Chapitre 20 : Loren

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- T'as une sale tête, Loren.

Je levai les yeux de la revue que je feuilletais machinalement. La voix qui venait de m'interpeller, je l'aurais reconnue entre mille. Snoog était devant moi et me fixait avec cette intensité que je n'avais jamais trouvée dans aucun autre regard. Nous ne nous étions pas vus depuis deux ans, mais encore une fois, au cours de ces premières secondes où nous nous trouvions en présence l'un de l'autre, j'eus ce sentiment que c'était comme si nous nous étions quittés la veille. Il était toujours aussi beau, il dégageait toujours autant d'assurance, de force, de charisme.

- C'est gentil d'être venu, répondis-je. Assieds-toi et prends quelque chose.

- Ok.

Il fit demi-tour, alla passer sa commande au bar et revint presque aussitôt, ce qui me laissa le temps d'encaisser le petit choc causé par nos retrouvailles, même si c'était moi, malgré mes résolutions, qui les avais provoquées. Mais je ressentais le besoin de me vider la tête, de passer une soirée sans penser à mon travail et sans me poser toutes ces questions qui tournaient en boucle au sujet de mon traitement.

Son regard ne quittait pas mon visage et je pouvais comprendre sa surprise. Pourtant, j'avais attendu trois jours avant de lui faire savoir que j'étais à Glasgow pour le travail, espérant récupérer un peu et présenter un visage plus reposé, et pour lui proposer un rendez-vous s'il était dans le coin. J'avais eu de la chance, si on peut dire, car le groupe était sur Glasgow et achevait le projet de monter son propre label, de recruter toute une équipe. Snoog m'avait rejointe au pub de l'hôtel où je logeais pour ce déplacement

J'avais reposé sur le côté la revue et il tendit les mains, saisit mes poignets.

- Qu'est-ce qui se passe ? Tu es malade ? demanda-t-il, inquiet.

- Je ne suis pas malade, mais je suis sous traitement et ça commence à être dur.

- Pourquoi ?

Ses questions étaient directes, tranchantes. Difficile de s'y dérober. Sans compter qu'il ne me lâchait pas du regard.

- On essaye d'avoir un enfant avec Jim, et ça ne marche pas. Alors j'ai dû entamer un traitement hormonal. Avec tous les effets indirects que cela induit. Fatigue, prise de poids... Je tiens bon, mais j'espère que ça va vite marcher, car c'est dur. Surtout dans ma tête, en fait.

- Tu bosses toujours beaucoup ?

- Là, je suis sur un gros projet, oui. C'est pour cela que je suis venue à Glasgow, pour faire le point avec l'équipe. Je reviendrai sans doute d'ici trois à quatre mois. Quand j'aurai avancé. Et toi ? Raconte-moi un peu où vous en êtes... La petite Thilia va bien ?

- Ouais, fit-il et un grand sourire s'afficha sur son visage. J'ai écrit une chanson pour elle.

- C'est vrai ?

Cette nouvelle me fit chaud au cœur. Et d'autant plus que dès que j'avais prononcé le prénom de Thilia, tout son visage et jusqu'à son regard, son sourire, s'étaient adoucis. Il ne pouvait pas le nier : il adorait cette gamine, même si ce n'était pas la sienne. Je l'avais bien vu sur la photo qu'il m'avait envoyée, quand il tenait Thilia sur un bras et Steve, le bébé de Stair, sur l'autre. Notre petit échange à ce sujet avait été très drôle, car je m'étais moquée de lui et il m'avait répondu qu'il ne fallait pas se fier aux apparences et qu'il n'y prenait pas goût du tout. Sauf que tout, dans son attitude, démontrait le contraire et, qu'à mon avis, il ne trompait personne et surtout pas ses meilleurs amis.

- Ouaip. Elle sera sur le prochain album. Elle s'appelle "Black eyes". Elle a les mêmes billes rondes et sombres que son père, et c'est une crème comme sa mère. Elle sourit tout l'temps.

- Et elle t'adore.

- Aussi, je dois le reconnaître, sourit-il encore. Et sinon, on a déjà plusieurs chansons de prêtes, mais on commencera les enregistrements quand on aura réglé les dernières questions du label. On lui a déjà trouvé un nom, Dark Productions. Bon, ok, c'est pas très original... Après la dernière tournée, on a vraiment fait un break. Stair était plus à Manchester avec Ally qu'à Glasgow, puis ils ont eu leur bébé aussi. Du coup, j'te dis pas l'état du Stair. Complètement à l'ouest, à couver Ally comme une pierre précieuse. Lynn était sans doute celui qui avait le plus besoin de souffler, après les aléas de la grossesse de Jenna et l'arrivée d'la louloute. Et Treddy, il avait plein de merdes persos à régler. Ca va mieux et sa pétasse d'ex lui fout enfin à peu près la paix, mais ça a été chaud. Il a eu besoin de notre soutien aussi. Bref, on avait tous un peu de ménage à faire dans nos vies ou besoin de nous ressourcer.

- Et toi ? Tu me parles des trois autres, mais toi ?

- J'me suis posé aussi. Un peu à Glasgow, puis j'ai pas arrêté de repartir sur la route. Il se passe beaucoup de choses en Ecosse, ça bouillonne de partout et j'voulais sentir tout ça. Et puis, y'a des coins, quand j'y étais passé précédemment, j'me disais souvent "ça doit être beau en telle saison...". Du coup, j'en ai profité pour crapahuter par tous les temps de ci, de là.

- Et c'était bien.

- Ouaip. T'as pu le voir sur les photos qu'j't'ai envoyées.

Je souris. Oui, je me souvenais de ces quelques séries de clichés, du Great Glenn, de Glencoe, de Skye aussi, quand il avait pu profiter des quatre saisons en à peine deux journées, ayant même droit à de la neige sur les sommets des Cuillins ce qu'il avait commenté par un "heureusement qu'il y a le Talisker, cette fameuse "lave des Cuillins" pour s'en remettre".

Sa bière était prête et le serveur nous fit un léger signe. Il quitta la table pour aller la chercher, puis revint s'asseoir face à moi. Il me fixa, pensif, pendant un bon moment, puis dit :

- T'aurais bien besoin de partir en escapade, toi aussi. Changer d'air.

- Je n'en ai pas le temps. Et déjà, ce déplacement à Glasgow, c'est une grosse entorse à mon programme. Mais professionnellement, je n'avais pas le choix. Il fallait vraiment que je rencontre l'équipe. Jim n'était pas très enthousiaste à l'idée que je m'absente, mais il a finalement accepté.

- Pourquoi c'est une entorse ?

- A cause du traitement. Je dois surveiller mon cycle avec une régularité de métronome, je dois prendre des comprimés avec la même régularité, voir les médecins, faire des prises de sang toutes les semaines. C'est très lourd. Mais bon, si ça marche, je n'y penserai plus.

- Sacré sacrifice, me dit-il. C'est vrai que, quand j'vois les deux loulous de mes potes, je peux comprendre que ça en vaille la peine. Même si j'pense que les marmots, c'est surtout bien chez les autres.

Je souris. Pas de risque qu'il soit papa un jour, lui. Ou alors, pas tout de suite.

- Donc tu ne restes pas longtemps à Glasgow.

- Je repars demain soir, répondis-je.

Il fronça légèrement des sourcils avant de boire une longue gorgée de bière. J'avais commandé, pour ma part, en l'attendant, un thé et je me servis une dernière petite tasse.

- Tu peux pas rester un jour de plus ? Que j't'emmène prendre l'air au bord du Lomond ? C'est pas loin...

Je secouai doucement la tête, mais dis avec assurance en le fixant droit dans les yeux :

- Non, je ne peux pas.

Il soutint mon regard un moment avant d'accepter :

- D'accord.

**

Il était d'accord, mais avec Snoog, il ne fallait pas croire qu'il n'en ferait pas un peu à sa tête quand même. Il accepta volontiers de dîner avec moi. Je lui proposai le restaurant de l'hôtel, qui était très bien, j'y avais mangé les soirs précédents. Il me suggéra plutôt un pub qu'il connaissait et qui était tout près, sur l'autre rive de la Clyde.

Nous quittâmes donc l'hôtel après que j'eus fait un petit passage dans ma chambre pour me changer - et accessoirement, avaler aussi quelques médicaments. Nous longeâmes la Clyde et prendre l'air me fit du bien. Je n'avais guère eu le loisir de me promener dans la ville depuis mon arrivée, ayant passé mes journées avec l'équipe du projet et comme j'étais vraiment fatiguée de mes journées et du traitement, je m'écroulais le soir dans mon lit sans avoir envie de remettre le nez dehors.

Le pub n'était pas loin, effectivement, et je fus projetée dans une ambiance totalement différente de ce à quoi je m'attendais, à peine nous avions franchi le seuil. Snoog serra quelques mains, il était visiblement bien connu des habitués. Nous prîmes place à une table dans un recoin et il passa aussitôt notre commande. Il m'avait vanté la soupe de poisson et j'avais accepté. S'il se prit une nouvelle bière, je choisis pour ma part un thé léger : je ne pouvais pas me permettre d'avaler la moindre goutte d'alcool en ce moment.

Des musiciens se trouvaient là et enchaînaient des airs de musique traditionnelle. Les doigts de Snoog suivaient machinalement la mélodie. Je m'étonnai de le voir apprécier et je lui en fis la remarque :

- Je ne savais pas que tu écoutais ce genre de musique, dis-je.

- J'ai découvert le "trad" ici, répondit-il. Avec Treddy aussi. C'est vivant, c'est chaleureux, c'est entraînant. J'aime l'énergie qui s'en dégage et surtout, le lien que cette musique est capable de créer entre les gens. Et même, surtout, entre des gens qui ne se connaissent pas du tout. C'est fort. Si on était capable de faire cela avec un simple rif de hard-rock, on serait les rois du monde.

- Vous y arrivez pourtant. A créer ce genre d'émulation.

- Avec tout un concert, oui. Pas avec juste quelques notes. Un violon, un petit tambourin et une simple flûte seront toujours plus forts que tous les amplis Marshall réunis, les meilleures Gibson ou Fender alignées. Et tu pourras mettre tous les chanteurs ou chanteuses que tu veux sur scène, ça ne réussira pas aussi vite et aussi fort que ça, fit-il en ouvrant le bras pour désigner les musiciens.

- Tu fais ton modeste, dis-je pour le taquiner un peu. Mais je comprends ce que tu veux dire.

- Tu aimes ?

- Oui aussi.

- Ca doit te changer du jazz...

Je fronçai brièvement les sourcils. Il s'excusa aussitôt :

- Pardonne-moi, Loren. J'veux t'changer les idées. Oublie la grosse connerie que je viens de sortir.

Je lui souris et me concentrai sur la musique tout en dégustant ma soupe, qui était effectivement délicieuse. En dessert, nous prîmes une part de crumble, mais il termina mon assiette, car c'était très copieux et je n'avais plus faim. Mon appétit faisait un peu le yoyo selon les jours. Nous restâmes jusqu'à la fin de la prestation des musiciens, puis il me raccompagna à l'hôtel.

Nous marchâmes tranquillement dans les rues, prolongeant même un peu la promenade. Il avait passé son bras autour de mes épaules, dans un geste que j'avais senti plus amical qu'amoureux, bien que l'on puisse en penser le contraire. J'éprouvais une sorte de sérénité, juste par sa présence. Un sentiment que je n'avais pas ressenti depuis bien longtemps.

- Je suis contente de t'avoir vu, dis-je alors que nous nous engagions sur l'un des ponts franchissant le fleuve et qui se trouvait quasiment en face de la rue de mon hôtel. Cette soirée m'a fait du bien et m'a changé les idées, merci.

- J't'avais dit que tu pouvais toujours m'appeler si ça allait pas. J'suis pas toujours là, souvent par monts et par vaux, mais ça n'empêche qu'on peut au moins discuter. Fallait pas garder le silence aussi longtemps, Loren. Alors tant mieux si tu te sens un peu mieux. Tu peux vraiment pas prolonger d'une journée ton séjour ?

- Non, dis-je, vraiment. Mais c'est très gentil de me le proposer et d'avoir envisagé de prendre du temps pour cette excursion. J'en suis touchée. Merci beaucoup.

- Ca t'aurait fait du bien, mais j'comprends.

Tout en devisant, nous étions arrivés à l'hôtel. Il me suivit sans façons quand j'y entrai et je ne fis aucune remarque. Alors que nous traversions le hall, je dis cependant :

- J'ai sommeil, j'ai veillé beaucoup plus tard que les jours précédents, expliquai-je. Mais je ne le regrette pas.

- Tu veux encore un peu de détente ?

Je m'arrêtai au milieu du hall et le fixai :

- T'es pas sérieux, là ?

- Chuis toujours sérieux avec toi, fit-il en m'attrapant par les hanches. Mais va pas penser des horreurs. J'peux juste te faire un bon massage et hop, tu t'endors sans t'en rendre compte.

Je fis une petite moue. J'avais quelques doutes sur la signification que Snoog accordait au mot "massage" et j'avais bien raison de me méfier...

Car au petit matin, alors qu'une lumière un peu grise entrait par la fenêtre, je ne pus que penser que j'étais bien faible en le voyant couché, nu, dans mon lit, son regard bleuté fixé sur moi.

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