04h

17 minutes de lecture

Ils sont en route. Jason a la main posée sur l’épaule gauche de Keisuke. Elle ne cesse de trembler. C’est peut-être parce qu’il a peur. C’est peut-être à cause de la cocaïne. Quoiqu’il en soit, Jason s’accroche de son autre main à la selle du véhicule. Les manches de son sweat virevoltent au vent. Keisuke commence à accélérer maintenant qu’ils roulent sur l’avenue. La moto longe le mur anti-bruit qui sépare la route des habitations adjacentes. Considérant le vacarme assourdissant du moteur, c’est à se demander si cette protection est d’une quelconque utilité en ce moment même.

Les phalanges de Jason grelottent. Keisuke, qui ne porte toujours qu’un t-shirt, peut ressentir le bout de ses doigts vibrer sur son corps. Il perçoit chaque tremblement malgré l’intensité de la course. Cela lui fait de la peine, alors il décide de poser sa main contre la sienne quitte à tenir le guidon d’une main. Jason, sans s’inquiéter de cela, rouvre les yeux sur la ville qui défile à toute allure. Ses yeux se posent avec lenteur sur le paysage rapide.

À cette vitesse, Jason ne distingue que les enseignes qui lui sont familières, c’est-à-dire un paquet : Docomo, MOS Burger, Freshnesh Burger, Coco Ichiban, Japan Post Bank, Mitsubishi, Denny’s, Family Mart, LOTTE, OIOI, Torikizoku, Sukiya, Toyota, Yoshinoya, Matsuya, tant de noms lui rappellent des rencontres passées, des souvenirs indistincts, et d’autres journées aujourd’hui insaisissables. Jason se demande pourquoi des choses aussi banales lui évoquent des choses aussi chères. Peu-importe : il se rappelle, le sourire aux lèvres, d’un burger partagé avec un Vietnamien, d’un curry partagé avec un Allemand, et même d’un plat de bœuf partagé avec lui-même en échangeant des regards avec l’employé de nuit. Les meilleurs souvenirs, cela dit, sont ceux partagés avec Keisuke, c’est évident.

L’éclat lumineux des enseignes, l’éclairage des magasins, les phares des taxis autour d’eux, les lampadaires le long de la route, les vitres encore allumées plus haut sur les immeubles, les néons qui scintillent dans la nuit, toutes ces sources de lumière s’impriment à la chaîne sur la rétine de Jason. Elles lui donnent l’impression de voyager au plus profond d’un kaléidoscope à taille humaine.

Keisuke grille tous les feux rouges jusqu’à ce qu’un camion s’engageant sur le carrefour le contraigne à s’arrêter. Il en profite, bien qu’après s’être arrêter brusquement, pour se craquer les doigts d’un air décontracté. Jason veut jeter un œil au ciel de Tokyo, mais la voie rapide aérienne au-dessus obstrue la vue. Elle plonge le carrefour dans une sorte d’obscurité jaunie semblable à cette d’un tunnel. Il cherche une ouverture sur le ciel tandis que Keisuke garde son regard sur le feu. On entend les véhicules défiler à toute allure en hauteur. Les roues contre le bitume frictionnent en un bruit lourd, répétitif et terriblement nostalgique. Cela ne s’arrête jamais. Cela ne cesse pas.

Le feu passe au vert. Keisuke tourne sauvagement sur la droite et accélère. Jason s’accroche et garde ses yeux sur la voie rapide aérienne au-dessus de sa tête. Elle finit par se diviser en d’autres routes plus maigres qui pivotent dans toutes les directions. Jason entrevoit des bouts de gratte-ciels entre les différentes bretelles d’autoroute subdivisées. Elles divergent progressivement de l’avenue sur laquelle ils roulent, ouvrant la voie sur l’horizon. Enfin ! s’exclame mentalement Jason. Le ciel de Tokyo est visible, et le voile de la nuit semble s’être éclairci de quelques nuances. Oui, il fera jour dans moins d’une heure. Il faut faire vite. C’est ce que Keisuke se répète tout en enfonçant la pédale de l’accélérateur. La moto dépasse les 100 kilomètres par heure et les 4500 tours minute. Jason tape des pieds, comme excité par la vitesse. Les artères vides et sans défense de la route leur appartiennent. Les feux rouges n’existent plus pour Keisuke : il a le regard vissé sur la route devant lui, et se contente d’éviter tout potentiel obstacle. Jason se voit, contre toute attente, apprécier cette course qui slalome avec le danger. Ses tympans pulsent à chaque véhicule qu’ils doublent. Ses respirations prennent en profondeur à chaque seconde qu’il passe avec lui.

Les immeubles des deux côtés de la route grandissent à mesure qu’ils remontent l’avenue, et bientôt, les gratte-ciels de Shinjuku apparaissent au loin. Ces tours imposantes aux rares fenêtres encore éclairées se dressent droit dans le ciel nocturne. Leurs lampes rouges qui clignotent au sommet semblent battre en rythme avec le cœur de Jason. Un pouls qui s’accélère ou bien qui s’amenuise : il ne sait plus vraiment, c’est imperceptible. On aperçoit les enseignes du centre-commercial Lumine 1 et Lumine 2 au loin : cela signifie que la gare n’est plus très loin. Keisuke s’écarte de la voie des taxis et continue d’accélérer, coupant la voie à quelques passants téméraires sur le passage piéton qui sépare les deux côtés de la gare de Shinjuku. Une dizaine de bus se suivent le long du parking. Ils grouillent probablement de provençaux endormis, tous venus profiter de la capitale le temps d’un week-end. La route commence à décliver plus bas, et au bout de celle-ci se tient un immense bloc d’acier abritant, entre autres, d’autres centres commerciaux, des restaurants, et un cinéma sur les sept derniers étages. Les vitrines mordorées au rez-de-chaussée baignent encore dans une lumière luxueuse. On peut lire les lettres OIOI au sommet de ce mastodonte d’acier. Jason a un sourire nostalgique : ce bâtiment titanesque a toujours été son point repère pour retrouver le quartier qu’ils s’apprêtent à gagner ce soir.

Shinjuku-Sanchome­. Quartier des gays. Quarter des drogues. Quartier des étrangers. Keisuke s’arrête machinalement devant le Dragon Men. C’est le bar où Jason l’a rencontré. Il n’a fallu qu’une dizaine de mots avant qu’ils se décident à passer la soirée ensemble. Ni l’un ni l’autre n’imaginait que les choses perdureraient si longtemps. Et les voilà qu’ils sont ici de nouveaux : là où tout a commencé. L’espace et le temps se rapprochent encore un peu plus. La rue est bruyante comme une radio déréglée. Jason descend de la moto avec l’impression de mettre le pied dans une scène du passé. Il fait chaud. Terriblement chaud. Cela pénètre le cerveau. Les rues sont bouillantes. Les gens aussi. Jason retire le sweater qu’il a sur le dos et prend soin de ne pas faire tomber ce qu’il a dans sa poche avant. Il titube un peu et se tourne vers Keisuke, qui, toujours sur la moto, lui demande d’une voix doucereuse :

- Tu veux pas me rendre un service ?

Jason hoche la tête, ce qui manque de le faire basculer vers l’avant.

- Va à l’Eagle, commande n’importe quoi, et rejoint la cour arrière. Quelqu’un te retrouvera et donne-lui ça. Il a déjà payé.

Keisuke fait signe à Jason de s’approcher. Il lui dépose un baiser sur les lèvres et un autre sachet dans la poche arrière de son short.

- Comment on va me reconnaître ?

- Avec ce que t’as dans les mains, mon sweat.

Jason sourit.

- Les barman m’ont dans le viseur, c’est pour ça.

- Compris. Je reviens tout de suite.

Jason connaît la plupart des établissements de Sanchome, mais seulement ceux qui donnent sur la rue principale. Fort heureusement, c’était le cas du bar où Keisuke lui a demandé d’aller. L’Eagle est à deux rues d’ici, alors Jason ne se presse pas. Il observe les vestiges d’une autre soirée festive bientôt terminée. Des gens sont assis par terre au milieu des débris de verre, de métaux, de papiers, et de mégots. D’autres traînent à côté des clubs à discuter en se grillant une clope. Jason pose ses yeux sur un groupe de garçons vêtus de Gucci de la tête aux pieds, dont les bijoux et les accessoires lourds comme des chaînes de bagnard s’entrechoquent à chaque mouvement. Une fille, quelques pas plus loin, boîte avec peine, son unique talon aiguille résonnant violemment contre le trottoir. Un transsexuel en minishort fume au coin de la rue. Il doit avoir une brûlure au poignet, car de temps en temps, il sort un tube de pommade et s’en répand sur la peau. La bouche pleine d’un gâteau du Konbini, il examine aussi les passants – ou plutôt ses potentiels clients – le regard empreint de concupiscence. C’est un quartier gay ici, mais les hétéros ne sont pas rares. Et puis les gens avec des penchants particuliers non plus. Jason enjambe un ivrogne aux allures cadavériques allongé par terre. Des pédés trop bruyants rient à vive voix de l’autre côté du trottoir. Jason n’en trouve pas un seul attirant. En fait, il les trouve répugnant. Encore plus que l’ivrogne au sol qui s’est pissé dessus. Ils parlent tous d’une voix suraigüe, avec des intonations féminines et capricieuses. Jason serre les dents. Cela lui donne envie de leur arracher la langue et les cordes vocales. Quoiqu’il faudrait simplement les faire disparaître du plan de l’existence, ce serait plus pratique, et peut-être que Keisuke l’aiderait à faire cela. Probablement que oui. Après tout, c’est un méchant, un dur ouais.

Avant d’entrer dans le bar, Jason s’arrête prêt d’un lampadaire pour respirer l’air pollué de la nuit à pleins poumons, espérant dissiper les effets de l'alcool qui planent sur lui. Un gros asiatique bourré l’approche et lui parle de manière inintelligible. A ce qu’il paraît, les chubby sont populaires ici, c’est un truc que Jason n’a jamais compris. Comment peut-on aimer les gros ? Incompréhensible. L’homme bien en chair lui pose un doigt sur le torse et Jason le repousse gentiment une première fois, puis violemment la seconde fois. Personne ne réagit dans la rue, et tant mieux. Jason roule des yeux et se dirige vers l’entrée du bar. Personne ne remarque son arrivée. Il s’avance au comptoir et commande un Sex On The Beach. Il y a une odeur de sueur, de sucre, et de parfum de luxe qui flotte dans l’air. Les gens attroupés ici, plus que travestis, semblent déformés. Jason se sent un peu agité et observe les alentours. Un dessin bara recouvre l’intégralité du mur à sa gauche, et les gens touchent régulièrement les muscles massifs de ce personnage grotesque.

- 1000 yens, please, demande le barman avec un accent correct.

Jason hoche la tête et pose un billet sur le comptoir. Il prend sa boisson et se fraye un chemin entre les bras dansants et les perruques diamantines des fêtards. Ses semelles collent au sol en linoléum sur lequel du champagne séché a dû couler à flots. La porte qui mène à l’extérieur est grande ouverte, Jason pénètre la cour et s’installe dans un coin, loin des enceintes. Il a beau s’éloigner, la musique retentit toujours plus fort. C’est de la pop, mais pas de la pop qu’il aime : Hello Bitches, du bruit en somme. Le refrain insolent se met à retentir, et sans trop savoir pourquoi, Jason se met à agiter la tête et les hanches au rythme des basses badass.

「Hello, bitches」

Jason s’agite encore un peu plus. Il doit être le seul à gesticuler autant dans toute la cour, mais il se moque bien de ce qu’on pense de lui. Cette musique lui donne le sentiment d’être un bad boy. Jason jubile et s’étonne de profiter autant de cette musique. L’alcool lui donne de l’assurance, du sex-appeal, et vu tout ce qu’il a bu cette nuit, les gens doivent le trouver terriblement sexy si l’alcool embellit. Il danse, danse, et balance la tête, et jusqu’à la fin du dernier refrain, Jason continue de danser comme un idiot, avant de siroter son verre au morceau suivant.

La plupart des gens ne font que discuter en bougeant en rythme avec la musique, mais au moins, il n’y a personne sur son smartphone à cette heure. Jason remarque d’ailleurs qu’il a oublié le sien chez Keisuke. Tant pis. Jason porte son verre à ses lèvres en essayant de se rappeler pourquoi il est venu ici. Où est passé Keisuke ? Pourquoi est-il venu ici tard ? Soudain, un bruit sourd sort Jason de ses pensées. Des confettis jaillissent des quatre coins de la cour en un BOUM. Jason renverse un peu de son verre et ricane tout seul. Une poudrée multicolore de confettis retombe devant lui. Cela lui rappelle la cocaïne qu’il a ingérée tout à l’heure. C’est ça ! Il est venu faire une passe ! Jason doit trouver le client de Keisuke, alors il balaye du regard les gens dans la cour. Il y en a trop : deux drag queen se tiennent de part et d’autre de la station du DJ, un groupe de philippins aux ongles colorés s’égosille à chantonner devant elles, des asiatiques avec des dreads s’embrassent de l’autre côté, des gosses de riche aux oreilles rougies par le champagne titubent ensemble, un mec en jockstrap se balade dans la foule – Jason ignore qui peut bien être son client – toutes les personnes ici ont une dégaine à consommer des stupéfiants. A vrai dire, Jason a l’impression que les gens qui fréquentent ce bar participent à une sorte de concours « au plus original », ils veulent tous se démarquer : c’est une compétition qui ne s'achèvera jamais, renouvelée au fil des soirs. Jason, qui vient de finir son verre, a une sorte de ricanement mêlé à un soupir d’autodépréciation. Il ignore quoi faire.

- C’est vous que Keisuke a envoyé ?

Cette voix, qui semblait venir de tout près, d’un anglais drôlement poli et mélodieux, a sorti Jason de ses pensées. C’était celle d’un Japonais, dans la trentaine, aux cernes profondes et habillé comme un salary man.

- Vous voulez une clope ? propose-t-il en ouvrant son paquet.

Jason garde le silence et saisit, délicatement, une cigarette entre ses deux doigts :

- Tu parles bien anglais, ajoute-t-il.

- Merci.

Cet homme n’a pas l’air d’un consommateur. C’est probablement pour son patron qu’il fait ça, ou quelque chose de ce genre.

- J’imagine que c’est pas ici que tu viens boire après le travail, commente Jason en allumant sa cigarette.

- Non, ricane-t-il.

La salary man jette un coup d’œil à sa montre et écarte les jambes. Un porte-documents en cuir brille d’un noir de jais au sol.

- Elle est belle, ta mallette, complimente Jason.

- C’est du Celine.

Jason s’abaisse pour inspecter le sac de luxe. Il y range discrètement le sachet que Keisuke a glissé dans la poche de son short plus tôt. Le salary man le surveille d’un air suspicieux.

- Tu peux contacter Keisuke si jamais il y a un problème, ajoute Jason en relevant la tête.

- Merci.

Pendant tout ce temps, les derniers fêtards n’ont cessé de s’amuser. Les mines se font de plus en plus fatiguées. Il n’y aura plus personnes d’ici une trentaine de minutes.

- A la prochaine alors.

Jason écrase sa cigarette contre une bière qui traîne sur la table et tourne le dos au salary man. Il ne pense qu’à quitter cet endroit et rejoindre Keisuke. Son esprit est focalisé sur la sortie, et Jason, tout en observant les fêtards autour de lui, réalise qu’il adore détester ce quartier. En fait, un point positif, c'est qu’il s’agit du seul endroit à Tokyo dans lequel il est possible de trouver un bel homme comme il a trouvé Keisuke. Cela fait trois ans déjà.

Jason, alors qu’il regagne la rue, remarque une voiture de police faire sa ronde devant la sortie du bar, mais il ne panique pas et avance d’une démarche assurée. Peut-être parce qu’il est trop anesthésié par l’alcool. Peut-être parce qu’il a oublié que la poche de son sweater contient assez de stupéfiants pour finir en prison. La voiture de police lui passe à côté : Jason s’approche d’un magasin fermé, et décide, pris d’un coup de fatigue, de poser son front contre la surface de la vitre. La fraîcheur du verre apaise à peine son corps brûlant. Les lumières bleu du gyrophare se reflètent sur la devanture transparente du bar. Jason aperçoit sa silhouette bleuie et a l’impression d’être derrière la paroi d’un aquarium. Un bleu incandescent clignote successivement le long de la vitre et devant ses yeux. Son esprit s’engouffre dans ce bleu profond. Il se demande ce qu’aurait été son quotidien à Tokyo, si, au hasard des circonstances, il n’avait pas rencontré Keisuke ce soir-là. Aurait-il rencontré quelqu’un d’autre ? Qu’aurait-il fait de tout ce temps libre qu’il perd désormais en s’énivrant chaque nuit ? Keisuke attache autant d’importance aux autres qu’aux vêtements qu’il délaisse aux quatre coins de Tokyo. Jason soupire et serre de nouveau le sweater de Keisuke contre lui. Peu-importe.

C’est précisément parce que tout va bien que Jason peut se permettre d’avoir de telles réflexions, à quatre heure du matin, sous la lumière d’un lampadaire duquel son profil se détache au milieu de la foule grouillante. Certains, dont les policiers, jettent un coup d’œil curieux sur lui, mais sa mine ravagée par l’alcool leur fait aussitôt détourner le regard. Jason, toujours la tête penchée sur le magasin, entrevoit d’autres souvenirs derrière ses paupières : la gare de Komaba-Todaimae, le documentaire sur les koalas, le beau colocataire de Keisuke, le citron vert qu’il découpe, le verre de cristal qu’il essuie avec délicatesse, le comptoir de son bar à Isetan, et toutes ces images transparentes se superposent. Jason a un mauvais pressentiment ; l’impression d’être enfermé derrière la vitre de verre contre laquelle il a le front posé. Elle est de nouveau devenue transparente entre temps, et la voiture de police a disparu plus loin dans le quartier. Jason rassemble ses forces et reprend sa marche.

Les gens ont commencé à tituber à pas lents en direction de la gare, probablement pour embarquer dans le premier train du matin, traînant leur corps vidés de leur substance et remplis de débauche jusqu’à chez eux. Jason regagne la rue dans laquelle lui et Keisuke se sont séparés, mais la moto a disparu. Il n’y a rien d’autre que des déchets, et quelques corps ivres mort recroquevillés contre l’asphalte tiède. Keisuke s’est probablement éloigné en voyant les flics passer. Jason fouille ses poches et remarque une fois de plus qu’il n’a plus son smartphone avec lui. Impossible de le contacter. Peu-importe, il ne doit pas être loin.

Jason s’écarte de l’axe principal du quartier et s’avance à travers la lumière fluorescente des lampadaires qui accompagnent sa marche. Il tourne à gauche, ou bien à droite – il ne sait plus – sur une ruelle maintenant déserte à cette heure. Elle donne sur le Shinjuku Gyoen Park, un jardin réputé, dont le style, aux accents tantôt français, tantôt anglais donne l’illusion d’échapper à la ville et au Japon le temps d’une ballade. Jason éprouve toujours une certaine nostalgie à la vue de ces platanes d’Amérique qui s’élèvent le long des clôtures du parc. Des souvenirs de son pays, mais aussi des souvenirs de ce pays étrange, lui reviennent à l’esprit irrémédiablement. Oui, Jason le retrouve souvent ici ; et aujourd’hui encore, alors que la nuit faiblit, Keisuke est assis sur sa moto, sous ces grands tulipiers de Virginie, ces beaux arbres aussi disséminés par endroits sur la pelouse fraîche et bien tondue. Jason se dirige vers le parc et approche la fine silhouette de Keisuke, statuée devant le portail clos de l’entrée.

Il n’y a personne d’autre ici. Jason sourit davantage alors qu’il s’approche de Keisuke. Les cigales ne pleurent pas. Le vent se lève calmement. Un terrible silence filtre à travers la végétation aux alentours.

- Tout s’est bien passé ? lance Keisuke.

- Oui, répond Jason, tout sourire.

Keisuke incline la tête en guise de remerciement. C’est le salut respectueux qui fait vibrer Jason : ni trop bas, ni trop haut, et qui adresse une dose de considération parfaite. Le vent forcit au travers des feuilles au-dessus d’eux. Jason sourit et Keisuke le regarde avec une expression de plus en plus neutre. Son regard indifférent quand il l’écoute – ou qu’il est silencieux – son intonation indifférente quand il répond, les rares questions qui ponctuent ses silences, cette distance qu’il maintient entre lui et les autres – lui et les choses – Keisuke est d’une froideur délicate, comme la neige que Jason n’a vu tomber qu’une fois cette année à Tokyo, alors qu’il se baladait dans le parc derrière eux. La nuit atteindra bientôt les 4h, et la température est presque agréable désormais.

- On va faire un tour à Odaiba ? Je pense que ce serait bien qu’on y aille pour le lever du soleil.

Jason acquiesce et enjambe la moto.

- Allons-y.

La moto démarre en un bruit sourd et remonte jusqu’au trottoir de la rue. Jason s’accroche à Keisuke, s’agrippant au niveau de la chute de ses reins. Il y a un 7Eleven au coin de la rue, et Keisuke freine à mesure qu’ils approchent de l’entrée. Le véhicule finit par s’arrêter brusquement, et Jason observe Keisuke, d’un geste expert, poser ses pieds au sol pour que la moto reste en équilibre.

- Tu devrais t’acheter un soda, lance-t-il, d’un ton assertif.

- Je bois si tu bois, répond évasivement Jason.

Keisuke semble surpris, mais il garde le silence. Jason tousse et reprend alors avec un haussement d’épaule :

- De toute façon, si tu ne bois pas, je boirai quand même.

Jason descend du véhicule et part acheter deux bières aromatisées à la pèche, qu’il glisse dans les poches de son short en revenant. Ses bras découverts montrent qu’il a la chair de poule, probablement à cause de l’air vicié du climatiseur à l’intérieur.

- Remets ton sweat, lance Keisuke.

Jason s’exécute sans réfléchir. Il prend soin de ne pas faire tomber la drogue encore cachée dans la poche de son vêtement, et une fois prêt, Keisuke fait démarrer le véhicule. Une fois de plus.

Jason, pendant la course, se tient d’une main tout en sirotant sa bière aromatisée. Il a donné l’autre à Keisuke pendant qu’ils attendaient qu’un feu rouge passe au vert. La moto se dirige, presque d’elle-même, droit vers leur destination finale. Jason a les yeux rivés sur le paysage : la couleur des néons, les lumières des enseignes, les panneaux de signalisation, les phares des autres véhicules, les immeubles éclairés aux façades miroitantes, tout commence à fondre en un tout indescriptible. La vitesse de la moto mêle toutes les nuances colorées derrière les paupières à demi closes de Jason. Il traverse ce kaléidoscope made in Tokyo. Tous les quartiers défilent devant lui : Yotsuya et ses rues biscornues, les jardins impérieux du Palais Impérial, la grande avenue luxueuse de Ginza dont les dépêches du jours défilent sur de grands écrans LED, les ponts qui enjambent les terre-pleins, tous ces endroits que Jason connaît sans vraiment connaître. Ce sont des moods, des atmosphères, autant de quartiers franchis en moins d’une minute.

Quelques kilomètres plus loin, Jason contemple, en pleine course, la ligne courbe de la colline de Roppongi, qui scintille en face d’eux, sous les reflets d’un soleil imminent dont dardent les premiers rayons. Jason garde son regard en direction du ciel endormi, dont dégradés de noir gagnent peu à peu en transparence.

Keisuke prend la direction du Rainbow Bridge. Jason s’accroche à lui, et entrevoit alors, derrière ses paupières d’autres images qui se s’imposent au paysage défilant devant lui : les caresses éphémères de Keisuke, le contact léger de la couverture qu’il posait sur lui quand il se levait plus tôt, le sentiment réjouissant, quand, ouvrant un œil à moitié éveillé, Jason souriait d'un air niais à la vue de la figure vague de Keisuke qui fumait une cigarette de l’autre côté du futon posé au sol. Ces images lui manquent déjà, et Jason, après avoir avalé sa dernière gorgée sucrée de bière à la pêche, compresse la canette qu’il garde entre ses doigts d’une force chargée d’amertume.

Annotations

Vous aimez lire Oniromancie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0