Chapitre 13

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« Dans ce genre de transport » a-t-il dit avec un ton chargé de mépris. Il voulait quoi ? Un jet privé ? J’éviterai de le lui demander. Il va certainement me parler de l’un de ces amis politicards qui aurait pu lui prêter son avion, sa limousine ou que sais-je ! Pourquoi pas un de ces cars première classe, avec hôtesse, télévision et des toilettes propres ? Je vais lui donner raison : moi aussi, j’aurais aimé qu’il soit ailleurs ! Pas ici en tout cas, à la place de Dorée. Où est-ce qu’elle est ? Pourquoi m’a-t-elle abandonnée ? Certes, elle est libre de se mettre à l’aise, où elle veut. Même si je ne peux pas m'empêcher de me sentir un peu rejeté. Peut-être que le doc a raison : je ronfle ! Mes borborygmes ont dû la faire fuir. Ou, encore pire, supposons que ma tête soit venue involontairement se reposer sur son épaule, comme un mauvais dragueur. Oh, mon Dieu ! Je devrais m’excuser ! Je ne veux surtout pas qu’elle pense du mal de moi.

Pendant que j’envisage tous ces scénarios, j’ai fini par oublier mon voisin. Malgré son silence, il n'a pas disparu, il est toujours là, le visage perdu, comme si son esprit était parti dans une autre dimension. Il me fait penser à Droopy, le chien dépressif de Tex Avery.

Aussitôt j'invoque le personnage qu'il revient sur Terre et pose son regard implorant sur moi :

— Voulez-vous connaître mon drame ?

Non, pas vraiment. Mais je n’arrive pas à refuser. J’aurais pu lui répondre qu’il était tard, que je voulais dormir, ou tout simplement que son histoire ne m’intéresse absolument pas. Mais non, je n’y arrive pas. Je dois avoir la marque de la bonne poire gravée sur mon visage, comme ma mère me le disait. Elle affirmait que j’étais celui avec la « cara de buena gente », celui à qui on donnerait le Bon Dieu sans confession. Le pire est que c’est plutôt vrai. Je ne sais pas mentir, je suis terriblement poli et j’ai du mal à dire « Non », de crainte de froisser mon interlocuteur.

— Bien sûr, Monsieur, je serai ravi de vous écouter, m’entends-je répondre.

Avec un peu de chance, il va m'endormir avec sa voix traînante et lymphatique.

— Oh ! C’est bien gentil à vous, jeune homme. Ça fait du bien d’en parler. J’ai fait un peu de psychologie, vous savez ? Les soucis, dès qu’on en a, il faut les éjecter, les sortir de la tête. C’est du poison ! La parole ! Il n’y a rien de mieux que la parole pour guérir, pour évacuer tout le mal qui nous consomme de l’intérieur ! Car je brûle de l’intérieur, vous savez ? J’ai été humilié ! Destitué ! Trainé dans la boue ! On m’a piétiné et on m’a achevé comme un cheval malade. Vous savez ce que je fais ici ?

J’ai failli m’endormir en l’écoutant, seules ses mains et des mouvements saccadés, théâtraux m'en avaient empêché. Sans comprendre le tout, étonné par ce spectacle de fausse dramaturgie, j’appuie sur la touche « rewind » et « play » de ma mémoire afin de me repasser la scène. Que fait-il ici ? Qu’est-ce que j’en sais !

Devant mon visage perplexe, il se répond à lui-même.

— Je vais à la Sierra.

— À votre clinique ? bafouillé-je confus, ne sachant plus d’où on est partis et vers où on se dirige.

— Non, je vous parle de la Sierra Tarahumara ! Je vais dans un bled paumé, pourri, habité par des indiens et avec un nom à la con, d’ailleurs je l’ai même oublié. Je vais faire un « Service social », crache-t-il méprisant.

J’ai du mal à comprendre son discours et encore moins l’objet de son indignation. Mais son arrogance commence à m'agacer.

— Moi. Un médecin de mon envergure ! Faire du social ? C’est indigne, poursuit-il dans son radotage.

— Indigne ? m'aventuré-je avec une politesse non méritée par ce mufle. Au contraire, c’est positif pour les communautés Tarahumaras ! Vous imaginez ? D’habitude, on leur envoie des jeunes sans expérience alors qu’eux aussi, ils ont le droit d'avoir des soins de qualité.

— Mouais..., souffle-t-il, agacé. Quel plaisir à faire mon métier sans avoir droit aux honoraires dignes de mon excellence ? Et n’oublions pas dans quelles conditions je serai ! Sans assistantes, dans un cabinet de fortune tenu par des planches en bois, voire dans une grotte insalubre !

J’ai envie de lui dire que je ne comprends toujours pas son problème.

— Je n’aurais pas dû…, chuchote-t-il, comme s’il se parlait à lui-même. Sale porc ! Voilà comment on a osé me traiter ! Pourtant, on ne va pas se mentir, tout le monde le fait et tout le monde ferme les yeux ! Mais ces traitres m’ont asséné un coup de poignard pile dans le dos.

— J’ai du mal à comprendre…

— Oh ! Vous savez, jeune homme ! Entre nous, une assistante est là pour être aux petits soins du chef, pour répondre à mes besoins, s'occuper de moi, ajoute-t-il avec une pointe de colère dans sa voix. Cette garce a osé insinuer que je lui tenais des propos déplacés ! Si vous saviez ? Elle n’avait qu’à pas s’habiller comme une pute, d’abord ! À quoi bon montrer la marchandise si on ne peut pas s’en servir ? Puis elles se sont toutes mises d'accord ! Une autre a même voulu me refourguer la créature qu’elle attend. Pff ! Vu sa facilité à les écarter, n’importe qui pourrait être le père...

Tel le loup de Tex Avery, ma mâchoire semble se décrocher et tomber littéralement par terre. Écœuré, je comprends enfin. Sale porc, en effet. Sa manière de se victimiser et d’insulter les femmes me débecte.

— Et puis, plus personne pour me soutenir ! s’indigne-t-il, insensible à ma réaction. Bien sûr que non ! Depuis que c’est un nouvel argument des politicards de faire taire cette bande d’hystériques avec des promesses à la con. Ces folles qui nous traitent tous de violeurs ! C’est désolant ! Alors, pour marquer le coup et m’éviter le procès, on m’éloigne. Faire de l’humanitaire, ça rapporte ! C’est bien une stratégie de politicard, celle-là ! C’est celle de mon ami, le San Vicente qui n’est pas de votre famille. Il aspire au poste de gouverneur, vous le saviez ? Avec son soutien, j'aurais pu entrer dans la politique ! Mais non, il m’a écarté comme un nuisible ! En me conseillant de refaire mon image, lui, il soigne la sienne !

Je suis perdu ! Ce type doit se faire des films dans sa tête, mais cela n’excuse pas son comportement. C’est un cas ! Il ne semble pas comprendre qu’il doit respecter les femmes, un point c'est tout. Alors, je trouve le moyen de l’attaquer sur son terrain de jeu. Je bénis ce que j’ai pu retenir de mes études.

— Rassurez-moi, vous êtes médecin, n’est-ce pas ?

— Mais bien sûr que oui, jeune homme ! L’un des meilleurs, ce n’est pas moi qui le dit…

— Et le serment d’Hippocrate, ça vous parle ?

—...

— « Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. » Vous l’avez juré, comme tout médecin qui se respecte, n’est-ce pas ? Vous honorez ce serment, la base de votre métier ?

L’indignation s’évapore aussitôt de son visage. Il me regarde, ébaubi, écartelé entre deux sentiments : l’envie d’avoir le dernier mot et de fuir une bataille perdue d’avance. Partir la queue entre les jambes, comme il a dû quitter sa fameuse clinique.

L’air digne, empli d’une fausse fierté, il contemple le firmament où les premières lueurs du jour se pointent. Sa tristesse semble partie également.

— Oh là ! Comme passe vite le temps ! J’adore les levers de soleil ! Je crois que je vais l’apprécier mieux de l’autre côté. Au plaisir, jeune homme ! Daniel, c’est ça ?

Vas -y, casse-toi ! grincent mes dents en le voyant partir. Je n’arrive pas à comprendre ce type d'ordure. Comment peut-on se comporter comme ça ? Le pire, est qu’il semble convaincu d’être une victime et surtout pas le contraire ! Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Je m’en veux de ne pas lui avoir collé mon poing dans sa sale gueule.

Pour m’apaiser, j’admire le paysage en attendant le réveil des passagers. Je ne peux pas m’empêcher de chercher à nouveau Dorée, désolé. Son attitude à mon égard est certainement nourrie par des enfoirés comme ce type. Je crois que je n’oserai plus lui parler pour le restant du voyage. Je ne veux pas rentrer dans la même case des mecs lourds qui insistent et collent aux filles.

Dommage.

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