02h

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La moto a slalomé à toute vitesse entre les taxis. Il faut dire que Keisuke a conduit à sa manière : avec célérité et témérité. Jason, lui, s’est concentré tout du long pour ne pas tomber à la renverse, et bien plus que le garder en vie, ses efforts l’ont ramené à la réalité. La moto a ralenti et Jason peut maintenant regarder le paysage urbain sans craindre une crise d’épilepsie. Ils sont arrivés dans une petite ruelle en périphérie de Shibuya. Des lanternes de papier, tantôt écarlates tantôt orangées, éclairent faiblement la devanture des magasins situés sur le bord de la route. Keisuke défile lentement, à l’affût d’un endroit où stationner son deux-roues. Il repère un espace libre entre les locaux extérieurs du FamilyMart et les escaliers de secours de l’immeuble voisin. C’est un sombre cul-de-sac principalement fréquenté par les rongeurs et les employés du Konbini qui y déposent d’imposants sacs à ordure. Des fêtards bloquent le passage vers l’allée, mais Keisuke les fait déguerpir en s’engageant sur la voie. Un bref hochement de tête suffit à les faire coopérer. Ils oublient quelques cannettes de bières au sol et s’installent sur le trottoir d’en face.

- Tu vas te garer là ? demande à vive voix Jason.

- Oui, on en a pas pour longtemps de toute façon.

Jason descend du véhicule avant que Keisuke réalise sa manœuvre. Il se surprend lui-même à ne pas trébucher quand il touche le sol. Jason craque sa nuque et s’étire. L’atmosphère est suffocante malgré l’heure avancée. La faute au béton de Tokyo qui relâche sa chaleur iodée absorbée tout au long de la journée. Jason s’essuie le visage et ne peut s’empêcher de se plaindre :

- Atsukurushii !

Ce mot lui tient particulièrement à cœur. Keisuke le lui a enseigné quand ils se sont rencontrés la première fois. Il s’agit d’un néologisme formé à partir des mots « chaud » et « pénible ».

- M’en parle pas. Je transpire déjà, rétorque-il.

- Moi aussi.

Keisuke coupe le moteur et laisse sa moto sans protection, garée devant les grandes bennes à ordures. Cela fait sourire Jason :

- T’utilises jamais d’antivol ?

- Une moto qui a cette gueule, ça se vole pas. C’est un coup à s’attirer des ennuis, répond-t-il d’un air amusé.

- Effectivement, admet Jason.

- Et puis bon, on est pas aux Etats-Unis ici, hein ! ajoute Keisuke l’air narquois.

- C’est clair.

Jason n’aime pas qu’on mentionne son pays d’origine. Cela lui rappelle qu’un séjour au Japon a toujours une fin. Peu-importe, inutile d’y penser ce soir. Keisuke abaisse la béquille centrale de sa bécane, inspecte le contenu de la gourde en métal de son véhicule, et s’approche de Jason. Il pose les yeux sur lui et la main sur son épaule :

- Tu vas mieux ? demande-t-il d’un air mi-sérieux, mi-moqueur.

- Ouais.

Un début de transpiration luit sur le front de Jason. L’éclairage du panneau FamilyMart se reflète jusqu’à lui. La lumière colore sa sueur d’un vert fluo. On aurait dit qu’il brillait d’un éclat émeraude. Keisuke le trouve mignon et sourit gentiment.

- Qu’est-ce que j’ai ? demande Jason, gêné.

- Rien, rétorque Keisuke.

Il s’avance dans la rue et entraîne Jason avec lui. Il n’y pas autant de passants qu’à Dogenzaka, mais de nombreux restaurants se côtoient le long du trottoir. Un seul attire leur attention : un établissement un peu plus large duquel s’échappe une quantité impressionnante de fumée – comme si le bâtiment était en feu – et dont l’éclairage encore puissant atteste d’une activité nocturne certaine.

- C’est le meilleur Yakitori que je connaisse, niveau rapport qualité-prix.

- Vraiment ? s’étonne Jason, qui croit avoir déjà entendu cette phrase.

- Le meilleur Yakitori ouvert à cette heure, précise Keisuke.

Les deux traversent la rue jonchée de déchets : une caractéristique rare de certaines rues de Tokyo. Ils s’arrêtent un instant avant de franchir le seuil de la porte. Le fumet qui s’en échappe a le goût d’un mix de brochettes et de poivrons. Et il y aussi un petit goût de whisky dans l’air. Keisuke et Jason s’échangent un sourire et s’avancent :

- Bienvenue !

Tous les employés crient en chœur. On entend le crépitement des barbecues dans la cuisine. Le maître de salle s’approche et répète les salutations.

- Deux personnes, anticipe Keisuke.

- Deux personnes ! Suivez-moi alors, répond l’employé sans plus de façons.

Ils se retrouvent installés à l’autre bout du restaurant, dans un coin de la pièce. Keisuke choisit la place face à la fenêtre et Jason s’assoit de l’autre côté. Il dispose d’un panorama sur la salle entière d’ici : presque toutes les tables sont occupées, et la clientèle, tout comme les gens de Shibuya, semble variée cette nuit : fêtards, étudiants, salariés de la même entreprise, jolies demoiselles accompagnant leur client, couples venus partager un bon moment, ou encore âmes solitaires venues dîner seules. Jason se demande à quelle catégorie lui et Keisuke appartiennent.

- Une petite Sapporo ? propose Keisuke, carte en main.

- Un Highball, rétorque Jason.

- Compris !

- Et je te fais la commande pour la viande.

Jason n’a pas le courage de lire le menu traditionnel écrit à la main. C’est trop d’efforts à déployer pour son état actuel. De toute façon, il s’en fout car il aime tout. La première fois qu’il est venu dans un Yakitori, Jason a laissé son ami tout commander. C’était la meilleure chose à faire. S’il avait su de quel viscère il s’agissait dans assiette, Jason aurait refusé de goûter à certains morceaux de viande. Rien qu’entendre le nom d’un organe aurait pu le dégoûter autrefois, mais cette première expérience d’un Yakitori lui a ouvert l’esprit – ou plutôt l’estomac – à bien d’autres spécialités culinaires nippones : rien ne le dégoûte désormais. Le Yakitori fait même partie de ses restaurants favoris. Jason a d’ailleurs les papilles qui s’impatientent, la douce fumée qui s’échappe de la cuisine a déclenché son appétit. C’est comme un instinct animal qui se réveille. Keisuke appuie sur la sonnette et allume une cigarette en attendant le serveur.

- Une Sapporo et une Kirin.

- Ok.

Le serveur dépose une fiche de commande sur la table et un stylo. Keisuke se lèche les babines en lisant le menu. Il aime la viande. Il aime la nourriture. C’est sa façon à lui d’apprécier la vie et de lui donner du sens. Quant à Jason, il aime aussi la viande, mais c’est aux côtés de Keisuke qu’il peut donner du sens à son existence. Les deux sont donc ravis d’être ici.

- Je commande un peu de tout ? demande Keisuke.

- Yup, n’oublie pas le foie.

- Bien sûr.

- Et du cœur, et du cartilage, et des croupions, et de l’intestin, et… du gésier, énumère Jason.

Keisuke ricane, l’air surpris.

- C’est toi qui aurais dû commander.

Il griffonne le nom des différents assortiments de brochettes sur la fiche. D’autres idées lui viennent à l’esprit quand il vérifie le menu

- Ils ont de la queue de poulet d’ailleurs, tu as déjà goûté ?

- Non, mais je veux goûter.

- J’ajoute ça, et j’ai ajouté des asperges-bacon et du blanc. Et on peut commander certains morceaux crus aussi.

Le serveur revient avec les bières. Keisuke lui donne sa commande et précise que toutes les assiettes peuvent être servies en même temps ou à leur convenance. Il n’a pas pris le temps d’ordonner ses commandes sur la feuille. Le serveur hoche la tête. Les deux verres sur la table sont remplis à ras-bord et transpirent de petites gouttelettes.

- Tu veux trinquer à quelque chose ? demande Jason.

Keisuke regarde ses pieds un instant. La simplicité d’une bière Sapporo va si bien à sa nonchalance et à son manque d’enthousiasme. Il relève la tête :

- Trinquons tout simplement, sourit-il.

Les verres s’entrechoquent. Keisuke vide son verre et sa tête. Jason boit à grandes gorgées mais laisse sa chope à moitié pleine.

- Une autre bière, réclame déjà Keisuke au serveur.

Il boit pour oublier le néant qu'est son futur. Jason le sait : qu'importe combien de bouteilles il descendrait, rien de tout cela ne changera jamais. Keisuke sacrifie son argent salement gagné, toutes ses soirées, et même sa santé, à boire. Et Jason se trouve ridicule à l'aimer ainsi. C'est un indice à sa propre superficialité. Aimer les gens pour ce qu’ils représentent et non ce qu’ils sont.

- À quoi tu penses ? demande Keisuke.

- À toi.

- C’est-à-dire ?

- Je me demande ce que je te trouve de si formidable.

Cela le fait sourire. Keisuke allume une cigarette et inspire longuement. Un quart de la cigarette se consume avec sa première taffe. Il recrache ensuite la fumée vers Jason. Le nuage de tabac lui grise les poumons, mais un air salé persiste dans le restaurant. Probablement les effluves de viande.

- Et toi, à quoi tu penses ? renvoie la question Jason.

- J’essaie de réfléchir à ce qui est bon ou mauvais.

Le serveur apporte une autre bière.

- Je parle en général. Je me demande ce qui fait que les gens ont des préférences. Ce qui fait que quelque chose est bon ou mauvais.

- C’est à cause de moi que tu te demandes ça ? Tu pensais à quoi avant ? continue Jason.

- J’ai déjà oublié, rien peut-être, hausse-t-il les épaules.

Keisuke descend sa bière.

- C’est difficile de définir l’attraction en tous cas, relance Jason.

- Ouais.

Jason attend de croiser son regard.

- Qu’est-ce que tu me trouves à moi ?

- J’aime bien ton honnêteté et ta franchise. Cela change de tous ces hypocrites de japonais.

- Tes amis japonais sont plus honnêtes que tous ceux que j’ai pu rencontrer jusqu’à aujourd’hui.

Keisuke esquisse un sourire.

- Tu sais, même dans les bars underground, la plupart restent hypocrite.

- Je vois… Malheureusement je te crois, rétorque Jason.

Une gorgée de plus. Keisuke affiche une expression d’amertume. Probablement l’avant-goût de sa pensée.

- Je pensais que les marginaux étaient différents, mais un Japonais reste japonais, même avec de l’alcool, maudit-il.

Jason se gratte la tête.

- Tu penses pas que c’est le monde en général qui est hypocrite ?

- Le monde est peut-être hypocrite, mais les Japonais le sont encore plus alors.

A cette heure-ci – et avec un tel taux d’alcool dans le sang – la discussion prend souvent des élans « philosophie de comptoir » ou « médisance générale ». Jason s’amuse à manier ses baguettes dans le vent.

- Ouais, c’est aussi l’impression que j’avais, mais je pensais que c’était parce que je suis étranger, ajoute-t-il.

- Tu es un marginal, ça aide pas ton cas. Mais pour eux, je suis tout aussi étranger que toi : pas de diplôme, morphologie différente, tatoué, et je travaille dans le mizu-shobai.

- C’est tout ce que j’apprécie chez toi, je dois vraiment pas être fait pour aimer le Japon, ricane Jason.

Keisuke arque un sourcil amusé. Jason réfléchit un peu plus longtemps et complète :

- Je crois que c’est dur à admettre, mais ma place n’est pas ici. Je devrais partir.

Jason a la vision qui se trouble un instant. Les éclats de rire à la table d’à côté sonnent ironiques.

- Tu ne te plais pas ici ? demande Keisuke.

- Il y a des choses qui me plaisent, et des choses qui me déplaisent.

- C’est pareil pour tout le monde, tu sais.

- Je crois que je ne me plairais nulle part de toute façon.

- Sois pas défaitiste. Tu as encore beaucoup de lieux à découvrir.

Jason hausse les épaules pour montrer son scepticisme. Cette conclusion attriste Keisuke, qui, malgré son âge plus avancé, ne s’est jamais donné les moyens de partir à l’étranger. Peut-être qu’il ne rate rien à en juger par l’expérience mitigée de Jason. Keisuke voyage avec l’alcool et les stupéfiants : c’est une façon de voyager, après tout.

- Ce ne sont pas les lieux qui me font rester à un endroit, mais les gens qui s’y trouvent, remarque Jason.

- C’est bien dit, approuve Keisuke.

Jason pose son regard au plafond. Des traces de noirceurs bordent les poutres qui s’entrecroisent en quadrillage. Il partage ensuite sa réflexion à voix haute :

- Je sais bien qu’on est jamais satisfait, mais…

- Sauf avec de l’alcool ! interrompt Keisuke.

Ce dernier en profite pour reprendre une gorgée de sa bière. Il est tout sourire.

- Certes, avec l’alcool on est satisfait temporairement, nuance Jason.

- Si on boit toujours de l’alcool, alors on est toujours satisfait.

Keisuke – sans cesser de sourire – ponctue sa réplique en commandant deux autres bières. Jason tient à terminer son propos :

- En fait, c’est drôle mais, j’ai comme l’impression de savoir ce que tu veux me dire. Tu sais, tout à l’heure, quand tu as dit qu’on parlerait du « reste ».

- Ah bon ?

- Tu m’as dit que la seule chose que j’avais à faire, c’était ne rien avoir à faire. Tu m’as dit que je n’avais qu’à boire. Eh bien, tu as raison, je crois que je veux ne rien faire. Et ce « rien faire », je veux le faire avec quelqu’un, je veux passer mon temps à boire avec quelqu’un : dans la ville, dans la campagne, dans un endroit joli, où l’on serait tranquille. Ouais, c’est tout ce que je voudrais faire, me sentir seul et m’ennuyer à tes côtés. Comme ça, je pourrais mourir comblé.

C’est un peu près en ces termes qu’a voulu s’exprimer Jason. Keisuke n’a pas le temps de partager son assentiment qu’un serveur les interrompt. Celui-ci est chargé de quatre petites assiettes qu’il s’applique à déposer sur la table.

- Et j’arrive avec les autres, déclare-t-il en regagnant la cuisine.

La discussion ne reprendra pas. Keisuke et Jason s’échangent une formalité de table « Itadakimasu », un sourire carnassier, puis ils se mettent à goûter les mets. Ils se jettent d’abord sur les morceaux précieux : le foie ou le cœur du poulet.

- C’est très bon !

- Ouais, j’adore la sauce, réplique Jason.

Le morceau de viande que mâche Keisuke l’extirpe un instant de son impression de déréalisation. Chaque mouvement de mâchoire qu’il effectue l’aide à reconstruire un peu plus son sens de la réalité. Ses sens lui reviennent. Le foie du poulet est délicieux. Il fond dans la bouche. Keisuke se demande quel goût aurait celui de Jason. Il n’y aurait pas besoin de le saler, ni de l’assaisonner, c’est certain.

- C’est fou je peux pas m’empêcher de manger vite, s’esclaffe Jason.

- Pareil, je mange ça comme un shime-no-ramen.

Le serveur revient avec les autres commandes. Keisuke et Jason continuent de se repaître des mets pour éponger leur ébriété. Les baguettes tintent. Les pintes trinquent. Le grill derrière le comptoir crépite et croustille. Le silence s’installe et les sépare. On pourrait presque en entendre la résonnance malgré le brouhaha ambiant. Jason garde un sourire qu’on ne pourrait qualifier de gai ou triste. Cela ne le dérange pas que Keisuke reste muet : quand il ne dit rien, c’est que tout va bien.

Il finira néanmoins par rompre le silence.

- Tu peux finir, j’ai plus faim, adresse soudain Keisuke en allumant une cigarette.

Jason ne répond pas car il a la bouche pleine et qu’il s’active à mâcher. Keisuke le regarde déchiqueter les morceaux de viande de ses incisives. La viande crue lui plaît. Les viscères ne l’effraient plus non plus. Il croque même les articulations à pleine dents, et comme pris d’une furie sanguinaire, n’épargne aucun morceau de chair. Le plus troublant pour Keisuke est que Jason donne l’impression de sourire tout en dévorant la viande, et qu’il le fait tout en maintenant le contact visuel avec lui. De petites gouttelettes giclent parfois sur la table quand il extraie les morceaux de viande aux os. C’est une belle sauvagerie. Du sang et de la sauce ont séché sur le coin de sa bouche, et Jason regarde toujours Keisuke, comblé et heureux. Keisuke trouve cela étrange : Jason lui semble – d’une autre manière – plus étranger que tous les étrangers qu’il a vus défiler jusqu’à aujourd’hui dans Tokyo. Jason sourit. Il rince sa bouche avec des goulées d’highball. Elle dégouline un peu sur son menton et son débardeur. L'odeur d’alcool se démarque un peu plus au sein des odeurs de viande ambiantes.

- C’était tellement bon, lance Jason en essuyant la mousse sur ses lèvres.

- Je vois ça !

- T’en fais pas, même si je mange vite, j’ai savouré.

- J’en doute pas.

- Je savoure dans la rapidité.

Keisuke continue d’observer Jason tandis qu’il se bourre consciencieusement la gueule à la bière. Les pintes d’Asahi sont alignées sur la table. Jason se demande comment Keisuke fait pour ne jamais aller aux toilettes se soulager ou se faire vomir. Tout ce qu’il y a de plus trivial à l’humanité, Keisuke n’a pas besoin de le faire. Cela le rend encore moins humain qu’il ne le semble déjà.

Jason suçote ses doigts un à un puis s’essuie les mains sur une serviette en papier. Il a finalement fini son repas. Keisuke se lève alors pour régler l’addition : pas question pour lui de partager. Jason sourit pour le remercier.

Les deux hommes sortent du Yakitori et titubent légèrement le long du trottoir. Une odeur de braise et de viande salée fume de leurs vêtements. Ils ont chaud et transpirent. Un mélange de graisse, de sueur, et de résidus de l’air vicié du climatiseur leur colle à la peau. Le viol de la chaleur les accable, mais ils aiment les soirées estivales infernales comme celle-ci malgré tout. Jason réalise qu’il ne fait que suivre Keisuke sans aucun objectif en tête. C’est finalement dans le couloir obscur de tout à l’heure qu’ils s’engagent.

Alors que Keisuke, sans un mot, s’apprête à retourner sur sa moto, Jason s’accroupit devant un robinet extérieur. C’est celui du Family Mart qui doit habituellement servir à nettoyer l’allée ou les bennes à ordure. Il tourne le mécanisme et l’eau jaillit du tuyau. Émerveillement devant cette source d’eau fraiche. Jason en profite pour se laver d’abord les mains, et ensuite rincer son visage.

- Ahh, ça fait du bien. Je me sens revivre ! crie-t-il presque.

L’eau emporte les impuretés collées à sa peau. C’est vraiment satisfaisant – comme un verre de coca après le travail – et Jason continue donc d’arroser son visage, son crâne, et bientôt toute la partie supérieure de son corps. Le filet de sueur parfumé qu'il a sur le corps refuse de se dissiper. Il continue alors de se rincer. L’eau afflue et le traverse de la tête au pied. On aurait dit une véritable cascade. Jason essore ensuite son débardeur trempé. Il lui colle à la peau comme le rideau froid de la douche. Le coton du débardeur s’accroche à sa musculature et en révèle les fines lignes. Keisuke affiche un sourire qu’on devine satisfait. Les cheveux de Jason dégoulinent dans sa nuque et le long de son dos. Il secoue la tête pour sécher son visage. Une petite flaque s’est formée à ses pieds. Keisuke n’a pas détourné le regard.

- T’es sexy, les cheveux mouillés, adresse-t-il avec un geste de menton.

- Je suis pas tout le temps sexy ?

- Tu prends la confiance !

- J’ai peur de rien !

Jason sourit et agite les mains pour éclabousser Keisuke. Celui-ci ne bouge pas d’un pouce et se laisse rafraîchir volontiers. Il sourit d’un air détaché, puis Keisuke s’avance à pas lents vers Jason pour l’enlacer. Ses vêtements secs absorbent l’eau qui s’échappe de ceux de Jason. Keisuke triture les mèches de cheveux de Jason puis l’embrasse au niveau du cou. Vacillement intérieur. Si le cœur de Jason était une bougie, elle se serait consumée d’un coup. Keisuke a la peau brûlante, mais qu'est-ce qu'il semble froid à l'intérieur. Ou bien est-ce l'inverse ? Le brûlant nous glace et le glaçant nous brûle. Jason ne sait plus s’il a chaud ou froid.

- A mon tour, finit par soupirer Keisuke.

Il s’éloigne pour avancer vers le robinet. Keisuke s’asperge le visage d’eau avec une lenteur cinématographique. Jason s’assoit sur la bordure et le regarde. Le visage de Keisuke n'a pas de défaut qui le rend humain. Ses mains frottent son front, ses joues, son menton, puis il passe ses longs doigts le long de l’espace qui sépare son crâne de ses oreilles. Le robinet siffle. On entend le clapotis de l’eau et la rumeur des voitures. Jason ressent des picotements aux oreilles à chaque son. Ses nerfs le titillent des tympans aux épaules. Encore un contrecoup de la drogue. Plaisant.

- On y va ? demande Keisuke.

Il a les yeux fermés et avance à l’aveugle vers sa moto. Son visage ruisselle encore d’eau.

- Où tu veux aller ? réplique Jason depuis la bordure.

Keisuke se figue sur place.

- Je ne sais pas.

Jason, toujours assis par terre, n’a pas de raison de partir. Il se sent tellement bien en ce moment que faire autre chose est inutile. Ce serait troubler sa sérénité. Plus de chaleur, plus de sueur. L’alcool coule à flot dans son système. Les vacillements le bercent. Son ventre est comblé. Il a un beau gars à ses côtés. C’est ça le bonheur, ouais.

- T’arrives plus à marcher ? demande Keisuke.

Jason ricane avec dédain puis recoiffe ses cheveux trempés. De vacillements circulent dans ses veines. Il imagine que c’est une soirée parfaite pour essayer l’héroïne ou la cocaïne. C’est sûrement la seule manière de s’enfoncer plus profondément dans cet état de satisfaction. Peut-être pourrait-il ainsi expérimenter la béatitude ? Ou peut-être n’a-t-il envie que d’un feuilleté à la cannelle en dessert ? Ou bien d’un film de Sion Sono ? Oui, ses pensées sont décousues : Jason s’en est aperçu.

Keisuke vient s’accroupir devant lui. Des fils pendouillent des ourlets de son jean et raclent le goudron encore tiède.

- On pourrait aller chez moi, propose-t-il.

Une voiture défile à toute vitesse dans rue derrière eux. Keisuke s’approche de Jason et ajoute d’un accent langoureux :

- Si ce que j’ai envie de te faire, tu veux que je te le fasse aussi.

Leur regard se croisent. Jason a un hochement de tête imperceptible. Seul Keisuke pourrait le déchiffrer. Celui-ci pose alors sa main sur la cuisse de Jason et serre. La chair se distend sous son short en jean. Jason inspire profondément, pris d’un soubresaut intérieur, puis répond en expirant :

- Si tu veux.

Son souffle est aussi agréable que celui du climatiseur en été. C’est ce que Keisuke a pensé avant d’aider Jason à se relever. Les deux font quelques foulées pour regagner le deux-roues.

- C’est marrant, mais depuis que je te connais, j’ai arrêté de compter les verres, j’ai arrêté de compter, oui, divague Jason.

Keisuke ne répond pas et monte en premier sur la moto. Les phares s’allument et éblouissent légèrement Jason. Il a un mouvement de recul en réponse. Jason n’est pas vraiment rassuré à l’idée de monter à moto. Instinct de survie. Keisuke avance le véhicule de sorte à pouvoir caresser du bout des phalanges le contour de ses oreilles :

- C’est juste à côté tu sais.

- Ouais.

Le moteur rugit. Keisuke se penche et l’embrasse lentement. Jason cesse de s’inquiéter aussitôt que leurs lèvres se touchent. Keisuke a ce don de figer l'air autour de lui rien qu'en vous touchant - de figer le temps et de dissiper tous vos mauvais sentiments.

- Allons-y. Komaba-Todaimae, lance Jason.

Il monte sur le véhicule et agrippe Keisuke par la taille. Les pétarades de la moto retentissent.

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