16.

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Mansour venait de pénétrer dans le bâtiment qui abritait la section Recherche, et avait emprunté les mêmes escaliers. Cependant, il sentait que quelque chose était différent, mais il ne pouvait pas mettre le doigt dessus. Il eut comme un mauvais pressentiment et se mit donc à monter les marches deux à deux. Dans le couloir, trois agents se tenaient devant la porte de leur bureau.

- Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il en arrivant vers eux.

- Abdoulaye est en train d’interroger votre suspect, et ils n’arrêtaient pas de crier. On pense qu’il a des problèmes.

« Comment ça, il mène l’audition sans moi ? » pensa-t-il sur le coup.

- Et pourquoi n’avez-vous pas encore ouvert la porte ?

- Elle est fermée.

- Mais, allez chercher la clé ! répliqua-t-il.

- Le problème, c’est qu’elle est fermée de l’intérieur, on n’arrête pas de frapper pour qu’il nous ouvre, mais c’est comme s’il ne nous entendait pas.

Il s’était mordu le pouce et priait pour que son coéquipier ne fasse rien qui puisse les compromettre. Les agents continuèrent à tendre l’oreille et à essayer d’ouvrir la porte en la forçant, mais s’arrêtèrent net en remarquant qu’à l’intérieur, il n’y avait plus aucun bruit. S’étaient-ils calmés ? Il fallait s’en assurer. Mansour saisit son téléphone et composa le numéro du jeune enquêteur. C’était une erreur de l’avoir laissé seul, il n’était pas dans son état normal tous ces jours ci, il aurait du faire plus attention.

Son nom sonnait comme une vitre qui se brisait. Il était impossible de différencier les deux sons tellement ils étaient similaires. Strident, perçant, foudroyant, c’était une torture de l’entendre de la bouche de quelqu’un comme Malika. Lui qui faisait face au mur et qui lui montrait le dos, il se retourna lentement vers elle. Ses yeux étaient pour de multiples raisons, injectés de sang.

- C’est à cause d’Elle, n’est-ce pas ? lâcha-elle. C’est à cause de Codou que tu fais tout ça ?

Il serrait les poings.

- Ça n’a rien avoir avec elle, tu le sais très bien.

- Arrête de me mentir, arrête de te mentir et accepte-le. C’est parce que tu es en situation de pouvoir face à moi, c’est pour cela que tu agis comme ça, détective. Tu penses que c’est en faisant pression sur moi que je vais soudain craquer et te sauter à la gorge, et ainsi tu auras un motif pour me mettre à l’ombre.

Elle avait compris son stratagème.

- Je vais t’avouer quelque chose, détective, dit-elle avec une voix presque suave. Même si en ce moment précis, la seule chose à laquelle je pense, c’est le moyen le plus atroce qui soit pour te faire payer tout ça, tu n’auras pas ce que tu veux.

- Tu vois, c’est pour ce genre de déclaration que je ne peux pas croire ce que tu me dis. Tu veux savoir pourquoi je m’acharne sur toi ? C’est parce que je sais que tu es une menteuse compulsive, une manipulatrice, et que je sais que si je te repousse jusqu’à tes derniers retranchements, tu te comporteras comme ce soir-là avec Seynabou, tu te comporteras comme le vrai monstre que tu es. Je m’acharne sur toi parce que je sais que j’ai raison, parce que c’est ce que j’ai appris et toujours fait, je ne lâche jamais l’affaire, c’est cela un vrai enquêteur.

- Tu te trompes sur moi Abdoulaye, je ne suis pas ce que tu crois.

- Quoi ? Folle, malade, qu’est-ce que je peux bien croire d’autre ? dit-il en haussant les épaules.

Elle baissa la tête comme pour se résigner, et ne dit plus rien.

- Tu ne dis plus rien, alors tu sais que j’ai raison. Tu as besoin d’aide, Malika.

Puis, comme pour éviter nouveau un long silence :

- Codou n’aurait jamais approuvé ce que tu fais, ce n’est pas ce qu’elle voulait que tu deviennes.

- Arrête de prononcer … son nom, dit-il d’un ton grave.

Il s’était inconsciemment rapproché d’elle. Quelle était cette étrange sensation ? Malika se sentait soudain en danger. Elle arrivait à distinguer le son du téléphone qui n’arrêtait pas de sonner, et à sa droite, les bruits que faisaient les gens derrière la porte en essayant de l’ouvrir. Pourquoi ne pouvait-il pas entrer ? La porte n’avait aucun problème, elle le savait. Soudain, elle comprenait l’effroyable vérité. Trop tard, hélas ! La porte était fermée à clé ; ce n’était pas seulement une sensation, mais un fait : elle était en danger. Mais, elle ne devait ni paniquer ni reculer, c’était le prix à payer.

- Abdoulaye, nous avons tous les deux été affectés par sa mort.

- Tais-toi, dit-il tout simplement.

- Nous avons tous les deux souffert.

- Toi, tu as souffert ? cria-t-il avec force. Pourquoi toi tu aurais souffert ? C’est impossible ! Cette fille, c’était la seule que j’aie jamais autant aimée, merde, alors que pour toi …

- C’était ma meilleure amie, coupa-t-elle.

- Tu sais pertinemment que c’est faux. C’est un mensonge que tu as réussi à lui faire gober. Un mensonge qui a tellement persisté que, même toi, tu as fini par y croire et tu te réfugies derrière lui. Si elle était vraiment ton amie, comment ça se fait que tu n’as versé aucune larme, rien, comme si sa mort était tout ce qu’il y avait de plus banal ? Pourquoi n’es-tu pas venue à son enterrement, alors qu’elle est morte devant la porte de ta putain de chambre ? Parce que tu n’en avais pas envie, c’est ça ! Tu crois que c’est comme ça que se comporte une vraie amie ? Tu l’as manipulée et tu lui as fait croire tes conneries. Mais moi, Malika, tu ne m’auras pas, je tenais vraiment à elle.

La tension était à son comble. Abdoulaye ne contrôlait plus rien depuis fort longtemps. Tout ce qu’il faisait, c’était libérer ce qu’il avait sur le cœur et qu’il avait toujours voulu évacuer, mais ce n’était pas suffisant. Il en voulait plus, beaucoup plus. Cependant, après quelques secondes de répit après plus d’une heure de cris et de joute verbale, il perçut un petit rire venant de ce démon.

- Alors, tu penses réellement être celui qui a le plus souffert ? Tu n’es qu’un pauvre con, dit-elle en sautant de sa chaise, je ne comprends même pas comment elle faisait pour te supporter.

Elle était maintenant à son niveau et lui tenait tête, la chaise sur laquelle elle s’était assise était à terre. Leurs yeux se lançaient mutuellement des éclairs ; ils étaient sur le point de se jeter l’un sur l’autre. Derrière la porte, on s’affairait à trouver un serrurier ou du moins, quelqu’un qui pouvait forcer cette porte.

- La ferme, répondit-il d’une voix serrée, un mot de plus et je te jure que tu vas le regretter.

- Je ne me laisserai pas faire, surtout pas par un imbécile comme toi, qui pense pouvoir porter tout le poids du monde, répondit-elle sur un ton ferme. Tu penses avoir réellement souffert, hein ? Alors dans ce cas, laisse-moi te faire une faveur, un cadeau. Je vais partager avec toi un morceau de Mon Enfer, celui dans lequel j’ai vécu, dans lequel je vis, et dans lequel je vivrai jusqu’à la fin de mes jours.

Leurs corps étaient emplis d’un même sentiment, d’une rage sans fin, qui aurait inévitablement raison d’eux.

- Généralement, les gens préfèrent oublier les moments horribles qui ont forgé leur existence toute entière, les moments traumatisants. Certains y arrivent avec peine, après plusieurs années, mais d’autres personnes, comme moi, n’y arrivent pas. Ces moments restent attachés, ils ne veulent pas se laisser mourir et nous rappellent à chaque instant, à quel point on peut être impuissant, misérable, minuscule. Et qu’en est-il de toi, détective ? Te rappelles-tu dans tous les détails, la nuit de sa mort ? Je ne pense pas, non. Toi, tu as eu la chance d’avoir oublié, je t’envie tellement. Moi, ce souvenir fait partie de moi. Je me rappelle de tout ce qui s’est passé, comme si Codou était morte hier.

- Arrête !!! demanda-t-il d’une voix tremblante.

Abdoulaye avançait au fur et à mesure qu’elle parlait. Malika reculait de plus en plus. Tout ce qu’il voulait, c’était la faire taire. Elle devait s’arrêtait de parler.

- C’était un vendredi, la soirée s’était passée comme d’habitude, et je lisais sur mon lit. Soudain, j’entendis des cris venant de la maison principale. C’étaient les parents de Codou qui se disputaient. Les secrets du père avaient été dévoilés, il trompait sa femme depuis plus d’un an. Il ne pensait jamais qu’une telle chose puisse arriver, il était pris de court. Les choses s’étaient enchaînées trop vite. Il essayait de négocier, mais sa femme ne voulait rien entendre. Le temps de la colère survint. Qui avait ruiné sa vie ? Qui avait déterré ce qui devait rester caché ? Il fallait trouver un responsable. Une bagarre éclata pour arracher une vérité. La mère était à terre, elle saignait, il était violent. Comme un éclair qui lui avait traversé l’esprit, il se dirigea vers la cuisine puis vers la chambre de sa fille. Elle avait vendu la mèche, elle avait encore joué les fouineuses. Elle lui avait déjà causé trop de problèmes, mais cette fois-ci, elle n’en causerait plus jamais. Il pénétra dans sa chambre en fracassant la porte. Elle entourait ses deux petits frères de ses bras, pour les protéger de la furie de leur père. La seule chose que j’ignore, c’est son état d’esprit. A quoi pensait-elle quand elle se leva pour raisonner son père ? Elle devait savoir qu’il n’entendrait rien, elle aurait dû comprendre plus tôt, que tout allait prendre fin ce soir-là, au moment où elle aperçut le couteau de cuisine dans les mains de son père. Elle avait réussi à s’enfuir, à rejoindre la cour. Codou voulait appeler de l’aide, mais son père était plus rapide, et le premier coup atteignit son dos. Elle tituba puis se dirigea vers ma chambre. Elle était sur le point d’ouvrir la porte, quand il se jeta sur elle et la poignarda sans arrêt. Derrière la porte, je la sentais suffoquer, agoniser, se vider entièrement de son sang.

Pourquoi lui racontait-elle tout cela ? Pourquoi ne lui épargnait-elle pas une telle souffrance ? Abdoulaye sentait ses yeux, contre sa volonté, s’inonder de larmes.

- Quand elle cessa de respirer, il n’attendit pas longtemps avant d’essayer d’ouvrir ma porte. Il cherchait encore des responsables pour ce qu’il vivait et il s’était surement rappelé que j’avais surpris une de ses conversations au téléphone avec l’une de ses amantes. Il avait réussi à pénétrer dans la chambre. Je me rappelle m’être cachée sous mon lit quand tout cela avait commencé, retenant ma respiration, sentant mon cœur battre à travers mon corps, priant Dieu pour qu’il ne me trouve pas. C’est à ce moment-là que plusieurs personnes firent irruption pour l’arrêter. On peut dire que j’avais eu de la chance que la mère de Codou ait réussi à rameuter tout le quartier.

Elle en avait terminé, elle s’était enfin tue. Tout semblait si silencieux autour d’eux. Ils n’entendaient plus les gens s’affairer derrière la porte. Il l’avait plaquée contre le mur avec son avant-bras. Il essayait de lui couper la respiration pour qu’elle s’arrête enfin de parler, mais il n’y arrivait pas. Il était désemparé. Cette histoire, il ne voulait pas l’entendre ; maintenant, il revoyait en boucle le moment où il était debout face au corps sans vie de Codou, enveloppé dans des draps. Ce moment pénible où il se rendait compte qu’il ne pouvait rien faire.

- Le pire, c’est que je n’ai pas assisté au moment où Codou s’est fait assassiner. Tout ce que je t’ai raconté, je l’ai compris en voyant son corps mutilé, la maison dévastée et ses habitants traumatisés par la scène qu’ils venaient de vivre. Tout cela s’est juste reconstitué dans mon esprit.

- Pourquoi ? demanda-t-il en pleurant, lui qui ne pouvait plus contenir ses larmes. Pourquoi tu me racontes ça ? Je ne voulais pas savoir, non, je ne voulais pas !

Elle mit plusieurs secondes avant de répondre, comme pour constater ce qu’elle avait causé en révélant tous ces détails sur la mort de la femme qu’il aimait. Le visage d’Abdoulaye était celui d’un homme détruit.

- Je l’ai fait, finit-elle par dire, parce que je cherchais désespérément quelqu’un qui puisse me comprendre, quelqu’un qui aurait réellement souffert comme moi. En ce moment, ton esprit est en train de te repasser en boucle tous ces événements et se demande quand est-ce que tout cela prendra fin. Ces visions m’accablent sans cesse, à chaque fois que je ferme les yeux le soir pour m’endormir, même après cinq ans. Après cette nuit, je ne dormais plus, même après avoir déménagé à plusieurs reprises. Parfois, il m’arrivait de l’entendre dans ma chambre, se traînant sur le sol. Alors, suis-je folle ? Oui ! Malade ? Complètement ! Entre les médicaments et les internements à répétition à l’hôpital, j’avoue que je suis vite devenue un monstre, détective !

Il l’avait jetée à terre, d’un mouvement violent. Dehors, Mansour eut un frisson en entendant le bruit d’un corps qui s’affale.

- Ils se battent ! fit soudainement l’un des agents.

- Enfoncez-moi cette porte, merde ! cria Mansour. Abdoulaye, ouvre cette porte ! Abdoulaye !

Ils s’y mirent à deux et foncèrent sur cette dernière pour essayer de la faire tomber, mais elle était trop résistante.

- Ta naïveté m’impressionne vraiment, détective. Tu pensais être le seul à avoir été affecté par cette histoire, tout simplement parce que vous sortiez ensemble et que tu l’aimais « à la folie » ? Ne sois pas ridicule, et passe à autre chose …

« … Toi qui as la chance de pouvoir oublier, deviens meilleur que moi », pensa-t-elle. Cependant, elle mit du temps avant de réaliser qu’Abdoulaye avait dégainé son arme. Il tremblait en la tenant.

- Tu ne sais pas quand la fermer, hein ? Quand tu n’existeras plus, toutes ces visions disparaîtront avec toi…

La porte subissait des assauts répétés, mais résistait toujours. Malika, qui se trouvait à terre, ne pouvait pas fuir, elle le savait. Ils étaient enfermés ici et elle ne vivrait pas jusqu’à la fin de cette journée. Elle ne ressentait plus de colère, plus de rage ni de tristesse. Elle voyait distinctement le canon de l’arme d’Abdoulaye, mais la peur ne l’avait pas tétanisée comme le soir où elle était sur le point de mourir. Elle était libre de ses mouvements. Cependant elle ne voulait tout simplement pas fuir. Voulait-elle mourir ? Non, pas maintenant. Il braqua son arme vers elle avec un doigt tremblant sur la gâchette. Il voyait son visage, elle ne faisait rien et était juste là, assise. Il était sur le point de tirer, déterminé à en finir avec elle.

- C’est toi qui aurais dû mourir, lâcha-t-il.

Un bruit sourd retentit soudain, celui d’une arme qui crachait une balle. La porte s’ouvrit soudain sur des gendarmes qui s’engouffrèrent dans la pièce. C’était Mansour qui avait utilisé son arme, il avait fait sauter la serrure. Ils furent séparés. Malika fut rapidement évacuée de la pièce, et n’eut qu’une seule seconde pour regarder une dernière fois, le jeune détective. C’était lui qui se trouvait à terre, à présent.

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