Chapitre 8

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Le conducteur me regarde avec des yeux de merlan frit, ses lunettes noires pendent sur la moitié de son nez boutonneux. De par sa question, je suppose qu’il est persuadé que je me suis porté volontaire pour le remplacer. L’aspect vitreux de ses yeux me fait douter de son état. A-t-il pris des substances toxiques ? En tout cas, je suis aussi stupéfait que lui par la tournure des choses. Je me retourne vers les passagers : des femmes, des enfants, des hommes. Et Dorée. Je ne peux pas les abandonner ! Je me sens soudain pris d'un élan christique, je suis leur sauveur ! Après tout, j’ai l’avantage d’avoir déjà conduit un minibus de ramassage scolaire. La pire expérience de ma vie ! J'avais enduré ce sacrifice uniquement pour financer mes études. Affronter cet engin ne me posera pas de problème, il n'y a que deux enfants à bord et ils m'ont l'air plutôt sages depuis un moment.

— Regarde, mec ! m'interpelle le voyou. Tu vois ? C’est simple, t’as juste à maintenir le volant droit et ferme, comme ça !

Il termine sa phrase en mimant des zigzags tout en souriant de toutes ses dents... pourries.

— Puis, c'est là que tu changes les vitesses et là c'est pour freiner.

Il accompagne la parole du geste et tire brutalement sur la manette de frein à air, puis écrase la pédale avec sa santiag pointue.

Des cris et des insultes se font entendre à l’arrière tandis que le véhicule s'arrête. Personne ne réagit autrement qu'en rouspétant contre les manières du chauffeur. Comme si le paysage martien nous entourant ne les étonnait toujours pas ! Dorée est la seule à observer la scène, perplexe, et je découvre bien ouverts ses beaux yeux bleus.

— Allez, vas-y ! propose le chauffeur en me cédant la place. T’as qu’à aller tout droit et dès que tu vois une route asphaltée, ben tu la prends !

Évidemment ! me dis-je soudain écrasé par le poids de cette tâche. J’aperçois le paysage aride s'enchaîner devant moi. Tout est si vide et à la fois tellement rempli du néant ! Le sol argileux parsemé de petits cailloux va mettre à mal les pneus. Et j'espère qu’ils pourront résister aux ocotillos* et biznagas* qui égayent le panorama. « Continuer tout droit » devient ma seule consigne. Au loin, très, très loin, nous observent les montagnes de la Sierra. On doit bien croiser une route quelque part ! Pourvu que son raccourci ne nous conduise pas jusqu’aux Médanos où l’on risque de s’enfoncer dans les dunes de sable blanc.

Le siège est chaud et humide, je suis dégoûté ! Je démarre et accelère nerveusement, lançant des coups d’œil anxieux à la croix pendouillant au rétroviseur. Ma voix intérieure se met à prier en silence. Avant que je ne songe à utiliser mon GPS, le conducteur s'assied derrière moi, se penche un peu trop sur mon épaule pour continuer sa discussion sans que je ne lui demande rien.

— En fait, tu vois ? Un jour j'étais sur ma moto et je venais d’Odjaye, tu vois ? s'entête-t-il sans que je comprenne de quoi il parle. Oh Djaye pour Ojinaga, je l’appelle comme ça le OJ, à l’américaine, ça fait plus cool, non ?

Je suis tellement absorbé par la conduite de l'engin et par ma trajectoire que je n'ose plus bouger mon cou raidi par la concentration. Il continue :

— Donc, à un moment, tu sais quoi ? j’me suis dit « Allons, quittons la route ! » Comme ça, mec ! – il claque des doigts. Tu sais pourquoi ?

— Aucune idée, réponds-je sans lui prêter vraiment attention.

— Le challenge !

— Le challenge ? dis-je ahuri, soudain captivé par mon interlocuteur.

— Ouais, mec ! Le challenge ! Tu vois, je me lance des défis comme ça ! Moi, j’ai pas besoin des diplômes et toutes ces conneries pour me prouver ce que je vaux, tu vois ? Donc, comme ça, une idée m’est arrivée ! J’étais capable de traverser le désert avant la tombée de la nuit.

— Mais pourquoi ne pas suivre la route ? m’enquis-je.

— Bah, hors de question de faire comme tout le monde ! La facilité, quel intérêt ? Donc, voilà, j’ai pris ma bécane et paf ! j’ai tracé, tracé, tracé.

Quel taré, taré, taré, me dis-je intérieurement.

— Et tu sais quoi, mec ?

— Vous avez fini par traverser le désert avant la tombée de la nuit ?

— Et bien... non ! Écoute, mec, c'est là que ça s'complique ! Je traçais ma route donc, et puis paf !

Il accentue son propos en me tapant fortement sur l’épaule. J’ai du mal à tenir le volant droit et ce taré m’a fait donner un à-coup abrupt.

— Paf ! répété-je comme pour me plaindre de mon épaule.

— Paf, mec ! Un truc s’était enroulé dans mes roues ! Tu sais quoi ? Satané de coralillo*, ce serpent de mes deux a réussi à casser ma bécane.

— Comment ?

— Ben, elle s’est coincée dans une roue, la roue a bloqué et paf ! chuis tombé et la bécane s’est abimée.

— Et après ?

— Ben, chuis resté là, pour la réparer, mec ! C’est ma vie, cette bécane ! Je n’allais pas laisser Juliette comme ça !

— Juliette ?

— Ouais, Juliette, ma moto. Donc, je m’étais dit « Si Juliette crève ici, je crève avec elle ! » Et j'm'suis allongé à côté d’elle pour attendre la mort.

— Non ! Et après ?

— Ben, au bout de quelques minutes j’ai mieux réfléchi et j’ai décidé de suivre mon chemin à pied. Et j’ai tracé, tracé, tracé.

— Et vous avez fini par trouver de l’aide ?

— Ben, chépa ! Trop reloue la suite ! Je me suis réveillé à l’hôpital ! T’aurais vu, mec, dans un sale merdier ! Par chance, enfin, façon de dire, j’ai marché jusqu’à un endroit rempli de judiciales* ! Un charnier des narcos. Ben donc comme la police était là, ils m’ont secouru. Mais, j't'dis pas ! Ils pensaient que j'étais mêlé à tout ce binz.

— Quelle histoire !

— Ouais, mec ! Sale histoire ! Mais, tu vois ? Quand je me fixe un but, je l’accomplis, chuis pas un louseur, tu vois ? Donc en sortant de prison, j'ai...

Il a dit prison ? Je suis abasourdi à tel point que je quitte la route des yeux pour me retourner vers lui et je ne peux plus contenir ma colère :

— Alors, vous ne savez pas où nous nous trouvons ?

— Ben si, mec ! C’était par ici. Et ben, si on m’a trouvé, c’est qu’il y avait une route quelque part, non ? Puis, t’inquiètes ! Franchement ! C’est classe de rouler comme ça ! Pas de voitures ni de péages...

Punaise ! Dans quel foutoir sommes- nous ?

* Ocotillos et Biznagas : plantes typiques du désert de Chihuahua. Le premier est une sorte d'arbre avec des branches sèches et l'autre un cactus tout mignon.

* Coralillo : serpent corail (mais son nom est plus mignon en espagnol)

* Judiciales : police fédérale au Mexique

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