alors vous avez fait bon voyage ?

— Avec tous ces kilomètres que je viens de faire je n’appellerais pas ça un voyage, plutôt une aventure…

— Ah, ben je vous avais dit de prendre l’avion, me dit-il avec enthousiasme.

— C’est très bien ainsi. Là, je repensais immédiatement à la longue déchéance du voyageur looser que j’avais vécu sur le ferry et le guignol qui était devant moi avait eu raison depuis le début. Je ne lui confiais rien sur la mauvaise expérience de marin pour m’éviter d’entendre le fameux : je vous l’avais dit. Je souris sans arrière-pensée et je continuais : “Le plus dur a été cette chaleur”.

— La chaleur ? ne m’en parlez pas ! Avec cette putain de clim que je me supporte toute la journée dans les locaux de l’ambassade, j’ai la crève depuis deux semaines. Une bonne vieille bronchite hivernale en plein mois de juillet. Je suis aux anges. Je suis obligé de me trimballer avec une écharpe à longueur de journée pour limiter les dégâts. Enfin… je ne vis pas non plus vous emmerder avec mes petits états d’âme d’expatrié. Vous voulez peut-être boire quelque chose ?

— Je ne sais pas ! qu’est-ce que vous me proposez ?

— J’ai de l’eau, du café ou encore un vieux scotch. C’est un ami de l’ambassade du royaume uni qui me fournit. Ils font venir ça d’une toute petite distillerie familiale dans le fin fond d’un Highland écossais. Ça vient d’une maison qui s’appelle GlennDornach, Glenndorak…

— Goldorak, peut-être ?

— Oui, c’est ça… foutez-vous de moi… Je ne me rappelle plus du nom exact, c’est Glenn quelque chose. Ça pue bien la tourbe, mais c’est sacrément bon. Si vous aimez tout ce qui est tourbé, c’est un bon début.

— Oh, on n’est pas loin de l’heure de l’apéro, pourquoi pas !

M. Leroy se leva et il grimpa sur l’échelle de la bibliothèque. Il retira deux livres d’une étagère qui était à mi-hauteur et sortit de derrière la fameuse bouteille. Elle était à moitié pleine. Il n’y avait pas d’étiquette sur le verre.

— Je cache la bouteille parce que le nouvel ambassadeur, ça le dérange quand on boit un verre ou deux entre collègues dans les bureaux. À vrai dire, ce n’est pas que notre bon vieil ambassadeur soit le dernier à s’en jeter un dans les cérémonies officielles, mais que voulez-vous ! les bonnes traditions, ça se perd. Alors je fais un peu de résistance. Les alcooliers et la France, ç’a toujours été un grand amour.

— Vous auriez au moins pu faire ça avec du vin, parce qu’au niveau authenticité française, du scotch, on a déjà fait mieux.

— Disons que j’essaye d’améliorer les relations politiques entre nos deux pays. Je suis quelqu’un de terrain, vous savez !

— Je n’en doute pas !

— Bon, alors dites-moi, vous avez pu m’apporter ce que je vous demandai ?

— Et vous ?

— Comme je vous ai dit, ça n’a pas été simple. Tout le monde me connaît à Sofia et quand je demande si quelqu’un ne connaît pas une vente privée sur des petits objets archéologiques, on pense tout de suite que je suis à la recherche de la fraude ou du pillage organisé. Regardez, pas plus tard qu’il y a un mois, on m’a demandé de travailler sur une affaire de fouille clandestine sur le tell de Karanovo. Alors forcément quand je demande quelque chose qui sort un peu des clous, on me voit arriver avec de gros sabots, mais c’est bon comme je vous ai dit, il y a une grosse vente privée qui est prévue demain, tout ce qu’il y a de plus officiel. J’ai vérifié moi-même les certificats d’authenticités et à moins que je ne fusse bourré au raki depuis plus de trois jours, tout me paraissait dans les règles de la législation en vigueur ici et en France. Vous pouvez acheter les yeux fermés !

— Je vous remercie, lui souris-je soulagé.

— Et vous avez ce que je vous ai demandé ?

— Y’à plus qu’à, m’exclamai-je en lui montrant du doigt la glacière qui était dans mon dos.

— Bon, très bien… me remercia-t-il en exaltant d’avance sur ce qu’il allait trouver à l’intérieur. Il se leva pour rejoindre la glacière que je laissai sur le canapé à l’entrée.

— Je n’ai pas tout ce que vous me demandiez. J’ai fait au plus vite, mais le principal y est.

— C’est ce que nous allons voir, s’exclama-t-il en ouvrant la glacière. Religieusement, il sortit le premier colis, vous voyez mon cher Roman, ce sont ces odeurs qui me manquent ici. Il prit une grande inspiration. Mais vous ne pouvez pas comprendre… Vous n’avez qu’à bouffer depuis plus de six mois que du Cașcaval et du Siréné, vous comprendrez mieux. Rien ne vaut un bon vieux camembert de nos régions, s’exclama-t-il en découvrant le premier fromage. Avec le voyage qu’il vient de se taper, il est fait à point.

Il me regarda avec un grand sourire. Dans ses yeux, je pouvais lire le mot merci.

— Je n’ai même pas besoin d’attendre pour… continua-t-il, enfin, vous voyez ce que je veux dire…

— Certainement, et je rigolais.

— Et vous avez pensé à ma charcuterie corse ?

— Elle est là.

— C’est pour ma femme. Je vous ai dit qu’elle était corse ?

— Oui… Au moins une centaine de fois.

— Ça doit faire plus de six mois qu’on a plus de Lonzo et de Figatellu. Il n’y a pas à dire, on n’a rien trouvé de mieux pour manger du porc que de la bonne vieille charcuterie corse. C’est ma femme qui va être contente.

— Je vous ai pris cinq Lonzo et six Figatellu et un quart de jambon. Je voulais vous ramener de la tomme, mais il n’y en avait plus. J’ai tout de même pensé votre satanée pâte de fromage… le truc qui put…

— Ah ! A Puzza !

M. Leroy fouillait dans la glacière comme un corsaire qui venait de tomber sur un trésor au point d’en oublier de me servir le verre qu’il m’avait promis.

— Ça doit être ça, oui effectivement. Je me sers, ça ne vous dérange pas ? lui demandais-je en désignant du doigt la bouteille sur son bureau.

— Allez-y ! dans le deuxième tiroir de mon bureau vous trouverez deux verres et pour votre information : À Puzza, ce n’est pas du fromage qui put, c’est juste un fromage de caractère. Et vous avez la confiture de figues ?

— Oui, elle est aussi dedans avec la bouteille d’alcool de myrte que vous m’aviez demandé.

— Et bien ! Je crois que tout y est ! je vous remercie encore, s’exclama-t-il en se retournant vers moi. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que ça représente pour moi. Je n’ai pas à me plaindre ici, c’est sûr, mais un peu de chez soi quand on est loin des siens ça fait toujours du bien.

— Échange de bons procédés…

— Il faudra que vous veniez manger à la maison un de ces soirs. Ma femme serait contente de vous connaître. Elle fait le meilleur Siréné pochovsky de l’ambassade.

— Et moi qui pensais goûter aux joies de l’insularité…

— On pourra toujours se taper deux ou trois tranches de ce bout de pays qu’est la Corse, ça va de soi…

— Non, je vous laisse à vos souvenirs. Je rentre bientôt en France. J’aurai tout le loisir de faire ma retraite dans le maquis un peu plus tard, ne vous inquiétez pas pour ça. Et puis, j’ai encore bien trop de choses à faire pour flâner ici trop longtemps. Mais une prochaine fois peut être, avec plaisir.

— Comme vous voudrez !

— La vente a bien lieu demain ?

— La vente ? Quelle vente ?

— La vente aux enchères ?

— Ah, oui ! cette vente. Oui, elle a lieu demain. J’ai les invitations et le catalogue sur mon bureau. Elle commencera à neuf heures par la présentation des objets et les enchères débuteront à onze heures. Par contre, vous n’allez pas être content !

— Pourquoi ?

— Je m’y suis pris un peu trop tard pour la réservation de votre chambre d’hôtel. Je voulais vous prendre une chambre à côté du musée d’archéologie au Sofia Hôtel Balkans, ce n’est pas loin de la salle des ventes, mais il n’y avait plus une seule chambre de libre. Je leur ai demandé s’il ne restait pas même une piaule de femme de chambre et apparemment, le réceptionniste n’a pas goûté à mon humour. Du coup, j’ai fait au plus pressé, vous ne m’en voudrez pas ? grimaça-t-il sans pouvoir cacher sa gêne.

Je ne voulais pas le mettre dans l’embarras. Il m’avait déjà bien assez mâché le travail pour que je ne lui en veuille pas de ne pas s’être transformé le temps d’une réservation en un agent de booking d’hôtellerie.

— Moi, vous savez, à partir du moment où il y a un lit, une douche et des toilettes, le reste m’importe peu.

— Bon ! ça me rassure par ce que je vous ai pris une chambre en périphérie dans un hôtel qui jouxte la gare ferroviaire de Sofia. À moins que vous préfériez dormir à la maison. Nous avons une chambre d’ami.

— Je vous remercie, mais je pense qu’une bonne nuit de sommeil me fera le plus grand bien. Et puis il faut que je potasse un peu le catalogue ce soir au calme donc si je pouvais éviter les mondanités ce soir !

— Comme vous voudrez ! Vous n’avez qu’à laisser votre voiture ici. L’hôtel est sur mon chemin. Je vous dépose et je passerai vous prendre demain matin. Comme ça, vous n’aurez pas à vous soucier de trouver une place de parking pour votre véhicule. Dans la rue, ici, il ne risque rien.

— Pourquoi dites-vous ça ? Mon hôtel se trouve au beau milieu du Kolkhoze bulgare.

— Non, pas du tout… c’est juste que ça sera plus simple pour vous.

— Bon, très bien alors, mais sans vouloir vous paraître impoli, s’il vous plaît, ne tardons pas trop. J’ai encore beaucoup de choses à faire et je ne voudrais pas me coucher trop tard.

— Dans ce cas, nous y allons tout de suite. Le temps pour moi de ranger un peu mon bordel et dans cinq minutes nous sommes sur le perron de l’ambassade.

M. Leroy ne m’avait pas menti. Pendant que je m’enfilai d’un trait mon verre de scotch, mon hôte rangea consciencieusement l’ode à la corse qu’il venait de déballer de la glacière et nous sortîmes de son bureau en moins de trois minutes.

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