Fin du programme

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Non !

Comment ai-je pu oublier ?

L’une m’a transpercé, les autres m’ont frappé de plein fouet. La première est la lumière du soleil qui, pendant que je marchais, profitant que je quittais l’ombre d’un gratte-ciel, m’a traversé de part en part d’un rayon bien placé. En pleine poitrine. Comme pour réagir à cette muette, mais éclatante, tentative de mise à mort, ce sont mes souvenirs qui me sont revenus en pleine face. Je me suis arrêté au milieu de la rue, le souffle court.

Moi humaniste ? Où ai-je bien pu aller chercher tout ça ? Ce n’est pas moi. La ville s’est peuplée d’individus indifférents, laconiques et errants. Je les hais. Ma ville est peuplée de non-vivants, comment pourrais-je les aimer ?

Oh, comment ai-je pu oublier tout ça ? Depuis combien de temps ai-je tenté de reprendre une vie normale ? Ai-je encore déambulé en ville une mallette vide à la main et le regard éteint ? Prenant instinctivement toujours le même chemin ?

Je prends ma tête dans mes mains pour l’empêcher de trembler et essaye en vain de capturer les bribes de souvenirs dansant dans mon cerveau. Je n’arrive pas à me remémorer le fait d’avoir revu ma femme et ma petite Eve. Et c’est là le pire. Leur visage m’échappe toujours. Il m’est insupportable de concevoir que je ne les ai pas vues depuis si longtemps. J’ai même l’impression de ne les avoir jamais connues.

Quels souvenirs ai-je inventés et lesquels sont-ils réels ?

Qu’importe. Je dois voir ma fille. Mes tentatives pour briser mes entraves ont beau avoir échoué jusqu’à maintenant pour des raisons que j’ignore, je n’abandonnerai pas tant que je n’aurai pas vu le sourire d’Eve et qu’une photo d’elle ne trônera pas dans mon portefeuille. Lâchant enfin ma tête, je fais demi-tour et marche dans la direction que je pense être celle de mon foyer.

Je rentre chez moi.

 

***

 

Elle s’est placée sur mon chemin. Je ne l’avais pas remarquée dans un premier temps. Singulière distraction quand on considère pourtant qu’elle semble être la seule personne vivante de mon univers. Elle ne passe pas inaperçue. Toujours cette manière de se mouvoir, obsédante. Et la couleur de ses cheveux, envoûtante. Vermeils. Comme si elle s’écriait en permanence « je suis vivante ». Couleur du sang chaud qui doit couler dans ses veines et qui manque à tous les autres individus de mon univers.

Elle m’a ignoré les fois précédentes en se contentant de passer près de moi sans m’accorder la moindre attention, à l’instar des autres habitants de la ville. À tel point que j’ai cru un moment que c’est moi qui n’existait pas. Que je n’étais qu’une coquille vide invisible aux occupants de la cité.

Mais je suis vivant. C’est bien moi qu’elle regarde désormais. Elle a surgi de nulle part et s’est tranquillement plantée en travers de ma route. Depuis, elle me fixe sans bouger. J’ai tenté d’engager une conversation.

-          « Qui êtes-vous ? »

Elle m’a souri. Mais pas davantage.

-          « Je vous ai déjà croisée deux fois dans cette ville. »

Le fait de me souvenir de ce détail ne manque pas de m’étonner par ailleurs. Ses lèvres s’étirent de nouveau. Elle change de pied d’appui.

-          « Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous n’êtes pas comme tous les autres là-dehors. Vous êtes différente. »

Cette fois, elle a cillé. Lentement, très lentement, comme si elle ne voulait pas me brusquer, elle a passé sa main dans son dos, la cachant à ma vue. Je la vois manipuler quelque chose au niveau de sa ceinture. Au second plan derrière elle, j’aperçois la grand-mère balayeuse, toujours toute à son activité favorite.

Soudain, d’un geste vif, l’inconnue aux cheveux écarlates a retiré sa main de derrière son dos et la pointe dans ma direction. Son mouvement a été fluide et souple. Plein de vie encore une fois.

Chargé de mort aussi.

Dans sa main, un pistolet    . Celui que j’avais entraperçu en la croisant la première fois. Un Beretta. Je n’escomptais pas alors que ce même pistolet me mettrait en joue un jour. Je n’ose pas bouger. Son sourire ne s’est toujours pas effacé de son beau visage. Que me veut-elle ? Pourquoi me menace-t-elle alors que nous sommes les deux seules personnes normales ici ? Ne pourrait-on pas s’entraider ? Mon cœur se serre. Tout m’échappe dans cette histoire, depuis le début.

-          « Écoutez. Je ne veux pas vous importuner ni me mêler de vos affaires. C’est juste que »

La détonation est si assourdissante que, surpris, je m’effondre avant même de ressentir la douleur. Elle n’a tiré qu’une seule balle. C’est suffisant. Ma poitrine me fait horriblement mal, comme si on avait collé un tison incandescent sur ma peau. Il y a une odeur bizarre, de poudre peut-être. Malgré la douleur, je note que je me tords le poignet en tombant. J’ai chu face contre terre. Impossible de me relever. L’inconnue n’a toujours pas bougé, elle a seulement ramené le bras le long de son corps. Elle ne sourit plus. Au fond, la vieille femme n’a pas bronché et continue de balayer inutilement le trottoir. Un passant marche à côté de moi et me dépasse, sans s’affoler.

-          « Ils s’en fichent tous. Ils s’en foutent. Ils ne sont pas là, et moi non plus. »

Je ne me souviens pas avoir prononcé ces mots, mais c’est bien ma voix qui résonne. Beaucoup plus rauque que d’habitude. Presque un râle. Ce son me heurte encore plus que la douleur.

Je sens du frais sur ma joue, du sang. Le mien. D’un rouge aussi beau que celui des cheveux de ma meurtrière. Mes forces m’abandonnent doucement, je ne peux garder les yeux ouverts. C’est finalement comme cela que ça finira. Je suis tellement fatigué par tous ces évènements étranges et la solitude qui en a découlé que cela m’est presque égal. Plus d’indifférence de mes prochains. Plus d’angoisse du quotidien. Plus de fouille frénétique de ma mémoire à tenter d’attraper des bribes de souvenirs qui s’étiolent dans mes mains. Plus d’incohérences absurdes, d’oublis de mon identité ou de celle des autres, plus de visages effacés de ma mémoire. Plus de corps désobéissant. Juste le repos et l’oubli, mais le bon cette fois-ci.

Seul un prénom me revient à l’esprit et contrebalance mon état d’abandon.

Eve. Ma petite fille.

Et de rage et désespoir, perlent des larmes de mes yeux fermés.

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