Dérèglement

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Elle est toujours là. Inlassablement, elle balaie. Toujours les mêmes mouvements. Je me suis dépêché ce matin, j’ai même couru. Jusqu’au dernier moment j’espérais que les choses avaient forcément changé, ne serait-ce qu’un peu. Qu’elle ne serait pas là, ou qu’elle ferait autre chose, pour une raison ou une autre.

Mais la vieille est bien là, rien n’a varié. Et elle n’est pas la seule. Tout en courant, je suis resté alerte sur l’espace environnant. J’ai vu les mêmes personnes, aux mêmes moments, faire exactement les mêmes choses que les jours précédents. Ce n’est pas possible.

Mêmes vêtements, mêmes trajets, à la seconde près. J’ai vu ce type contourner la borne incendie qui se trouvait sur son chemin de la même façon que tout au long de l’année. Alors que le trottoir est très large et qu’il lui suffirait de s’y positionner autrement.

 Je n’avais pas remarqué ces petits détails insignifiants du quotidien jusqu’à maintenant. Mises bout à bout, ces similitudes se révèlent terrifiantes dans leur infaillibilité.  Ce n'est pas normal. Depuis combien de temps les journées se ressemblent-elles toutes autant ?

J’ai bien essayé d’aborder quelques personnes, de leur parler, de leur faire des signes, aucune ne m’a répondu ou n’a daigné prendre acte de ma présence. Ils ne me voient pas. Ils peuvent modifier leur trajectoire si nous sommes sur le point de nous heurter, mais cela sans me regarder. Il n’y a guère que la vieille dame à qui j’ai réussi à parler ce matin. Je lui ai fait part de mes inquiétudes.

-          « Il faut que ce soit propre. »

Je n’ai pas pu en tirer davantage, excepté « bonsoir monsieur ». Son balai semblait collé à ses mains. J’ai essayé de l’interrompre dans son activité pour observer quelle serait sa réaction. Pas par méchanceté, mais par curiosité et désespoir. Je n’ai pas réussi à bloquer ses mouvements. Non pas qu’elle ait démontré posséder une force hors du commun, mais elle semblait animée d’une régularité mécanique impossible à court-circuiter.

Comme si son mouvement méthodique était programmé et que rien ne pouvait l’altérer. Si bien que je crus un instant avoir affaire à un automate. Mais je la voyais pourtant haleter difficilement pendant ses gestes et en touchant le balai je l’avais effleurée et bel et bien senti une chaleur humaine. Cela n’explique pourtant pas son comportement anormal et ne m’apporte aucun élément pour comprendre pourquoi les autres riverains s’obstinent à se comporter bizarrement envers moi.

Une idée m’étreint en même temps qu’une sensation de froid glacial et j’attrape mes deux bras de mes deux mains. Suis-je vraiment réel ? Sont-ils réels ? Suis-je en train de rêver, ou pire, suis-je mort, et ce depuis combien de temps ? Et si j’étais mort, pourquoi diable serais-je condamné à déambuler dans la ville que j’ai connue de mon vivant, sans but ? Je ne fais que reproduire mon vécu.

J’ai peur. Oh, Rita, ma petite fille ! Es-tu bien réelle ?

 

***

 

Mon casque ne marche plus. Aucun son n’en sort. J’aurais voulu écouter la voix de Lyra, pour m’apaiser. A-t-elle jamais existé elle aussi ? Je ne suis plus sûr de rien.

Comme tous les matins, je me suis réveillé en pleine rue, habillé de mon complet gris clair de travail et portant ma mallette. Les souvenirs que je pensais avoir de ce matin ne sont restés qu’un fugace instant inscrits dans ma mémoire. Je doute même maintenant de leur réalité. Je n’ai plus aucun souvenir de la veille non plus, en dehors de mes trajets aller et retour entre mon travail et mon domicile. Étais-je vraiment chez moi avec ma femme et ma fille ?

La majorité de mes souvenirs s’en sont allés, remplacés par cette réminiscence qui revient sans cesse. J’ai toujours en tête que ma fille est censée avoir prononcé ses premiers mots. Mais je ne me souviens ni du mot en question, ni d’avoir assisté à la scène. Et sans pouvoir expliquer pourquoi, j’ai la vague sensation que je devrais parler de tout ça à ma femme. Elle me connaît depuis longtemps, elle serait de bon conseil. Après tout, nous sommes censés être mariés depuis huit ans.

L’évocation de cet état de fait m’emplirait de tendresse si je n’avais pas oublié le prénom de celle qui partage ma vie.

Fébrilement, je tombe à genoux et ouvre ma mallette. Mon portefeuille, il me faut mon portefeuille. Ne le trouvant pas au milieu des papiers, je renverse le sac, répandant le contenu de celui-ci sur le trottoir. Mes dossiers s’éparpillent. Je n’en ai cure. Mon portefeuille en cuir marron gît à terre. Angoissé, je m’en empare et l’ouvre sans attendre. Ma carte d’identité. Flanagan Holster. C’est bien moi. J’ai trente-deux ans, comme je le situais à peu près.

Rien d’autre. Pas de carte de paiement. Pas d’abonnement de transport. Plus grave, où sont passées les photos des membres de ma famille ? J’en avais au moins trois, j’en suis sûr. Je regarde autour de moi et prête enfin attention aux objets qui sont tombés de ma mallette. Une dizaine de feuilles subissent les assauts du vent et commencent à se disperser. Toutes blanches. Pas une ligne de texte n’est visible sur mes dossiers, pas de graphique ni de tableau. Pas même un bout de schéma ou de dessin fait à la main. Mes dossiers sont remplis de vide.

Un coup de feu claque dans l’air.

Un homme, que je reconnais être celui à la mâchoire carrée que j’ai vu demander son chemin un soir, s’écroule dans la rue. D’une seule voix, mais sur une centaine de tons différents, des cris de stupeur résonnent. L’homme s’étale de tout son long et déjà son sang forme une petite flaque qui s’écoule lentement en direction du caniveau. Une artère ou un organe vital a dû être touché.

Scène de panique. Ne sachant d’où vient le coup de feu, les gens cherchent à s’éloigner du corps dans toutes les directions possibles et se bousculent.  Certains d’entre eux chutent à terre mais se relèvent presque instantanément, poussés par la peur.

Malgré ma propre angoisse, je ne peux m’empêcher de sourire légèrement. Tout est redevenu normal. Tous ces individus apathiques qui m’ignoraient auparavant ont désormais une attitude bien humaine. L’univers se remettrait-il enfin dans le droit chemin ? Mon sentiment d’euphorie est cependant de courte durée. À la vue du corps étendu par terre, l’effroi me gagne tout à fait et mes jambes réagissent en se mettant à courir.

Du regard, je cherche la vielle dame au balai, pour voir si elle court elle aussi, contaminée par la panique ambiante. A-t-elle enfin jeté son foutu

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