Epilogue

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Les rayons du soleil matinal donnent au paysage une teinte similaire à la goyave, tendre et juteuse, comme dirait ma grand-mère. Le ciel de l’aube oscille entre le rose et le jaune, mais cet effet ne dure pas longtemps. Tout comme le silence. Le monde s'éveille et j'entends des petits chuchotements suivis d'un peu d'agitation, des sacs qui bougent, qui s’ouvrent, des enveloppes en cellophane crissent et s'accompagnent des bruits de machouillage. D'ailleurs, moi aussi, je me demande si j’ai quelque chose pour casser la croûte, mais je pense qu’on va bientôt s’arrêter ou arriver à destination. À l'extérieur, le désert se mélange peu à peu à la civilisation, effaçant toute sa beauté sauvage et impassible. Des habitations grises et ternes parsèment l'horizon, des panneaux publicitaires géants se succèdent, les commerces pullulent. La circulation se densifie. D’autres véhicules surgissent de nulle part ou de toutes parts et nous entourent rapidement.

En si peu de temps nous arrivons à destination. Je n’ai pas pu toucher un dernier mot à Dorée. J’aurais bien aimé m’excuser. De quoi ? De l’image qu’elle a pu se faire de moi ? Rien que d'y penser m'en dissuade. Elle finira par me trouver encore plus lourd.

Voilà qu'elle surgit ! Elle vient vers moi, ou plutôt vers le compartiment supérieur, à la recherche de ses bagages. Et elle me sourit. Enfin, si on peut appeler comme ça ce rictus mystérieux, à la Mona Lisa.

— Bien dormi ? me demande-t-elle.

Étonné, surpris, ébahi l'espace de quelques secondes, je pense à mes ronflements. Ont-ils vraiment contribué à son éloignement ? Est-elle en train de se moquer de moi ? Sans attendre ma réponse, elle prend aussitôt son sac et s’assoit à mes côtés. Hélàs, cette proximité soudaine est plutôt motivée par le passage de la tribu derrière elle. Les gosses, Pepe et Paco ne me disent même pas au revoir. Ils avancent en ronchonnant à cause de cet inconfortable réveil matinal. Ils sont suivis du couple d’observateurs célestes. À l'avant, je ne remarque plus l’ordure, le docteur minable. Je suppose qu'il a été le premier à descendre et je m'en fiche. Je devrais plutôt penser à l'instant présent et profiter peut-être des derniers instants avec ma voisine de siège. Alors, je lance la question la plus stupide que j’aurai pu sortir :

— Vous descendez ici ?

Elle pose sur moi des yeux ronds et hésite à me répondre. Peut-être qu'elle doute de ses capacités de compréhension de la langue. Elle doit penser que je me moque d’elle… ou que je suis débile, ou les deux.

— Je ne tiens pas à me rendre au dépôt, me répond-elle. Si tant est que ce truc aille au garage pour révision avant son prochain voyage, ce dont je doute. Je suppose qu’il va repartir tout simplement. Est-ce que l’objet de votre question est de savoir où je me rends ?

Je reste bouche bée, c’est la première fois qu’elle aligne autant de phrases. J’acquiesce, mais je réalise que cela ne m’intéresse plus. Trop tard maintenant, je dois plutôt penser à la suite de mon voyage.

— Je m’apprête à découvrir la Sierra par le train ! répond-elle aussitôt.

Je souris. Brièvement, une idée stupide effleure mon esprit. Serais-je capable d'invoquer une nouvelle destination me conduisant également à la gare, voire au-delà ? Peut-être jusqu'à la Sierra (la vraie, pas la clinique de l’autre connard). Mais avant que je puisse lâcher quoi que ce soit, elle se lance dans un monologue à sa façon, sans éloquence. Elle parle de son voyage débuté il y a trois semaines : du sud au nord, d’ouest à l'est. Du Yucatan au Chihuahua, du Golfe du Mexique aux portes du Pacifique. Elle prendra le « Chepe », le train de passagers qui va jusqu'au terminus, à Los Mochis. Puis direction le port de Topolobampo et parcourir la Basse-Californie avant de traverser « el gran charco », la grosse flaque d’eau. L’Europe. À l’entendre, je me dis que j’aimerais bien visiter le vieux continent. Tout d’un coup, j’éprouve de la honte. Songer à partir si loin sans avoir visité mon propre pays ? Cette fille le connaît davantage que moi !

Nous descendons enfin et tandis que nous marchons, distraits, au milieu des voyageurs qui attendent leur propre départ ou l’arrivée d’un être cher, je ne l’écoute plus. Ou peut-être qu’elle ne dit plus rien. Je pense à mon existence réduite à un misérable rayon de 500 kilomètres, d’un côté de la frontière comme de l’autre. Études, famille, futur travail. Je réalise que mes rêves de découverte et d’aventure se sont dissous dans la quête d'une vie trop rangée, banale. Pourtant, je suis encore jeune ! Il est encore temps de prendre un sac à dos et de partir à la découverte de mon pays, avant de partir à la conquête du monde ! En tout cas, profiter de la vie avant de me noyer dans les tracas de la vie adulte.

Lors de ces quelques mots échangés, elle m’a aidé à retrouver des rêves enfouis. Quel dommage qu’on n’ait pas eu l'occasion d'en discuter plus amplement. Je suis curieux de connaître les détails de son voyage. Mais je peux comprendre son hermétisme : une jeune femme blonde se baladant toute seule dans ce pays attire l'attention. J'admire son courage. Néanmoins, je ne peux pas m'empêcher d'être un peu déçu. J'imagine qu'elle a dû me ranger dans le même sac que toute la bande de lourdauds qu’elle a dû croiser.

Elle s'arrête soudain, balaye du regard le petit chaos autour, perdue. Sûrement elle cherche un panneau informatif autre que des annonces publicitaires. Même moi j'ai du mal à trouver le panneau de "Sortie". Elle se retourne vers moi et me fixe d'un air pas très amical. Ça y est, elle est perdue et juge que j'ai tardé à proposer mon aide ?

— Vous savez comment se rendre d'ici à la gare ferroviaire ? me lance-t-elle d'une voix droide et un tantinet autoritaire.

Peut-être que c’est une invitation ? Peut-être que c’est l’occasion d’avouer que je me suis trompé de destination et que je suis tout aussi perdu qu'elle ? Mais je bénis mon étourderie, car elle m’a fait vivre ce voyage singulier.

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