03h

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C’est un endroit différent. Komaba-Todaimae. Si proche du centre-ville et pourtant si paisible. Jason inspire l’air tiède à plein poumons. Il n’y a pas d’autre son que celui du moteur de la moto. Tout est silencieux, tout est si calme, comme si cet endroit était figé dans un souvenir muet.

Keisuke conduit lentement. Jason, la tête posée contre son épaule, contemple les rails du train de la voie ferrée qu’ils longent à leur droite. Ces câbles parallèles se suivent infiniment et, tout comme les fils du destin, ne s’arrêtent jamais vraiment. Ils sont le système sanguin de Tokyo. C’est pour cela que Jason les trouve beaux. Vous savez, on dit que Shibuya ne dort jamais, que la ville baigne dans l’imprévisibilité, que la ville change sans cesse. C’est faux. Jason le voit bien : les ornières métalliques tracées par les rails du train le prouvent.

Les rues se font de plus en plus sombre. Il n’y a que le konbini du quartier encore ouvert à cette heure. Keisuke stoppe sa moto au niveau de l’entrée du magasin et demande :

- Tu as besoin de quelque chose ?

Jason nie de la tête. Quelques accélérations plus tard, ils arrivent à destination : un condominium rénové qui sert à Keisuke de domicile. Il fait signe à Jason de descendre sur le trottoir puis gare sa moto dans l’espace réservé de la résidence. Contre toute attente, la moto de Keisuke n’est pas le seul drôle de véhicule ici. En fait, ce sont les employés de nuit de Shibuya qui vivent en majorité dans ce quartier : barman, host, mafieux, restaurateurs, DJs, instagrammers. Komaba Todaimae renferme bien des curiosités derrière ses airs de quartier paisible.

Keisuke passe la porte d’entrée et Jason le suit de près. Il jette un œil à une boîte aux lettres sans nom pleine à craquer et traverse les couloirs jusqu’à son appartement situé au premier étage. Il déverrouille la porte qui n’était même pas verrouillée.

- Tada ima, chuchote Keisuke.

La porte s’ouvre. La lumière du couloir s’infiltre dans le vestibule d’entrée. Il sert aussi de cuisine. Il sert de tout en fait. Jason l’appellerait plutôt « l’espace du lavabo ». Il n’y a qu’un minuscule plan de travail sur lequel repose une bouilloire à moitié-vide, et en face, un petit réfrigérateur qui ne sert qu’à garder au frais l’alcool. Keisuke considère qu’il faut toujours avoir une cannette en réserve. C’est d’ailleurs la première chose qu’il fait après s’être déchaussé : sortir deux bières du réfrigérateur. Il allume ensuite la lumière frontale au-dessus du lavabo et pose son paquet de cigarette sur le plan de travail. Jason s’infiltre dans le vestibule et ferme la porte. Il se demande de quoi aura l’air l’appartement ce soir.

La pièce qui borde la cuisine, séparée d’une porte translucide coulissante, est plongée dans la pénombre. Elle est seulement éclairée par la faible luminosité du téléviseur qu’on entend grésiller. C’est le salon, aussi appelé « chambre commune ». Les tatamis poussiéreux au sol empestent le nihilisme, les heures perdues. Des futons sont alignés par terre en entourent une table basse bien chargée : paquets de chips éventrés, chargeurs, boîtes vides de nouilles instantanées, lunettes, portefeuilles, feuilles, filtre, même un flingue et des cintres. Des vêtements sont suspendus aux quatre coins de la pièce. On peut voir une boîte débordant de sexe toys sur une étagère, et une autre remplie de cordes et de couteaux. C’est un peu près tout. Pas de livre, pas de décoration, pas de goût. C’est une pièce assez singulière, étroite, où l’on peut pourtant vivre à trois, voire quatre. Cela dépend des soirs.

Jason jette son téléphone sur un futon vide. Les deux autres ont l’air occupés. Sûrement les collocs éméchés de Jason. Keisuke s’installe dans le vestibule et Jason le rejoint. Les deux s’assoient par terre, adossés contre le réfrigérateur. Leurs pieds touchent le meuble d’en face. C’est là qu’ils s’installent quand ils reviennent tard. Les ronronnements du frigidaire sont apaisants. La fraîcheur qui en émane caresse leur dos. Comme à son habitude, Keisuke commence par s’en griller une et demande :

- Tu te sens comment ?

Sa façon de poser la question donne l’impression qu’il s’en fout.

- Pas trop mal.

- C’était une bonne soirée, non ?

- Ouais, c’était bien.

Jason ne se force pas à répondre, et encore moins à sourire. Il revoit la soirée en plusieurs scènes entrecoupées, et cela l’a fait sourire. Keisuke a beau dire des banalités sans la moindre conviction, Jason répond toujours avec enthousiasme. Il prend toujours très au sérieux les questions de Keisuke. Elles lui semblent si cruciales et fatidiques, ce n’est pas simplement parce que Keisuke les as prononcées.

- Le bar était magnifique. Et j’ai ressenti tellement de choses, continue Jason.

- On aurait pu rester si tu voulais.

Jason a un drôle de soupir.

- J’aime aussi être ici.

Il en a passé des nuits dans cet appartement. Le bourdonnement périodique du frigo. Le grésillement de la stéréo. Le bruit du mégot. Des bruits familiers en somme, mais ils sonnent pourtant différents ici. La bouilloire qui siffle le matin. Le cachet d'aspirine qui se dissout. Les oiseaux de Komaba qui gazouillent. Tous ces sons si plaisants, il les entendra demain aussi. Keisuke, qui n’a pu s’empêcher d’entamer une autre cigarette, observe la bière qu’il tient en main depuis tout ce temps.

- J’ai pas envie de bière, j’ai envie d’autre chose, lance-t-il.

- Prépare-nous un cocktail !

Keisuke hoche la tête avec enthousiasme. Il se lève, sort deux verres d’un placard ainsi qu’un shaker. Jason se décale de sorte à pouvoir inspecter le contenu du réfrigérateur derrière lui. Les deux se mettent d’accord sur les spiritueux et les ingrédients à utiliser. En seulement quelques mots, une recette est élaborée : lait de coco, Malibu, shōchū, sirop de cassis, jus de fruits rouges, et quelques framboises. Jason passe les ingrédients et se repositionne contre le réfrigérateur. Il regarde Keisuke faire d’en bas : ses longues jambes s’agitent d’un bout à l’autre du plan de travail. Ses gestes sont précis et gracieux, mais entre deux mouvements pour accéder aux différents tiroirs, le pied de Keisuke percute Jason.

- Désolé, s’exclame-t-il en un chuchotement agité.

Keisuke a beau s’être excusé, il a toujours le pied posé contre la cuisse de Jason. Il y a un moment de silence, au cours duquel les deux se regardent en souriant, et Keisuke remonte alors son pied jusqu’à l’entrejambe de Jason. Celui-ci se laisse faire en le défiant du regard.

- Arrête de jouer, j’ai soif.

- Je sais bien, rit Keisuke.

Il se retourne ensuite pour reprendre la préparation du cocktail. Jason lance une musique aléatoirement sur Spotify, mais il ne met pas le volume trop fort. Le hasard choisit le titre Freak de Lana Del Rey. Cela fait ricaner Jason. Il se met alors à chantonner les paroles du premier couplet : « Flames so hot that they turn blue, palm reflected in your eyes like an endless summer ». [1]

Keisuke ne parle pas bien l’anglais. Pas assez pour comprendre les paroles d’une chanson. Ce n’est pas grave car il sait préparer des cocktails aussi transcendants que n’importe quel morceau de musique. Le voilà d’ailleurs qu’il ajoute les glaçons et frappe les ingrédients au shaker. En fait, Keisuke sait tout faire pour Jason : servir à boire avec une gestuelle proche de la perfection, choisir des boissons adaptées au moment, briser sa lassitude, être attirant, baiser comme personne, déchiffrer instinctivement ses envies et les devancer, s’immiscer dans sa solitude sans la rompre, en somme tout ce dont il a besoin. On entend le bruit d’un liquide froid se verser dans un verre.

- C’est prêt.

Jason se décale un moment pour ranger les bouteilles dans le réfrigérateur. Il adore être adossé à ce frigo. Keisuke s’accroupit avec les cocktails aux couleurs laiteuses et écarlates. Jason s’empare d’une coupe et trinque aussitôt :

- Cheers !

- Cheers !

Les deux ne se quittent pas des yeux en goûtant à la préparation. Ils descendent plus de la moitié du verre d’une traite. La surdose de sucre adoucit le surplus d’alcool. Jason pousse un long soupir qui vient s’évaporer dans l’air. Les vrombissements du réfrigérateur derrière eux lui semblent plus fort. Keisuke prend une autre gorgée, puis termine sa coupe. Il a réussi à se surprendre soi-même avec ce cocktail. Ça a un goût familier et exotique. Ça a un goût d’Okinawa. En fait, c’est comme ça qu’il devrait le nommer. Keisuke n’a jamais mis les pieds là-bas, mais cela ne fait pas de doute que ce cocktail devrait s’appeler ainsi. Jason termine sa coupe et soupire encore plus longuement qu’après sa première gorgée. L’alcool et le sucrent lui montent à la tête. C’est très agréable, et il tient à le faire savoir :

- T’es vraiment doué tu sais.

- Merci, répond Keisuke.

- Ouais, t’es doué.

Le silence s’apprête à revenir quand Jason ajoute d’un air totalement détaché :

- En vrai, on devrait baiser avant que ce putain de rush s'estompe.

Keisuke se retient d’éclater de rire. L’émotion se faisant rare sur son visage, elle est d’autant plus marquante quand on finit par la voir se manifester. Jason regarde Keisuke se marrer jusqu’à ce qu’il retrouve son expression neutralité divine. Il ne sourit plus. Keisuke retrousse les manches de son t-shirt et plisse les yeux. Cela signifie que son instinct de prédation a été enclenché. Jason, lui aussi prédateur dans l’âme, se redresse et s’accroupi face à lui. Les deux se dévisagent longuement sans cligner des yeux. Leurs têtes se rapprochent, comme attirées l’une à l’autre, et avant que Jason n’en prenne conscience, l'espace entre les deux s’est réduit à tel point qu'ils peuvent maintenant sentir le souffle de l’autre sur leur visage. Jason baisse les yeux, puis les relève car il veut finalement voir les siens. Dans les pupilles brunes de Keisuke, une traînée de poudre dorée et tisse une constellation.

Impossible de dire qui a embrassé l’autre en premier. C’est arrivé si naturellement. Une énergie inqualifiable s’est échappée au contact de leurs lèvres. La même que celle qui s’échappe d’une cannette de soda. La même que celle qui s’échappe d’un néon s’éteignant à jamais. Jason, toujours accroupi par-dessus Keisuke, maintient le contact corporel et visuel avec lui. Il profite de pouvoir le regarder de haut. Cela n’arrive pas souvent. Keisuke a ses deux mains posées de part et d’autre de Jason, qui ne tiendrait pas en équilibre autrement. Jason vacille. L’alcool le désoriente encore. Une telle chaleur se répand autour d’eux que le réfrigérateur contre lequel ils s’embrassent reprend son cycle frigorifique et bourdonne. Le bruit blanc du frigidaire résonne dans toute la pièce et masque le bruit des respirations. On n’entend que cela. Jason a l’impression d’embrasser un automate avec ce buit.

Keisuke s’accroupit à son tour, puis, tout en mordillant Jason, se penche vers l’avant jusqu’à le faire basculer en arrière. C’est maintenant Jason qui est acculé contre le plan de travail de la cuisine. Keisuke s’incline davantage et l’embrasse au niveau du cou. Il peut sentir, du bout de ses lèvres décolorées, les pulsations de son pouls s’accélérer et s’alourdir. Jason penche sa tête en arrière et frissonne. Keisuke, dans ce genre de moments, s’étonne toujours des milliers de réactions physiques et psychologiques qu’il peut déclencher chez les êtres humains. Cela lui donne une impression de puissance qui compense avec sa relative indifférence au monde. Keisuke mordille Jason à en lui laisser des traces de morsure. Il ressent les choses en les infligeant aux autres. Toutes ces choses qu’il ne ressent pas. Toutes ces choses qu’il ne ressent plus. L’alcool, la peine, la drogue, l’amour ou le sexe. Jason a une grimace équivoque. Keisuke continue de se pencher contre lui. Il le fait s’allonger au sol et s’avance au-dessus de son corps bouillant. Keisuke positionne ses deux genoux de part et d’autre de Jason, qui chuchote :

- Coupons la lumière.

Keisuke lève son bras pour atteindre l’interrupteur au mur. Le couloir se retrouve plongé dans l’obscurité.

- Non, en fait, laisse-la allumer.

La lumière revient mais semble plus faible. Les deux restent immobile un instant. L’un sur l’autre. De toute façon, Jason ne peut pas bouger. Il ne fait que reluquer la silhouette svelte de Keisuke qui transfigure son champ de vision. La faible luminosité de l’éclairage accentue son air sévère. On dirait qu’il s’apprête à l’exécuter ou quelque chose de mieux encore. Sans un mot, Keisuke s’empare de la cannette de bière qu’il a reposée plus tôt sur le plan de travail.

- T’en veux ? demande-t-il.

Jason fait non de la tête. Keisuke porte la cannette à sa bouche et prend de trop grandes gorgées. Un filet de bière s’écoule sur son menton et retombe sur Jason. C’est à ce moment précis que Keisuke décider d’ôter le débardeur de Jason. Il retire ensuite son propre t-shirt : torse de Keisuke, torse d’encre. Peut-être qu’il a le sang noir aussi. Jason regarde les longues veines bleu pétrole qui courent le long de ses avant-bras. Il voudrait se relever pour les toucher, mais Jason est toujours encloué au sol sous l’emprise de Keisuke. Celui-ci l’attrape au niveau du visage puis compresse fortement ses joues.

- Tu m’aimes ?

Il relâche la pression de ses doigts. Jason réfléchit un instant :

- Oui.

Keisuke déshabille Jason et frôle du doigt ses abdominaux. Il ôte sa ceinture et la jette plus loin dans l’autre pièce. L’éclat argenté de la bouche brille dans la pénombre. Jason a déjà couché avec trop de garçons, mais sa première expérience avec Keisuke lui a fait remettre en cause sa conception de « coucher avec quelqu’un ». Ses caresses ont quelque chose de différent. Elles ne chatouillent pas. Elles font frissonner. Keisuke triture la bouche de Jason des doigts. Celui-ci mordille en retour, et Keisuke répond à sa manière : en enfonçant littéralement ces incisives dans la chaire. Cela fait mal. Jason saigne mais cela ne l’arrête pas. Keisuke se repaît de l’expression qu’il lit sur son visage : la commissure de ses lèvres qui se contracte et qui se détend, la mâchoire qui se crispe et qui se relâche, les yeux qui se ferment et se rouvrent. Keisuke lui laisse un peu de répit et affiche un sourire pervers. Ses dents sont maculées d’un rouge vif.

Jason et Keisuke partagent tout : même leur sang. Les gouttelettes qui perlent des marques de morsure se mêlent à la fine couche de sueur qui recouvre Jason. Le mélange des deux liquides donne un rouge presque transparent. Il brille sur la peau claire de Jason. Cette couleur profonde réveille l’instinct sanguinaire de Keisuke, dont le sourire devient de plus en plus tordu. Ce sourire signifie qu’il s’apprête à le faire : Keisuke enserre la gorge de Jason et l’asphyxie. Il a cette manie de chasser l’oxygène chez sa proie. C’est parce qu’il veut devenir la chose la plus importante aux yeux de ses partenaires. Ses griffes laissent toujours des marques. Elles prennent parfois des jours à disparaître. Peut-être que celles de Jason ne disparaîtront pas. Jason ne peut pas respirer. Les deux se fixent et entrevoient mutuellement les tréfonds de leur regard. Keisuke garde un sourire particulier. Impossible de savoir si les yeux de Jason le supplient d’arrêter ou de continuer. Le réfrigérateur sembler cesser de bourdonner. Jason se demande s’il va bientôt perdre conscience ou si ce n’est qu’une coïncidence. Quoiqu’il en soit, il pourra bientôt expérimenter la jouissance.

L'ultraviolence de la façon qu’a Keisuke de faire l'amour correspond parfaitement à la haine que Jason a de soi. Chacun de ses mouvements est d’une telle intensité qu’on dirait que la terre se fissure plus bas. Keisuke et Jason frémissent. Le plaisir paralysant qu’ils partagent leur supprime tout autre sens : comme s'ils se sont engouffrés dans l'abîme qui vient de s'ouvrir sous eux. Jason, à qui l'oxygène manque cruellement depuis quelques minutes, a les yeux injectés de sang. Son visage, défiguré par le plaisir de la douleur, excite terriblement Keisuke. Cela lui fait resserrer son empoigne. Le larynx de Jason pourrait se briser. La dernière fois que Keisuke avait déployé autant de force, c’était pour tuer quelqu’un. Jason s’étrangle et transpire. La sueur qui perle de son front le rend encore plus désirable pour Keisuke. Il se débat, suffoquant de plaisir, et rattrapé par son instinct de survie, a pour réflexe de lui donner un coup de pied. Keisuke lâche alors Jason, et alors que celui-ci reprend finalement son souffle, Keisuke lui assène un coup au visage. Œil pour œil. Dent pour dent. Jason grimace avant de sourire. Son corps a enduré le coup avec peine, mais son esprit l’a trouvé doux comme un baiser. Les émotions se mélangent. Les sensations se mélangent. La douleur et le plaisir. Cette frontière est peut-être trop fine pour Jason : il a l’air désorienté, et son regard hagard se braque sur Keisuke.

- Tu vas finir par me tuer, s’essouffle-t-il.

Keisuke ricane. Jason est affreusement ivre et les restes de psychotropes lui remontent à la tête. Il repousse un peu Keisuke, dont les yeux rouges brillent de cruauté. Ce dernier a une expression câline et agrippe les poignets de Jason, qu’il plaque au sol avec violence.

- Ça va aller, laisse-moi faire.

Jason hoche timidement la tête. Keisuke essuie la sueur sur ses abdominaux sans savoir s’il s’agit de la sienne ou non. Ce geste attentionné rendrait presque amoureux Jason s’il ne l’était pas déjà. C’est d’autant plus touchant après toute cette brutalité. Jason, avec le peu de conscience qui lui reste, envisage la possibilité qu’il soit encore plus dérangé que Keisuke pour apprécier ce qui lui est infligé. Il sait que Keisuke ne le lâchera pas avant d’avoir terminé. Il sait que cela peut durer longtemps. Et ce soir, le réfrigérateur aura pu redémarrer son cycle frigorifique le temps qu’ils terminent leurs ébats.

「Tu as aimé ?」

「Ouais.」

Jason se sent toujours ailleurs à ce stade de la nuit. Comme dans l’entre-deux qui relie le désir à la réalité. Il est assis, presque nu, au beau milieu du couloir. Son regard absent se focalise sur des choses que seul lui voit. Des formes et des souvenirs qui se répètent. Jason n’a plus la force de bouger : il a l’impression d’être immergé sous l’eau. Sa tête tient en équilibre sur elle-même, et ses muscles sont si détendus qu’il pourrait s’effondrer au sol à la moindre secousse. Ce n’est plus une question de sommeil. Ce n’est plus une question de fatigue. C’est le contrecoup des sursauts d’adrénaline et de plaisir. La marque rouge autour de son cou s’est un peu dissipée, mais Jason est encore dans une sorte d’état post-traumatique. Il doit prendre chacune de ses inspirations manuellement. Un moment aussi intense sans « aftercare », c’est comme remonter à la surface sans décompresser : parfois fatal. Et pourtant, Jason le referait tous les jours.

Keisuke garde le silence. Il profite de son état de plénitude artificiel. Le contrecoup de l’orgasme lui draine son énergie physique et mentale : sa vision s’est troublée, son esprit s’est embrumé, et il ne sent plus vraiment ses bras. C’est pourtant si confortable et plaisant. L’espace d’un instant, Keisuke éprouve ce sentiment de satisfaction qu’il chérit tant. Aucun psychotrope du monde ne pourrait lui faire ressentir cela. On peut le lire sur son visage : il ne sourit pas à quelqu’un, il sourit tout simplement. Keisuke allume sa vingtième cigarette de la soirée. Il le sait car son paquet est maintenant vide. Au fil des taffes, son expression de satisfaction se distille en une expression neutre. Probablement car la dopamine et la sérotonine secrétées par son cerveau se sont dissipées. En fait ; Keisuke a souvent ce sentiment de vide après l’orgasme. Cela ne dure qu’une dizaine de minutes. Le temps qu’il oublie qu’il est possible pour lui de ressentir quelque chose. Keisuke soupire longuement et observe les multiples marques qu’il a laissées sur le corps endolori de Jason. Cela lui fait de la peine, alors il lui caresse le dos et demande :

- Tu veux un peu d’eau peut-être ?

- Je veux bien un autre verre de Malibu.

Jason a répondu sans se retourner.

- Tu devrais boire de l’eau.

- Je suis pas une plante verte, c’est bon.

Keisuke mélange un fond de bouteille avec des glaçons. Il tend le verre à Jason qui le remercie. Cet alcool a un goût trop sucré et une petite note vanillée. C’est ce qu’a pensé Jason en savourant le liquide qu’il a gardé en bouche. Cela lui rappelle les vagues, les palmiers, le soleil brûlant. Tout ce qu’il ne connaît pas. Tout ce que Tokyo, avec son étendue d’eau statique, son béton, et sa lumière artificiel, n’a pas. Jason s’imagine aux Caraïbes, mais il aime Tokyo aussi d’une certaine manière. Oui, il aime Keisuke.

- Tu veux un autre verre ? lui demande-t-il.

Jason, toujours dos tourné, ignore sa question et avise :

- Quand on peut vivre une baise aussi intense, on ne regrette pas d’être venu au monde.

Les deux rient.

- Tu l’as dit, s’esclaffe Keisuke.

Il affiche un sourire fier et allume une autre cigarette d’un autre paquet. Keisuke se contente de prendre de longues taffes tout en étant sexy. Jason réfléchit à une façon de verbaliser son sentiment actuel. En fait, il a toujours l’impression d’être le dernier survivant d’un slasher après avoir couché avec Keisuke : le souffle court, de la sueur séchée sur le corps, les muscles engourdis, du sang sur la peau, l’adrénaline qui coule dans ses veines, l’impression d’avoir failli y passer, le soulagement de la fin, et surtout, l’obsession pour la personne qui lui a infligé cela. Une telle comparaison pourrait surprendre, mais ce n’est pas quelque chose de négatif pour Jason. Il adore les films d’horreur. Il adore les psychopathes tueurs. C’est à se demander s’il n’en était pas un peu dérangé lui-même, ou bien s’il était voué à en devenir un. Cela le fait rire, mais Jason renonce à partager cette drôle de pensée à Keisuke. Cette comparaison n’a rien de factice, Il pense réellement se sentir ainsi. Ce sont les seuls mots que Jason a pu aligner dans sa tête, et peut-être qu’il n’y en a pas d’autre pour décrire ce sentiment. Quoiqu’il en soit, Jason est toujours étourdi et relativement bourré, pas étonnant que le fruit de sa pensée soit incongru. Keisuke est un peu moins bourré que lui, et bizarrement ni l’un ni l’autre n’a l’intention d’aller dormir comme ils le feraient d’habitude.

Jason, nécessiteux d’un peu d’attention de sa part, se retourne vers Keisuke et lui demande :

- Tu baises comme ça avec tous les autres ?

- Si je peux, oui.

Keisuke a un sourire amer en écrasant sa cigarette. Jason regarde la fumée disparaître avant reprendre la parole :

- Tu as toujours été comme ça ? Cela t’arrive jamais, de le faire de manière plus soft ?

- Pas vraiment. C’est comme ça que je prends du plaisir.

Jason n’est pas surpris et hoche lentement la tête. Il traîne ensuite son corps endormi jusqu’à Keisuke, qui l’aide à s’installer contre ses genoux.

- Moi aussi j’ai des penchants spéciaux, d’autres penchants que ceux-là.

- Je sais.

Leurs yeux, maintenant exempts de toute trace de lubricité, se croisent de manière singulière.

- Ces penchants, j’en ai un peu honte parfois, continue Jason.

- Tu devrais t’en foutre.

- C’est pas si facile.

Keisuke n’a rien à redire. Il sait que ce n’est pas facile. C’est pour ça qu’il en est là. Jason poursuit :

- Et je me suis dit qu’en cherchant des explications, j’aurais moins honte, mais j’ai rien trouvé de convainquant.

- J’imagine.

- Tu ne t’es jamais demandé, toi, pourquoi tu aimais ce que tu aimes ?

- Non, pas que je me souvienne.

- Tu n’es pas curieux ?

- Non vraiment pas, les choses sont comme elles sont, je ne sais pas s’il y a quelque chose à comprendre de toute façon.

- On peut le voir comme ça.

Son désintérêt est tellement total qu’on dirait de la profondeur. Keisuke s’en fout de tout du moment qu’il a sa clope et son verre. Jason a toujours cherché à déchiffrer ce manque d’intérêt : il voudrait le sortir de sa bulle d’insouciance à défaut de pouvoir y entrer lui-même.

- Je peux te poser une autre question ?

- Vas-y.

- Qu’est-ce que tu feras quand tu seras vieux ?

- Je suis pas déjà vieux, pour toi ?

Jason a un ricanement. Keisuke a le chic d’éviter ses questions.

- Non, t’es encore jeune, relance Jason d’un air sérieux.

- J’ai dix ans de plus que toi, presque.

- Ouais, mais t’as même pas la trentaine.

- Bientôt, rétorque Keisuke.

Il rallume une cigarette. Jason l’ôte de sa bouche et chuchote :

- Tu n’as pas répondu à ma question.

Keisuke argue un sourcil agacé.

- Ce que je ferais quand je serai vieux ? La même chose que ce que je fais maintenant : fumer.

Il a un hochement de tête vers la cigarette. Jason la remet entre ses lèvres, et avant qu’il ne puisse poser une autre question, Keisuke étaye de lui-même son propos :

- Ta question me fait sourire : tu veux savoir ce que je vais faire quand je serai vieux ? C’est pas comme si je faisais déjà quelque chose en particulier aujourd’hui.

- Moi j’aime ce que tu fais.

- Je sais, mais toi, c’est toi.

Jason se rapproche un peu plus de lui.

- Désolé si je te pose des questions nulles, je pensais plus à ta situation, mais c’est un sujet chiant. Je me fais juste du souci pour toi.

Keisuke a un rire dédaigneux et répond :

- Tu devrais te faire du souci pour toi plus que pour moi. Tu penses que je devrais être inquiet car je ne paye presque pas de taxes ? Car je n’ai pas de biens ni de propriété à mon âge ? Car je suis qu’un Freeter [2]?

Jason n’ose pas répondre que oui. Keisuke l’a deviné et continue :

- Tu sais, dans cette société stupide, les gens se tuent à travailler, à gaspiller leur vie dans l’espoir de toucher des chèques de retraite bidons… Ils travaillent des années pour ça, jusqu’à 80 ans voire plus, mais c’est pas comme si j’allais vivre jusqu’à cet âge-là de toute façon.

- Dis pas n’importe quoi.

- Je sais que je ne serai jamais vieux.

C’est triste, mais Jason suppose qu’il a raison.

- Et toi non plus, tu ne seras jamais vieux, Jason.

Sa voix sonne prémonitoire. Jason a de nouveau le sentiment qu’il a raison. Le froid de la clim’ lui décroche quelques frissons.

- Alors je veux profiter avec toi, lance Jason en dissimulant son inquiétude.

- Je ne sais pas si tu peux vraiment profiter avec moi.

Jason attrape ses mains.

- Si, si, je t’assure, c’est ce que je veux faire. Je veux profiter avec toi. J’aime passer mon temps avec toi.

- Tu devrais pouvoir profiter de ta vie sans moi.

- Dis pas n’importe quoi.

- J’ai une façon de profiter de la vie bien à moi, et je ne sais pas si je peux dire que j’ai vraiment profité. Et maintenant que je suis là, avec ma jeunesse derrière moi, mes opportunités passées, sans rien de concret, profiter de cette manière, c’est tout ce qu’il me reste. Toi c’est différent.

- Tu t’écoutes avec ta philosophie de comptoir ? Ne dis pas ça, t’es fatigué Keisuke… s’exclame Jason avec un faux rire.

- Si tu le dis.

Les mots de Keisuke ont pénétré Jason d’une telle manière qu’il s’en souviendra demain. Sa future gueule de bois ne lui fera malheureusement pas oublier cette conversion. Ce n’était peut-être que de la philosophie de comptoir, mais toutes les paroles de Keisuke sont sacrées pour Jason. Juste parce qu’il est beau. Juste parce qu’il est lui.

- Je t’aime.

Jason a hésité entre lui dire qu’il l'aimait bien, ou qu’il l'aimait tout simplement.

- Moi aussi, Jason.

Keisuke écrase sa cigarette avec une expression mitigée. 23ème cigarette. 23ème fois qu’il n’en ressent plus le goût. Le réfrigérateur se remet à vrombir, et Jason s’est mis à trembler.

- Tu as froid ? demande Keisuke, le regard sur les bras nus de Jason.

- Un peu.

Keisuke s’écarte et s’empare d’un sweat qui traîne dans la chambre et revient s’assoir à côté de Jason.

- Je te le donne. C’est le tiens maintenant.

Drôle de preuve d’amour. Jason sourit, enfile son débardeur puis le sweat vert kaki. Il est tout refroidi à cause de l’air climatisé qui a soufflé dessus, mais il a un parfum de paradis.

- Et tu devais pas me donner autre chose ? demande Jason.

- T’es sûr que tu veux le faire ?

- Oui.

Keisuke retourne dans la chambre, fouille dans deux trois tiroirs puis revient avec un sachet plastique qu’il donne à Jason.

- Je t’enverrai les tarifs par message.

- Compris.

A vue d’œil, il y a l’équivalent d’un millier de dollars en drogues. Jason noud les deux bouts du sachet et le range dans la poche de son nouveau sweat.

- Tu as sommeil ? demande Keisuke.

- Non.

- Tu as envie d’aller quelque part ?

- Oui.

- Où ça ?

- N’importe.

Keisuke se relève et prépare quelque chose sur le plan de travail. Jason enfile son short et passe aux toilettes. Il se brosse les dents rapidement et observe son visage amoché à travers le miroir sale au-dessus de l’évier. Keisuke, lui, s’applique à tracer de belles lignes de poudre blanche sur un papier cuisson. Il se bouche une narine puis sniffe le tout d’une traite. Jason est surpris, non pas par ce que vient de faire Keisuke, mais par l’absence de réaction totale de sa part. Son visage ne s’est pas même contracté. On aurait dit qu’il venait simplement de se pulvériser une dose d’anti-inflammatoire dans le nez. Keisuke se tourne vers Jason et sourit :

- Je sais où je t’emmène.

- Parfait.

Keisuke se chausse et s’empare d’une veste de cuir accrochée derrière la porte. Sans un mot, Jason aligne à son tour une quantité raisonnable de cocaïne sur le plan de travail. Keisuke s’approche et agrippe sa main d’un air autoritaire.

- Qu’est-ce que tu fais, là ?

Jason sourit avant de glisser un peu de poudre sous sa langue. Il rétorque :

- Si tu veux conduire avec ça dans le crâne, laisse-moi au moins goûter avant de clamser.

Keisuke le fixe un instant et souffle :

- Comme tu veux, Jason.

Il inhale la substance. Cela lui pique le nez. C’est comme si des paillettes lui chatouillaient le cerveau. Jason a soudainement l’envie de bouger. Keisuke est déjà sorti, alors il Jason le rejoint dehors. On aperçoit des étoiles scintiller dans le ciel nocturne de Tokyo. Peut-être ne sont-elles qu’une illusion créée par le psychotrope, mais cela importe peu, car elles sont belles et resplendissantes. C’est tellement rare de voir des étoiles dans cette ville.

Keisuke attend sur la moto. Ses mains sont placées sur l’accélérateur. Jason chevauche la bécane et s’agrippe à lui. Il dépose un baiser dans le dos de la nuque.

- Accroche-toi, je vais nous faire faire un petit tour.

- Comment ça ?

- On va passer à Shinjuku rapidement, puis on ira autre part.

Keisuke démarre le moteur en trombe. Jason s’accroche et observe défiler les rues nostalgiques de Komaba-Todaimae. Il l'impression d'entendre vibrer les arbres, les luminaires et les fils électriques. Jason a les dents qui claquent et ses mains qui tremblent : les maisons défilent et se ressemblent toute, les trottoirs sont si paisibles, Jason est écrasé par la sensation que le temps et l’espace se distordent, compressés ensemble en un tout insaisissable. Sérieusement, qu’est-ce qu’il y a d’aussi poignant dans ce quartier ?

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