L'Heure Rousse

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« Fly above the city,

Hit the big red star strongly,

Ignite yourself silently,

Light our life softly »


Machinalement je lève les yeux au ciel, comme si je m’attendais à voir une créature trop se rapprocher du soleil et - telle Icare - s’enflammer. Mais point de deuxième soleil à l’horizon. Juste l’astre que je connais, en train de décliner doucement et de projeter un festival de lumières colorées sur toute la ville. Un vrai chant du cygne.

C’est l’Heure Rousse, ma préférée. Je sors toujours du travail vers cette heure-ci pour ne pas la rater. Je n’ai rien contre l’Heure Sanglante qui vient après, quand le soleil a totalement rendu l’âme. Mais rien n’égale le charme de l’Heure Rousse sur la ville.

La lumière jaune aux forts tons orangés éclabousse indifféremment façades des vieux immeubles et fenêtres des grattes ciels des quartiers d’affaires. La ville entière baigne dans une illusoire sensation de douce chaleur. Même mes contemporains ont l’air bien plus avenant pendant cette Heure-ci. Leurs visages blafards, fatigués et hagards de fin de journée prennent de nouvelles teintes. N’importe quel sourire, même dessiné sur un coin de lèvre, prend un éclat différent.


« Don’t dive into the deep sea,

Keep flying in our sky,

For the eternity »


Décidément, rien n’apparaîtra dans le ciel ce soir.  Je baisse la tête et ferme les yeux quelques instants. Cette chanteuse a une voix dingue. Chaque mot qu’elle prononce me fait vibrer tout entier. Si je ne devais aller au travail le matin et rentrer auprès de ma famille le soir, je serais devenu depuis longtemps un clochard drogué à la musique errant dans les rues de la ville.

C’est un moment hors du temps. Mon moment. N’être ni au travail, ni chez moi, mon casque sur les oreilles. La voix envoûtante de Lyra résonnant dans ma tête. Perdu, seul et anonyme, dans la foule butinante de la ville.


***


Soirée trop vite passée. J’ai beau apprécier mon moment de solitude sur le trajet du retour, rien n’égale la douceur d’un foyer. Je pense qu’Eve a encore grandi de quelques centimètres sans avoir pris la peine de prévenir qui que ce soit. Pourtant, sa croissance n’a pas l’air de lui consommer tant d’énergie que ça, étant donné son application méticuleuse à passer en revue toutes les pièces de l’appartement en trombe. Comme si elle comptait trouver à chaque fois des changements tout en s'attendant à en être le témoin direct.

Nul n’est omniscient, ma chérie.

Le brouhaha de la ville qui s’éveille monte lentement jusqu’à se transformer en un persistant bourdonnement. Il est temps de mettre mon casque. La voix de fausset d’un chanteur de variété commerciale à la mode ne tarde pas à couvrir la rumeur ambiante qui m’entoure.

 

« I just wanna dance,

All day long,

Sun is up,

Come with us on the beach »

 

Il n’articule qu’à peine et je ne comprends qu’un mot sur deux mais l’essentiel est là. Rien à voir avec ma diva d’hier soir. Néanmoins, ce single composé à la va-vite a le mérite de dissiper les dernières brumes matinales encombrant mon cerveau. Et il me met de bonne humeur.

Je passe devant une petite vieille en train de passer le balai sur le trottoir devant son immeuble. Il me semble l’avoir déjà vue. Elle porte des lunettes et est coiffée comme seules les vieilles dames le sont, à l’ancienne mode. Chignon serré, strict. Ses jambes tremblotent un peu mais elle tient son balai d’une main ferme, le faisant aller et venir inlassablement.  Quel intérêt de balayer le trottoir ? Il sera sale de nouveau d’ici quelques secondes. J’ai déjà dû me faire la réflexion, et ce doit être pour cela que je me souviens de la vieille dame.

Petite scène de vie dans ce labyrinthe tentaculaire et grouillant qu’est ma ville.

Bientôt, la petite Eve découvrira tout cela de ses propres yeux. Il lui sera encore plus difficile de tout contrôler de ce gigantesque univers, elle qui essaie déjà de régner en maître sur le microcosme que représente notre appartement. Mais la vie se chargera de lui apprendre, elle a encore du temps devant elle. Ma petite fille n’a que trois ans.

Non, pas encore.

Quel jour sommes-nous ? Eve est née en octobre. Ou serait-ce novembre ? Je ne suis plus sûr. N’est-il pas honteux pour un jeune père d’oublier la date d’anniversaire de sa fille ? C’est mon seul enfant, je n’ai même pas l’excuse de confondre les différentes dates de naissance de ma progéniture.  J’étais pourtant persuadé de pouvoir me remémorer ce jour par cœur. 

Cela me reviendra.

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