Journée harassante. Je suis sorti tard et j’ai raté l’Heure Rousse. L’Heure Sanglante déchaîne sa violence en assassinant le ciel, qui saigne et se répand en tons écarlates. J’aime moins. Mais j’ai un remède.

D’un geste familier, je chausse mon casque. Les notes rythmées de la contrebasse, accompagnée des percussions, me font dodeliner la tête d’avant en arrière. Je vais pouvoir supporter la mort du soleil, et celle du ciel qu’il emporte avec lui. Les passants ont l’air nettement moins sympathiques en rouge sombre. Ils participent à la mise à mort du jour.

Je divague. Journée épuisante. Trop de dossiers à gérer, trop de clients à contenter, trop de chefs à satisfaire, trop d’éléments perturbateurs à esquiver. Mais journée satisfaisante, j’ai réussi à terminer tout ce que je voulais faire. Et il me suffit de penser à ma petite Eva pour tenir facilement le coup.

C’est drôle, j’ai l’impression d’avoir déjà vu ces deux types se parler, il y a trois jours de cela. La ville est immense, mais mon monde est si petit. Les figurants n’y changent pas. Je passe à leur hauteur. C’est le type à la mâchoire carrée qui a l’air de solliciter le gars au chapeau.

-          « La prochaine à droite ? Vous êtes sur ? J’en viens justement et je ne l’ai pas trouvé.

-          J’en suis sûr monsieur, je m’y suis déjà rendu quelques fois. C’est simplement que le bâtiment est assez discret, il ne se distingue pas spécialement des autres.

-          À quoi ressemble-t-il ? »

L’homme au feutre mou hausse les épaules.

-        «  Façade classique, volets blancs, plaque à l’entrée. Il y a souvent une grande plante verte à côté de la porte. »

Je n’entends pas la réponse de son interlocuteur. Ils n’ont pas l’air de se connaître, après tout.

Le son grésille dans mes oreilles, quelque chose ne va pas. La mélodie mélancolique et traînante du saxophone est censée passer à ce moment-là. Mais je n’entends toujours que la contrebasse. Je vais devoir télécharger de nouveau la piste quand je serai rentré chez moi.

***

 

Il chante. Il crie. Il y  met toutes ses tripes.

 

« Baby »

 

Pourquoi les chansons les plus déchirantes sont-elles toujours inspirées de sentiments amoureux ?

 

« Baby,

Don’t show me your back,

Baby,

Please keep facing me »

 

Le riff de guitare est violent mais entraînant. Le rock reste toujours une bonne option pour bien se réveiller le matin.

Cette fois-ci, je n’invente rien, j’ai déjà vu cette fille quelque part. Les filles aux cheveux rouges ne courent pas les rues. En plus d’être jolie, elle a l’air plus vivante que quiconque dans la rue. Elle est fascinante. Elle doit être à peine plus jeune que moi, donc je lui donnerais bien environ… Environ...

Oublier la date d’anniversaire de son enfant est une chose, oublier la sienne propre en est une autre. Serais-je sujet à des pertes de mémoires ? Aussi improbable que cela puisse paraître, je suis incapable de me rappeler de mon âge. Si je réfléchis un instant, je me fais l’effet d’être encore assez jeune, même marié et avec un enfant. Je me donnerais trente-quatre ans. Je devrais peut-être me faire contrôler par un spécialiste.

Elle vient par ici. Ses mouvements sont si fluides. À côté d’elle, les passants ont l’air tellement raide. Suis-je comme eux ? Elle regarde dans ma direction. J’aimerais m’arrêter pour lui parler mais mes pieds refusent de m’obéir, je ne dois pas être en retard au travail.

Soudain, elle se met à courir. Je regarde autour de moi mais aucune raison apparente ne justifie pourtant son empressement. Elle me dépasse en trombe, visage magnifique, impassible, sans m’accorder ne serait-ce qu’un regard. Pourquoi une aussi jolie fille se promène-t-elle en pleine ville avec une arme ?