Chapitre 11

4 minutes de lecture

Derrière ses lunettes de soleil, le plus costaud des policiers attrape un cure-dent et le balade fièrement entre ses prémolaires. L'autre imite soudain son collègue et remet ses Ray Ban, comme s'il voulait m'impressionner. Chose bien réussie, puisque je ne me sens pas du tout rassuré. Dissimulant mes craintes, je les observe, anxieux, me demandant si je dois parler en premier. Nous nous jaugeons un peu à la manière d'un western. Tiens, comme dans la scène finale du film « Le bon, la brute et le truand », mais je doute d'être aussi bon que Clint Eastwood. Mon attention se détourne brièvement vers le parking, où j'aperçois au loin Dorée fixer la scène, bras croisés, l'air ennuyé, comme si elle attendait que le premier round démarre enfin. Je déglutis en revenant vers mes interlocuteurs.

— Puis-je vous aider ? m'aventuré-je enfin.

— Bien sûr, bien sûr ! répond d'une voix trainante le type au cure-dent, le gardant en bouche pour continuer à parler. Alors, c'est vous qui avez conduit le bus ?

— À la place du chauffeur, oui.

— Et vous êtes chauffeur de bus ? intervient l'autre, en tirant sur ses moustaches touffues d'un air nerveux.

— Bien sûr que non !

— Alors, pourquoi vous avez pris le volant ?

Je titube un moment, réalisant que j'ignore complètement ce que Doña Chonita leur a raconté.

— J'ai estimé que le chauffeur n'était pas en condition, car...

— Ah ! Vous estimez ? éructe le moustachu avec une pointe de sarcasme.

— Et vous êtes qui pour estimer ? renchérit l'autre, faisant valser le malheureux cure-dent.

Je ne suis plus Clint Eastwood, je me sens comme Tuco, perdu. Mes yeux scrutent l'un et l'autre, en tentant d'anticiper la prochaine attaque. Que vont-ils me demander ? Mon permis de conduire ? Si je leur donne, je ne le reverrai plus jamais. En ai-je besoin ? Pas vraiment. Je pourrai survivre. Que voudront-ils ensuite ? Ils constateront que je ne suis pas autorisé à conduire un bus. Donc je suis en infraction. Et s'ils croient que j'ai volé le bus ? Mon dieu ! J’espère que Doña Chonita ne leur a pas raconté que nous roulions dans le désert ! Ils vont m’arrêter et m’embarquer au poste ! Si, c'est sûr ! Ils m’enfermeront dans une cellule avec d’autres délinquants. Dans le meilleur des cas ils vont me passer à tabac... Ou sinon, les judiciales vont me tabasser comme si j'étais une piñata. Et si je conteste, ils inventeront un délit supplémentaire contre moi, me menaceront si j’ose réclamer la présence d’un représentant de la CNDH*.

Une vie d’enfer défile devant mes yeux. Mon orgueil et mes valeurs s’effacent face à cet acte de soumission que j’ai toujours condamné et que je m'apprête à perpétrer.

J’ai vu mon père le faire. Mes frères. Mes amis.

À chaque fois je protestais. Je pestais contre leur faiblesse. Je pensais que jamais je ne me rabaisserais à cela.

— Est-ce qu’on pourrait s’arranger entre nous ? lancé-je en faisant un geste discret en frottant mon pouce et l’index rapidement.

La mordida*, le signe de la soumission

Les deux policiers sourient. L’un crache son cure-dents par terre pour me demander combien j’ai. Je décide de sacrifier mes dollars, le billet vert est le bienvenu, une valeur refuge. Une liasse sort de mon porte-monnaie cachette, une petite sacoche en cuir pendant à mon cou, dissimulée sous mes vêtements. Une vingtaine des billets à l’effigie d’Andrew Jackson* part dans leurs sales pattes corrompues. Celui à la peau glabre se lève, empochant la liasse. Puis, en guise d'au revoir, il tape allégrement la table de sa paume et a le culot de me souhaiter un bon voyage. Le moustachu le suit et tous les deux s’en vont monter dans leur véhicule. Je retrouve Dorée sur le parking aussi. Elle prend en photo des enfants qui jouent au football, une canette vide fait office de ballon et ça leur suffit pour vivre un match de finale de Coupe du Monde.

À présent, je ne sais pas si je dois me sentir soulagé. Sale mordida. Je comprends mieux l’image : arracher de l’argent honnêtement gagné avec des dents féroces. Laisser une blessure ouverte, sanglante. L'humiliation. En tout cas, je parle pour une personne innocente. Sentiment incomparable aux pratiques des juniors et autres parasites, coupables, eux, d’avoir commis une infraction sciemment, et qui proposent d'emblée un arrangement à l'amiable, pourvu que leur méfait passe sous silence.

Vaincu, oubliant qu'il y a si peu j'étais persuadé d'avoir commis un acte héroïque, je décide de monter dans le bus. Le remplaçant est arrivé et a déjà pris place. Je fais de même. En attendant qu'on reparte, je colle ma joue sur la vitre, pile en face du pickup des fédéraux. Ils fument une cigarette à l’extérieur et me donnent l’impression de bien rigoler. Les passagers commencent à monter et je vois la blonde Dorée me fixer d'un air étrange. Entre blâme et commisération. Comme je ne sais pas à quoi m'attendre avec elle, je l'imagine donneuse de leçons. Elle me dira qu'en cédant à la corruption, j'entretiens ces pratiques. Que j’aurais dû être fort et refuser, quitte à finir au poste. Et là, je me dis qu'elle aurait trouvé cela héroïque !

Pour une fois, je ne suis pas d’humeur à lui parler. Je sors mes écouteurs et m'évade dans ma playlist spéciale longs trajets. Vivement la fin de ce voyage !

*CNDH : commission nationale des droits de l'Homme, si vous vous faites arrêter au Mexique, je vous conseille d'exiger la présence d'un de leurs observateurs :P (un avocat ne sert à rien :P)

*Mordida : Bakchich, mordida signifie "morsure", pratique courante au Mexique pour éviter des ennuis avec la police (même si vous n'avez rien fait pour les chercher). Bien évidemment, je vous parle d'il y a 20 ans, j'ose croire que les choses ont changé depuis :D (rêve toujours !)

*Andrew Jackson est sur les billets de 20 dollars (bah, quoi, c'était plus original que dire 20 dollars :P)

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Gigi Fro ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0