La vie de Jacquouille

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— Tu vois, mon gars, quand j’avais ton âge, j’avais une vie normale, je rêvais pas de finir mes jours sur le trottoir. Personne ne rêve de ça, personne ne choisit ça et si tu en as qui te disent le contraire, ce sont des menteurs. Ce n’est pas nous qui choisissons la rue, c’est la rue qui s’impose à nous. Alors oui, on peut faire les fiers et dire qu’on est des costauds, que ça ne nous dérange pas, mais la vérité, c’est qu’on serait mieux avec un toit sur la tête. Mais à force de te faire jeter de partout, tu construis toi-même ta muraille et tu rejettes avant de te faire jeter.

Un silence assez lourd s’installe alors mais je n’ose pas le rompre, un peu comme si cela allait briser la magie du moment. Avec l’obscurité qui n’est perturbée que par la lumière de l’enseigne lumineuse de la boucherie au coin de la rue, je ne vois qu’une ombre qui s’appuie sur le mur opposé à moi. Je me demande si Jacques ne s’est pas endormi mais il reprend son récit, comme s’il ne s’était jamais arrêté.

— Toute ma vie, j’ai essayé d’être discret, de passer entre les lignes, de me faire oublier. Tu vois, cet endroit, c’est le symbole de toute ma vie. Un vide entre deux murs infranchissables. Je suis né dans la rue, moi, tu vois. La police m’a trouvé un matin dans une poubelle. Il paraît que je gueulais si fort que ça en faisait vibrer les parois. Ma mère s’est retrouvée en taule, suite à ça. Mais quand elle est sortie, elle m’a réclamé et j’ai dû partir de la ferme où j’avais grandi jusque-là. C’est là que j’ai compris que la vie, c’est un chiendent qui pousse comme il veut mais surtout pas là où il faut.

Sa voix est toujours aussi rocailleuse mais j’ai l’impression que ça lui fait du bien de me raconter tout ça. J’ai sorti mon téléphone et j’enregistre tout ce qu’il dit pour pouvoir le retranscrire pour mon article, et je me dis que j’ai de la chance d’être tombé sur lui que j’écoute religieusement.

— Après, tu vois, la mort s’est approchée de moi, mais elle avait décidé dans cette poubelle qu’elle ne voulait pas de moi. Je devais déjà être trop affreux pour qu’elle m’emmène. Alors, malgré la mort de ma mère, celle de ma tante qui m’avait recueilli, j’ai survécu. Oh, j’en ai fait des conneries, sinon, tu crois bien que je ne serais pas là !

— Vous avez fait quoi comme conneries ?

— Je t’ai dit, rien de bien grave. Je suis toujours passé entre les gouttes de pluie. Moi, tu sais, je vois un trou de souris, je m’y faufile. J’ai chapardé des trucs, j’ai menti, j’ai profité de la vie, mais jamais, j’ai fait de prison. Je suis réglo, moi. Casier judiciaire vierge ! Comme mon compte en banque ! rigole-t-il avant de se retrouver à nouveau interrompu par une quinte de toux qui m’inquiète sur son état de santé général.

— Vous devriez peut-être voir un médecin pour cette toux, non ? Cela ne vous inquiète pas ?

— Cela fait des années que je tousse, c’est pas voir un médecin qui changera ça. Si un jour, j’ai mon petit chez-moi, c’est sûr, j’irai me soigner, mais là, à quoi bon ? Je vais prendre un sirop mais je vais continuer à vivre dans le froid. Ça serait de l’argent public dépensé pour rien… Les médecins, c’est pour les riches, moi, ma vie ne vaut pas qu’on se donne tant de peine. Et te bile pas, le journaleux, je suis résistant. J’ai la peau dure, pas comme toi.

— Je peux savoir comment vous vous êtes retrouvé à la rue ?

— Comment ? Tiens, je vais te faire deux histoires. Une que tu pourras publier et l’autre, la vraie, celle que personne ne veut entendre.

— Si vous voulez, mais je crois que je pourrais publier les deux…

— Ahahah. Tu es un comique, toi ! me répond-il avant d’ouvrir une nouvelle canette. Alors, pour la version que j’aime bien raconter, voilà. J’étais marié, tout allait bien, tu vois. Mais un jour, je rentre chez moi et je trouve ma femme au lit avec mon meilleur pote. On s’est engueulés, bien sûr, et moi, ça m’a fait tellement mal que je me suis barré. Et je me suis mis à boire. Entre la rue et la trahison, pas moyen de faire autrement. Depuis, chaque jour, je me bats pour remonter la pente. Tu vois, ça fait une belle histoire, ça. C’est ce que les gens veulent entendre et ça marche bien pour la manche.

— Je comprends que ça puisse marcher, en effet… Et donc, qu’est-ce qu’il s’est réellement passé ?

— Tu vas vraiment mettre les deux sur ton article ? me demande-t-il en me tendant une bière. Tiens, ça, c’est pour te réchauffer, tu trembles et tu vas crever de froid.

Je sais que l’alcool ne réchauffe pas vraiment et qu’au contraire, il donne une fausse impression en atténuant les sensations. Mais je me dis que là, ça pourrait me faire un peu de bien.

— Merci. Et oui, pourquoi pas ? C’est intéressant de publier la vérité.

— La vérité ? Ahahah. Tu me fais rire, toi. Personne ne pourrait remettre en cause ma première histoire. Peut-être que la vérité est là…

— Eh bien, laissez-moi en juger. Mais pour ça, il faut que j’écoute la deuxième version.

Pendant un moment, le silence règne. J’ai vraiment l’impression d’être dans un univers différent entre ces deux murs qui limitent ma vue, avec cet homme qui hésite entre deux histoires. C’est presque irréel tellement c’est inhabituel.

— Alors, la deuxième est plus triste, mon garçon. C’est l’histoire d’un pauvre type qui a été détruit alors qu’il était gamin et qui ne s’en est jamais remis. Il a fait semblant, il a réussi à donner le change, mais à l’intérieur tout était cassé. Il a bu avant la déchéance, il a tout fait foirer parce qu’il ne savait faire que ça. Mon meilleur pote est effectivement venu s’occuper de ma femme, mais c’était pas pour la baiser, non, c’était pour la protéger des coups que je lui donnais. Et si je suis vraiment parti, c’est parce que je me détestais de faire ça. J’étais un raté et j’ai raté ma vie. J’étais un bousillé et j’ai bousillé mon avenir. J’étais un moins que rien, et me voilà à vivre comme un paria. Tu sais ce qu’il y a de bien quand tu vis comme ça dans les interstices de la vie ? C’est que personne ne s’occupe de toi. Alors, oui, tu es seul, hein ? Mais au moins, personne ne te juge. Ça n'a pas de prix, cette liberté-là.

La nuit est devenue encore plus noire, le silence est encore plus lourd. Je ne sais pas quoi répondre à ce récit que je vis comme un cri du coeur. Je pense qu’il a été honnête avec moi, là, qu’on est sorti du mensonge ou du paraître. Et je suis fier qu’il ait pu ainsi se confier à moi, mais aussi dévasté par ce qu’il m’a raconté. C’est dur à entendre, je comprends que moi, à côté, je ne suis rien. Je pensais pouvoir découvrir le monde de la rue en y passant quelques jours. C’est déjà mieux que rien, je vais pouvoir gratter un peu la surface, mais jamais je ne pourrai expérimenter les choses comme Jacquouille l’a fait.

— Bonne nuit, le Journaleux, finit par dire mon protecteur du soir avant de se mettre rapidement à ronfler.

Moi, je reste là, éveillé, à l'affût du moindre bruit, en attendant que les heures passent. Le temps semble s’être arrêté, c’est difficile à vivre. Les secondes quand on n’a rien sont plus longues, ceux qui dorment du sommeil des justes ne peuvent pas s’en rendre compte mais là, je le réalise. Et j’ai peur. Parce que Jacques m’a confié une mission, transmettre au monde non seulement mon ressenti mais aussi et surtout son désespoir. Serai-je à la hauteur ?

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