Chapitre 26 : Loren

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La valise roulant derrière moi, le sac sur le dos, ma louloute dans sa poussette que je guidais de l'autre main, j'avançais d'un pas décidé sur le quai. Direction Edimbourg. Je ne savais pas où j'allais atterrir, je ne savais pas ce que nous allions devenir, mais j'étais certaine d'une chose : je devais mettre de la distance entre Jim et nous.

La veille, il avait donné une fessée monumentale à April juste parce qu'elle pleurait pour une raison mineure. Puis il m'avait crié dessus, alors que j'essayais de le raisonner. Il en avait marre. Et moi aussi. Ses reproches étaient incessants. Selon lui, je m'occupais plus d'April que de lui. Ou de mon travail que de lui. Ou de mon travail que d'April.

Rien n'allait jamais.

La fessée avait été l'élément déclencheur. Au cours de la nuit, alors que je subissais une insomnie carabinée qui me mettrait sans doute à genoux toute la journée alors que j'aurais beaucoup à faire, j'avais remis tout cela en perspective. Des semaines, des mois peut-être que j'entendais toujours la même chanson. April avait quinze mois désormais et depuis que j'avais repris le travail un an plus tôt, la situation s'était lentement, mais sûrement dégradée. Insidieusement au début, au point que je comprenais seulement maintenant que j'avais été comme entraînée dans une spirale infernale. Il me fallait rompre ce cercle-là. Si la prochaine étape devait être celle de la violence, je serais alors coupable de ne pas y mettre fin tout de suite.

Je me demandais encore si Jim était vraiment heureux que nous ayons eu ce bébé. Il avait pourtant insisté, puis m'avait encouragée durant le traitement, notant soigneusement les données, veillant à ce que j'avale bien mes médicaments, prenant parfois les rendez-vous médicaux pour moi. Il semblait très enthousiaste à l'idée de fonder une famille, de s'installer vraiment. Il m'avait décrit sa précédente relation, une fille qui l'avait fait souffrir, qui ne voulait pas d'enfants, etc... Tout cela était-il vérité ou mensonge, sincérité ou manipulation ? Je n'avais aucun moyen de le savoir. Et je finissais par me demander si son souhait d'enfant ne cachait pas en fait une volonté de m'enfermer, de me retenir. De me posséder.

Ces pensées me glaçaient. Quand je repensais à certains éléments que ma mémoire faisait ressortir, cette nuit-là, je me disais que je n'avais vraiment pas d'autres solutions que de le quitter. Et que cela n'avait rien à voir avec mes doutes concernant l'identité du père d'April. Cette réalité qui s'imposait aussi, pas à pas, n'était finalement qu'un élément annexe, peut-être le petit "plus" dont j'avais besoin pour échapper à son emprise et surtout, pour en soustraire April.

Je ne pouvais négliger le fait que ma fille se tendait, que son visage se fermait dès que Jim rentrait, le soir. Alors qu'elle babillait et souriait toute la journée. Inconsciemment, elle me montrait ainsi sa crainte de sa présence, elle n'aimait pas sa voix, surtout qu'il se mettait très vite en colère, me criait dessus, prenant prétexte de la moindre petite chose pour m'invectiver. Je ne comptais plus les remarques sur quelques éléments de vaisselle pas rangés, sur une chemise ou un pantalon mal repassés, sur des repas trop communs, sur mon travail, mon manque d'implication dans notre couple. Mais comment avoir envie de partager un moment intime quand, toute la soirée, on n'a entendu que des reproches et que l'on n'a reçu aucune aide ? Que l'on n'a ressenti que de la colère, de la jalousie de la part de son conjoint ? J'en avais les larmes qui me montaient aux yeux.

Il ne faisait aucune proposition constructive. Il ne s'occupait tout simplement pas d'April, pas même le week-end. Nous n'avions aucun moment de détente, aucun moment simple et tranquille tous les trois. Nous ne partagions rien. Quand je suggérais ne serait-ce qu'une promenade au parc, il me répondait invariablement : "Mais quel manque d'imagination, Loren !" Résultat, si j'allais au parc, c'était seule avec ma fille.

Ce fut au cours de cette nuit que je décidai de partir. Puisque les derniers projets pour lesquels j'avais travaillé se trouvaient en Ecosse, puisque je venais de signer un contrat avec la ville de Stirling, c'était là-bas que j'allais m'installer. Edimbourg était dynamique. L'environnement était une des préoccupations majeures des Ecossais, les projets étaient nombreux, variés, et comme j'en avais suivis plusieurs, je m'étais fait un bon carnet d'adresses, de contacts. Et avant que ce ne soit, politiquement parlant, trop compliqué, autant être sur place.

Et finalement, qu'importait que Jim soit bien le père d'April ou que l'imprévisible ait pu se produire et que ce soit Snoog : je me débrouillerais seule pour l'élever. Elle était ma fille, mon trésor. Je serais assez forte pour elle.

Je m'étais levée la première, comme d'habitude. Et tout en prenant mon petit déjeuner, j'avais regardé les horaires de train pour Edimbourg. Quand Jim se leva, nous n'échangeâmes pas grand chose, comme tous les matins : c'était de toute façon l'un des rares moments où il me laissait à peu près tranquille. J'avais décidé de ne pas lui dire que je partais, je ne voulais prendre aucun risque et pouvoir mener ce projet à bien.

Dès son départ et alors qu'April dormait encore, je contactai l'auberge de jeunesse. Sur leur site, j'avais vu qu'ils avaient des places de libres et qu'ils offraient même, pour une somme un tout petit peu plus élevée, la possibilité de louer une chambre pour deux personnes et de ne pas dormir ainsi en dortoirs. Je ne pourrais pas emporter de lit pour April : j'espérais ainsi pouvoir la coucher convenablement.

Une fois cela résolu, je rangeai mes affaires de travail. J'allais emporter mon ordinateur, mon disque de sauvegarde. C'était l'avantage de l'informatique : tout tenait dans peu encombrant. Je terminais tout juste quand April se réveilla. Je m'occupai d'elle, de la changer, lui donner son biberon, lui faire son petit câlin du matin. Puis je l'installai dans le parc pour pouvoir préparer nos bagages. Je sortis ma grosse valise, y rangeai des vêtements pour elle et moi, des affaires de toilette. Je pris deux biberons, une boîte de lait, quelques petits jouets et petits livres. Le minimum pour démarrer. Je trouverais bien à m'acheter de quoi manger sur le pouce pour les premiers jours. Dès que nous aurions un logement, de toute façon, ce serait plus facile. Mais je n'avais pas le temps, ce matin, de regarder les annonces immobilières.

J'allais devoir laisser dans cet appartement bien des affaires personnelles. Vêtements, livres, bibelots. Tant pis. J'aviserais plus tard pour les récupérer. Mais j'emportais avec moi quelques disques (ceux des Dark, en tout premier lieu, et deux albums de Scorpions que j'appréciais particulièrement). Et le petit cadre avec le billet dédicacé, toujours caché dans un tiroir de mon bureau, alla vite les rejoindre. Pas question de partir sans.

Alors que je me préparais quelques sandwichs pour la journée, j'écrivis une lettre à Jim que je laissai bien en évidence sur la table de la cuisine. Puis je fis un dernier tour dans la chambre d'April pour être certaine de ne rien oublier d'essentiel, je la changeai à nouveau, lui enfilai son manteau et préparai sa poussette. Pour me faciliter les choses, j'avais appelé un taxi pour nous conduire à la gare. J'étais quand même chargée. Ce fut sans état d'âme que je donnai un tour de clé et quittai cet appartement qui avait pris l'allure d'une prison, ces derniers mois.

Un étudiant bien sympathique m'aida à monter ma valise dans le train, puis à la glisser dans le compartiment prévu pour ranger les bagages. Je pris ensuite place, April sur mes genoux. J'ouvris un petit livre pour l'occuper et le train s'ébranla. Dans quelques heures, nous serions à Edimbourg.

Pour commencer une nouvelle vie.

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