L'intestice de la vie

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Effectivement, Jacques est un gentil et je m’en rends vite compte lorsqu’après m’avoir offert une bière, il partage avec moi son repas du soir. J’hésite un moment mais me décide à lui avouer la vraie raison de ma présence à la rue, ce soir. Vu sa gentillesse, je ne me vois pas abuser de sa confiance.

— En fait, Jacques…

— Jacquouille ! me reprend-il vivement avant de rire à nouveau.

— Oui, Jacquouille. Eh bien, voilà, je ne suis pas vraiment à la rue…

— Ah oui ? Ils disent tous ça, au début, comme s’ils valaient mieux que nous. Tu n’as pas de honte à avoir, mon garçon, tu sais ? Moi, ça fait quatorze ans que je suis dehors et j’en suis fier ! Toujours vivant !

— Non, mais ce n’est pas question d’avoir honte. Je suis journaliste, me lancé-je, et je dois faire un article sur la vie des SDF.

— Alors, là, je t’arrête tout de suite, me répond-il vivement.

J’ai peur de l’avoir fâché avec mon faux déguisement et ma fausse raison d’être dehors mais il continue de me surprendre.

— Déjà, on ne dit pas SDF. Est-ce que moi, je t’appelle JDMC ?

— JDMC ?

— Journaliste de mes Coui… commence-t-il avant d’être pris d’une nouvelle quinte de toux. Tu vois, hein ? On est plus que trois lettres, quand même. On est des personnes, merde. Si tu ne sais pas prendre le rôle d’une personne sans abri, fais bien ton boulot, au moins !

Et voilà, comme ça, sans plus de formalité, il m’accepte pour ce que je suis, sans me critiquer, sans me remettre en cause.

— Si vous n’étiez pas intervenu, je crois qu’il allait me planter, Nanard…

— Ouais, et t’aurais pas été le premier. Il a déjà fait de la prison, mais c’est pas un méchant. Il faut juste le respecter, tu vois ? Et là, tu lui as pris la seule chose qu’il a. Ses cartons, c’est sacré. Tu imagines si on te prenait toutes tes possessions ? Toi aussi, tu serais énervé. Lui, c’est juste qu’il a un truc qui va pas dans sa tête.

— Et il ne vous fait pas peur, à vous ?

— Ah non, à la rue, on a notre code et je peux te dire qu’avec toutes mes années dehors, y a personne qui oserait s’en prendre à Jacquouille. Tout le monde me respecte. Ce n’est pas un monde sans règle ici. Note-le pour ton article. C’est important.

— Vous ne m’en voulez pas de ma tentative de me faire passer pour l’un des vôtres ?

— Tout le monde fait ce qu’il a à faire. C’est courageux de te lancer comme ça, même si ça se voit que tu n’as jamais connu la galère. Tu es quand même tout propre sur toi, mon garçon. Et un peu fou.

C’est clair que lui, c’est pas la propreté qu’on remarque au premier abord. Il est couvert d’une couche un peu noire et son odeur corporelle est forte et pas très agréable.

— Et comment en êtes-vous arrivé à vivre ici, entre deux murs d’immeubles ? J’aimerais bien raconter votre histoire.

— Pourquoi tu parles de cet endroit avec autant de dégoût ? Tu ne vois pas que c’est cet espace qui me permet de vivre ? Que c’est ici que j’existe ? Que s’il n’y avait pas ce souffle entre ces murs, je serais déjà mort depuis longtemps ? C’est mon château à moi, avec ses murailles, c’est ma tanière à moi, avec ses ténèbres protectrices. Tu ne connais pas Jacquouille, toi !

Pour la première fois depuis que je l’ai rencontré, j’ai l’impression qu’il s’énerve vraiment, qu’il est en colère, mais il redescend vite et reprend une nouvelle bière.

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