Anomalie

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C’est comme s’il ne s’était rien passé. Pas de tache de sang sur le sol. Pas même une éclaboussure visible. Il n’y a pas de cordon de sécurité et je constate l’absence de force policière.  J’ai la singulière impression que l’incident d’hier n’a pas simplement été oublié.

Pas de gerbe de fleurs. Pas de cierge ou de lumignon. Pas de photo du défunt non plus. Les passants arpentent le trottoir avec leur apathie habituelle. Leurs visages sont mornes. Je ne note aucun regard apeuré vers les lieux du drame. Leurs pas sont réguliers, ils n’accélèrent pas ni ne ralentissent. Un jour comme un autre, ils sont déjà passés à autre chose.

Non, ils n’ont pas oublié l’accident. Celui-ci n’a tout simplement jamais eu lieu.

Cette pensée s’impose à moi comme une évidence. Rien n’est revenu dans le droit chemin, tout est toujours de travers. Encore une fois, je sens l’angoisse m’étreindre. Qu’en est-il de mes faits et gestes ? Je pensais perdre la mémoire, mais comment puis-je être sûr que ce dont je ne me souviens pas s’est réellement passé ? Je n’ai aucun souvenir de ma vie en dehors de mes trajets.

Les quelques réminiscences de ma vie de famille et de ma vie au travail sont ridicules. Ma fille est censée avoir dit son premier mot mais je ne visionne même pas son visage dans mon esprit. J’en suis incapable. Le constat est tristement similaire pour ma femme et mes parents.  Et je ne me souviens peut être de mon nom que parce qu’il est inscrit sur mes papiers.

Mes mains tressaillent. Des dizaines de questions se bousculent dans ma tête. Je ne veux pas les entendre. Je ne peux pas. D’un geste sec, pour ne pas trembler, je coiffe mon casque et met en marche mon appareil. Le silence qui en sort est assourdissant. Mais les interrogations qui peuplent mon crâne le sont davantage. Je me mets à courir comme pour empêcher ces questions d’atteindre leur destination finale. Je n’ai pas de réponses.

J’ai peur.

La nettoyeuse ambulante est toujours là, fidèle au poste. Je la heurte de l’épaule au passage.

-          « Il faut que ce soit propre. »

Va au diable, vieille pie. Tu ne te poses pas de questions toi. Ta vie est facile, tu n’as qu’à balayer. 

Inconsciemment, je me suis bel et bien dirigé au même endroit. Il est encore là, lui aussi. Il ne se trompe pas et aborde une nouvelle fois l’homme au feutre mou.

-          « La prochaine à droite ? Vous êtes sûr ? J’en viens justement et je ne l’ai pas trouvé. »

 

***

 

J’aurais voulu ne pas sortir. J’aurais voulu me barricader chez moi et ne pas affronter la réalité du quotidien. Ou son irréalité. Ou au moins, j’aurais aimé me souvenir avoir inspiré profondément, pris mon courage à deux mains, et décidé de me confronter à ce jour nouveau qu’il m’étais permis de vivre. Mon univers a beau être devenu insoluble, je n’ai que celui-ci. J’aurais juste aimé me souvenir.

Mais comme tous les matins, bien entendu, je n’ai pris conscience de ma propre réalité que lorsque j’étais déjà en train de marcher sur le trottoir. Guidé par mon inconscient. C’est ridicule.

La sensation de ma main tenant ma mallette n’est tenace dans mon cerveau que depuis quelques secondes. Comment ai-je pu la tenir jusqu’à maintenant si je n’avais même pas conscience ni de moi-même ni d’où je me trouvais ? Résigné à l’avance sur ce que je vais y trouver, j’ouvre ma serviette et plonge ma main à l’intérieur. L’en retire avec un paquet de feuilles blanches. J’éclate de rire, nerveusement. Pas de réaction des quidams situés près de moi. Je m’en doutais, bien sûr.

Mais j’ai décidé que ça ne marcherait plus ainsi. Je peux briser le cercle qui me maintient emprisonné. Aveuglé par mes angoisses, je n’ai pas osé sortir de la route tracée par mon inconscient et imposée à mes pensées et à mon corps. Comme si je craignais de perdre le fil de ma vie. Comme si, ce faisant, les Parques allaient cesser de tisser le fil de mon destin et allaient me tendre leurs instruments pour que je m’en charge à leur place.  Mais j’ai peur, à l’instar de la troisième sœur, de devoir un jour couper ce fil. Néanmoins, l’histoire se répétera encore et encore si je ne fais rien. Je n’ai pas d’autre échappatoire.

Mes doigts se délient et ma mallette heurte le sol sur la tranche avant de s’étaler à l’horizontale. Les feuillets volent. Comme pour conforter ma décision et me donner du courage, je balance un coup de pied qui se veut désinvolte dans les objets éparpillés sur le sol. Pas de pincement au cœur. Suis-je censé être attaché à ce sac, que je porte tous les jours mais qui ne m’appartient pas vraiment ?

Pour accentuer la rupture, j’effectue un demi-tour un peu raide, presque solennel, et marche résolument dans la direction d’où je suis venu. Tout en progressant en tenant ce cap, je m’apaise légèrement en constatant que ma mémoire à court-terme ne semble pas être affectée par mon mal. Je me souviens bien être passé dans cette rue il y a quelques minutes. Je n’avais peut être même pas encore conscience de moi-même à ce moment-là.

Le calme qui s’est à peine installé en moi vole en éclat à l’évocation de cette pensée. Mes pieds s’arrêtent tandis que mon cœur, comme pour dénoncer mon absence soudaine de mouvement, redouble de battements. J’ai la bouche et la gorge sèches. Le désagrément occasionné est cependant moindre face à la lame de fond qui secoue mon cerveau. Jusqu’où pourrais-je remonter ainsi ? D’où viens-je ? Remonterais-je le cours de ma vie en arpentant les rues que j’ai empruntées précédemment, mais en sens inverse ?

Incapable de répondre à ces angoissantes et funestes questions, une grimace d’impuissance déforme mon visage à mon insu. De toutes les façons, je n’ai pas d’autres choix disponibles ni de solutions ou réponses à mes questions.

Résigné, je me remets en marche. Ma motivation n’a pas faibli pour autant. Un vague soupçon d’espoir danse sous mes yeux. Il est impossible que mon chemin ne mène nulle part, je viens forcément de quelque part. Le cadre spatio-temporel qui me contraignait jusque-là devrait me servir à obtenir des réponses. C’est ma ville. Je connais mon environnement. Je n’ai plus qu’à trouver les variables de départ et d’arrivée de celui-ci et je devrais pouvoir obtenir des solutions.

Satisfait par mon raisonnement et occupé par ces pensées, je n’ai pas vu le premier obstacle à ma résolution se présenter à moi. Le mot obstacle ayant ceci d’approprié qu’il désigne une barrière de sécurité me refusant l’accès à la suite de la rue. Je peine à me souvenir de mon passage précédent sur cette partie de mon trajet. D’autant plus qu’aucun moyen de contourner l’obstacle en question ne m’est disponible, la barrière étant constituée de plusieurs sections en longueurs, collées les unes aux autres. De sorte que mon chemin est bel et bien bloqué sur toute sa largeur. Aurais-je enjambé cette entrave tout à l’heure ? D’aussi loin que je me souvienne, ma matinée n’avait rien connu de plus sportif qu’une marche tranquille à allure régulière.

Semblable à un chien sortant de l’eau, je m’ébroue pour chasser ces inutiles et polluantes questions. Là encore, il n’y a qu’un seul moyen de le savoir. Je m’approche de la barrière et pose mes mains sur la partie supérieure de celle-ci, qui m’arrive approximativement à la taille. Prenant une profonde inspiration, je prends appui sur mon pied gauche et commence à décoller mon pied droit de quelques centimètres pour enjamber l’obstacle. Mais je m’arrête aussitôt.

Je n’arrive pas à lever mon pied et ma jambe de plus d’une vingtaine de centimètres du sol.

Non du fait de ma volonté mais bien parce que mon corps, que je tenais pour fidèle jusqu’à maintenant – à défaut de mon esprit – refuse de m’obéir. Je m’imagine quelques secondes m’être bloqué une articulation quelconque en réalisant mon mouvement, ce qui m’empêcherait de terminer celui-ci. Je repose alors lentement le pied au sol, laisse quelques secondes s’égrener, puis réitère ma tentative. Celle-ci n’est pas plus concluante que la première. Interloqué, je prends un peu de recul vis-à-vis de l’obstacle.

La barrière n’est pourtant pas si haute que cela. Ayant levé machinalement le pied gauche pour enjamber l’entrave lors de mes premiers essais, je retente l’expérience en levant cette fois-ci la jambe droite. Autant explorer rationnellement toutes les issues possibles. Je ne rencontre pas plus de succès cette fois-ci. Ma jambe reste bloquée en l’air, refusant de se soulever davantage.

Je maintiens ma position la jambe levée le temps de réfléchir, en espérant que personne ne passe et ne m’aperçoive ainsi, immobilisé la jambe en l’air comme un crétin. Même si le premier passant venu, probablement atone, ne me prêtera certainement pas attention.

Après avoir examiné mon pantalon, il s’avère que ce n’est pas celui-ci qui m’empêche de lever la jambe plus haut. J’ai théoriquement vingt bons centimètres de marge avant que le tissu ne se tende et ne menace de craquer. Impossible que cela vienne de là. À vrai dire, le plus étonnant est que je ne ressens absolument aucune douleur. Si mon corps m’avait rappelé à l’ordre sur mes capacités ou mon état physique, c’eut été plus compréhensible. Mais je n’éprouve aucune sensation inconnue. On aurait plutôt dit qu’une légère résistance empêchait ma jambe d’aller plus loin. Mais rien de solide ou de dense ne s’oppose pourtant à mes mouvements. Je repose mon pied à terre.

Je ne dispose d’aucune explication rationnelle pour justifier mon handicap. La peur en profite pour réclamer doucement de l’espace dans mon cerveau. Mais rapidement, pour ne pas lui laisser gagner plus de terrain, je réalise un autre test et saute prudemment à pieds joints. Je n’ai mis que peu de forces dans mon mouvement et mon saut ne m’a fait décoller que de dix centimètres du sol. Rien de spécial ne s’est produit. Je n’ose entreprendre plus périlleuse manœuvre dans un premier temps, par peur du résultat.

Puis inspire profondément.

Et saute pour de bon, après avoir replié mes genoux et tendu brusquement les bras en l’air.

J’éprouve, pendant une seconde, de la félicité en sentant mon corps s’élever dans les airs. Mais la cruelle réalité a tôt fait de détruire le fragile édifice de ma détermination pour répandre les flots de l’angoisse dans mon esprit. Curieuse sensation que de se sentir ralenti en plein air alors que l’énergie cinétique du mouvement ne s’est pas encore dissipée intégralement. Douloureux choc que celui de mes bras, que j’ai instinctivement ramenés au dernier moment, s'écrasant sur le béton. Comme je le craignais mes deux pieds se sont tous deux bloqués en l’air à vingt centimètres du sol, en même temps, provoquant mon déséquilibre et ma chute.

Je ne saurais dire si la douleur la plus intense est celle ressentie par mes poignets à cause de la commotion ou celle éprouvée par mon cerveau, qui cherche désespérément un moyen de comprendre ce qui vient de se passer. Des larmes de rage colorent le trottoir après leur fugitif passage dans mes yeux. Un rire nerveux agite mes côtes une fois de plus. Ce n’est pas possible. C’est ridicule. Je m’esclaffe à pleins poumons, tout en frappant le sol de mes poings douloureux. Peur, douleur, rage, larmes, désespoir et rire aux éclats.

Cocktail dément.

Fort heureusement, l’air vient à me manquer et je suis forcé de me calmer. Je reprends lentement mon souffle. Je ne comprends rien. Une amnésie est quelque chose que je peux saisir, même si je ne l’explique pas. Mais d’où vient une impossibilité de bondir ? Je manque de rire de nouveau en pensant au diagnostic saugrenu que cela constituerait sur une ordonnance.

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