Chapitre 10

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Mes mains tremblent encore, comme mon être tout entier. Je viens de réussir l'incroyable prouesse de nous ramener vers la civilisation, et personne n’est au courant, à part, peut-être, le chauffeur, ou devrais-je dire ex-chauffeur. De toute façon, je ne m'attendais pas à grand chose de sa part. Il n’est plus là pour m’admirer. Etrangement, il s’est sauvé sans même attendre de manger un délicieux burrito. Je me demande s'il a eu peur de ces deux officiers assis aux tables extérieures d'une gargote.

Plus tard, j'ai su que la sage Doña Chonita, avait pour une fois bien fait d’écouter son enfant. C'est vrai que sans lui, personne – à part la discrète Dorée –, ne se serait rendu compte qu’un passager avait pris le volant à la place du chauffeur. Sont-ils tous aveugles, dans leur monde ? Pourquoi se laissent-ils mener par la vie, dociles, sans opposer de résistance ? Or, Doña Chonita me semble bien décidée ce jour-ci. Elle s'en est allée taper un scandale aux policiers qui dévoraient paisiblement des montados dégoulinants de fromage.

J'observais la scène à l'écart, m'éloignant à chaque fois un peu plus, puisque mère et enfant ne cessaient de me pointer du doigt. Quoi qu'il en soit, les deux fédérales n'avaient pas l'air content d'être obligés de travailler, surtout pendant leur énième pause déjeuner. Après cela, Doña Chonita s'est improvisée porte-parole et a informé les autres passagers que les policiers prendraient contact avec la compagnie de transports pour nous trouver une solution. Il ne restait plus qu'à attendre l'éventuelle arrivée d'un chauffeur de remplacement. Encore une fois, personne ne s'était gêné pour demander si l'attente serait longue, ou si l'on pouvait être certain que l'on nous enverrait quelqu'un. Personnellement, vu le prix du billet, je crois qu'on pourrait aisément nous abandonner ici. Au moins, nous ne sommes plus au milieu du désert.

Alors, je me laisse guider par l'arôme envahissant l'atmosphère et pénètre dans le boui-boui dont la façade m'a servie de cachette. Debout, devant le menu affiché, je ne sais pas quoi choisir. Mes tripes sont encore toutes emmêlées et j'avoue ne pas ressentir le moindre appétit, ce qui me désole. Autrefois, j’aurais certainement pris de tout, tandis qu'aujourd’hui, je n’ai envie de rien.

Comme si l'esprit du gargot voulait m'aider à m'apaiser, mes sens s'ouvrent aux délices qui m'attendent. L’exquis fumet de bons petits plats mijotés, les sauces faites maison et l’arôme des galettes fraichement préparées à la main, agissent tel un puissant anxiolytique. Je me revois il y a quelques années à peine, à l'âge de l'insouciance, lorsque je faisais l’école buissonnière au lycée. Avec les copains nous avions l'habitude de nous échapper pour aller grignoter des tortas, chez Don Chano, où l’on mangeait les meilleures de la ville. Je reviens à moi et respire profondément, mais mes narines ne captent plus l'odeur de nourriture. L’espace est soudain envahi par un autre parfum qui ne m’est pas inconnu et me rappelle mon odyssée présente. Dorée. Ses yeux pénétrants me fixent, mais sa moue à la Mona Lisa, mi-figue, mi-raisin, me fait craindre le pire.

— Vous devez vous prendre pour un héros, n’est-ce pas ?

J’aime son accent exotique, en revanche son sourire mystérieux – sarcastique ? – me trouble. Je ne sais pas comment réagir. D’une part, ça me fait plaisir qu’elle vienne me voir, même si j’avais espéré des félicitations, des encouragements, de l’admiration ! Mais j’ai du mal à comprendre le sens de ses mots. Se moquerait-elle de moi ? Je me force à croire qu’elle me trouve vraiment héroïque et que la touche de dédain dans sa voix vient de son accent.

Souriant, les dents serrées, je me tourne vers elle et acquiesce mollement.

— Que me conseillez-vous ? ajoute-t-elle en pointant le comptoir d'un signe de tête.

— Euh, tout ! Tout est bon.

— C’est quoi la différence entre les burritos et les montados ?

— Les burritos on les enroule, comme un taco, dis-je en mimant le geste avec les mains. Tandis que pour les montados la galette est tout simplement pliée en deux.

— Comme pour les quesadillas ?

— Euh, oui. Enfin, non...

Mon esprit s’absente quelque part dans mon enfance, les diners préparés à la va-vite par ma mère et les longues discussions avec ma fratrie sur les diverses appellations des plats avec des galettes : est-ce qu'accompagnée avec du fromage et du jambon elle reste une quesadilla ou devient-elle une sincronizada... ?

— Et donc, quelle est la différence ? insiste-t-elle, me ramenant sur Terre.

— Mhh, les montados on coupe aussi la galette, réponds-je, pas vraiment convaincu.

— D’accord. Je vais prendre comme vous.

Je choisis au pif un montado de chile relleno, du piment farci. Nous sommes rapidement servis et je me réjouis de pouvoir enfin faire connaissance avec elle, mais aussitôt nous nous installons à table, le petit copain du policier intergalactique et la fameuse Doña Chonita s’approchent. Elle se fond en remerciements, se vante d’avoir tout vu (mais rien fait) et m’annonce que, grâce à elle, la police a pris en charge l’affaire, et, cerise sur le gâteau, ils veulent me poser des questions. Pendant qu'elle débite son laïus, j'aperçois du coin de l'œil le petit manger des yeux mon repas. Dorée, quant à elle, ne m’a pas attendu et s'apprête à avaler la dernière bouchée, insensible au piment. Si je n'avais pas été troublé, j'aurais pu la prévenir du pédoncule qui restait encore dans le bout de sa galette. Trop tard ! Elle le sort de sa bouche et l'examine avec étonnement. Doña Chonita n'a pas cessé son monologue, je ne sais plus si elle me gronde, me félicite ou me donne des conseils. Par chance, elle s'arrête d'elle même et s'en va avec l'enfant, qui lance une dernière œillade à mon plat, se léchant les babines. Je me tourne à peine vers ma voisine, mais elle ne compte pas m'accompagner. Elle se lève et part aussitôt sans me souhaiter un bon appétit.

Seul, devant ma pitance froide, je décide de la déguster après une longue considération. Je dévore une bouchée insipide qui tombe soudain comme une pierre dans mon ventre. Je découvre face à moi, un fédéral au sourire carnassier à la place de Dorée. L'autre approche une chaise et s'assoit également.

Je crois que je n'ai plus faim du tout.

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