23h

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Ils se sont déjà mis à l’aise sur la banquette. Keisuke est un habitué et le barman lui réserve toujours la plus grande salle à l’étage. C’est son bar préféré : il se sent plus « chez lui » ici qu’à son propre domicile. Une atmosphère cosmique et psychédélique imprègne les lieux tout au long de la nuit. C’est ce qui lui plaît, comme si ce lieu transcendait les lois spatiales et temporelles de la vie bien trop rythmée de Tokyo. Jason, à en juger par son regard émerveillé, commence lui aussi à apprécier cette salle : de petits engins aux quatre coins de la pièce diffusent une multitude de lumières iridescentes. L’ambiance musicale et visuelle est uchronique, à mi-chemin entre disco’ et rock’n’roll. Ces illuminations s’agitent tantôt en rythme, tantôt de manière chaotique, et Jason les regarde danser et s’enchevêtrer tout autour de lui. Sur leur passage, elles révèlent parfois des éléments de toute la panoplie d’objets qui arbore la pièce. Il y avait notamment des posters de films asiatiques, des sabliers, des figurines, des cactus, des instruments de musique, des pierres précieuses, et même des sabres ou autres armes à feu fixés aux murs. Des fauteuils tendus d’une soie déteinte et des divans dédorés garnis de coussins brodés se tiennent avec une symétrie nostalgique le long des murs. Le papier peint, plutôt kitsch, affiche des motifs réguliers qui le semblent moins sous cet éclairage irrégulier. Jason s’est assis en face de Keisuke. Le regard perdu dans l’obscurité hallucinogène, les oreilles bercées par la playlist indie, il profite silencieusement de ce moment.

- J’adore cette ambiance, ces lumières, avoue-t-il se plaire.

- Et tu n’as encore rien vu, plus tard, les lampes projetteront des constellations, et tu te croiras comme sur une autre planète… surtout avec ça.

Keisuke dépose un joint sur la table.

- Merci, répond Jason, avec une indifférence qui traduit la récurrence de la situation.

Il porte le mégot à sa bouche et fait signe à son compagnon. Keisuke sort aussitôt son briquet et se penche en avant sur la table. Il s’applique à allumer le joint et garde un instant son visage près de celui de Jason. Il peut sentir sa respiration chaude frôler son visage, mais Keisuke prend garde à ne pas trop marquer son affection si rapidement. Non, ce serait trop facile.

- Je veux qu’on se laisse aller ce soir, qu’on profite un maximum, ajoute-t-il.

Sans répondre tout de suite, Jason tire longuement sur son mégot, et ce, jusqu’à ce que le bout s’embrase et se colore d’un rouge ardent. Le jeune homme garde un moment la fumée en bouche :

- Pourquoi ? demande-t-il tout en inspirant la substance, d’une voix essoufflée.

Jason a le timbre rauque tant la substance fut forte. Keisuke le regarde sans un mot, davantage intéressé par sa réaction que par sa question. Effectivement, la force du psychédélique contraint Jason à fermer ses paupières un instant - et quand il se force à les rouvrir - ses pupilles se dilatent avec une violence inouïe, jusqu’à effacer l’expression de suspicion qu’on pouvait y voir précédemment.

- Putain, ne peut-il s’empêcher de jurer tout bas.

Jason expire la fumée – elle forme un long nuage que Keisuke accueille la bouche légèrement entrouverte – avant de déposer un baiser sur le cou du jeune homme.

- T’as kiffé, sourit le charmeur.

- Ouais, ahah, mais… admet l’autre, encore sous la surprise.

Ils se regardent avec une expression d’amusement et de complicité, leur sourire s’élargit à la vue de celui de l’autre.

- J’aurais dû te prévenir, j’y ai ajouté un peu de ma… poudre magique, insiste-t-il sur l’ingrédient secret, prononçant chaque syllabe distinctement.

- C’est donc ça.

Un léger silence suit au cours duquel un immobilisme parfait s’installe. Au milieu de ces nuages cendrés, les deux hommes flottent un moment, l’esprit vagabondant. Les lumières s’agitent sur eux et colorent la fumée blanche qu’ils expirent tour à tour. Keisuke ne l’imaginait pas tirer autant. Jason multiplie les taffes à une vitesse impressionnante. Son regard s’emplit de concupiscence à mesure qu’il inhale. Cela confère à Keisuke un sentiment de satisfaction, mais ce dernier ignore si Jason consomme pour lui plaire ou pour lui-même. Peu importe, du moment qu’il profite.

- Et si tu allais nous chercher des verres ? propose Jason avec un léger brin d’autorité.

- Alors je choisis ce qu’on boit.

Keisuke ouvre la porte de la salle privée puis descend les escaliers rapidement. Jason expulse quelques cendres puis pose le joint sur le rebord du cendrier. Son instinct lui suggère de ne pas trop fumer comme son seuil de tolérance se montre parfois capricieux. S’il consomme trop, Jason pourrait bien ne jamais se souvenir de cette belle soirée. Il ferme alors les yeux et agite la tête au rythme de la musique. La solitude temporaire le fait réfléchir un instant. Oui, Keisuke ne lui a pas dit pourquoi il souhaite « profiter un maximum » ce soir. Les pensées se bousculent dans sa tête :

- Je crois qu’il veut qu’on passe une bonne soirée, moi, je crois que je l’apprécie un peu trop, je pense toujours à lui.

Il rouvre les yeux et regarde les enchevêtrements de lumière se superposer.

- Enfin, je l’aime pas vraiment, et même si c’était vrai, qu’est-ce que ça peut faire ? C’est pas interdit.

Jason continue d’observer les alentours, mais son regard se replie lentement sur lui-même et ses questionnements intérieurs.

- Je veux juste en profiter autant que possible, tant qu’on peut s’amuser, tant qu’on est pas lassé l’un de l’autre. Et tant pis si je me suis attaché, reprend-t-il une taffe.

Malgré ses sentiments exacerbés, Jason ne s’imagine pas vivre avec lui. Ce n’est pas un problème culturel. Ce n’est pas une question de confiance. En fait, Jason ne s’est jamais visualisé vivre avec quelqu’un. Il ne s’imagine pas chérir la même personne toute sa vie. Que ça soit sa nature pessimiste ou bien ses convictions, Jason reste persuadé que chacune de ses relations – comme la précédente – est vouée à s’achever prématurément. C’est presque une habitude, une malédiction : Jason finit toujours par changer de fréquentations. Ses amis se sont succédé les uns après les autres. Et bien sûr, ses sentiments ne se sont jamais concentrés sur la même personne bien longtemps. Et pourtant, trois mois plus tard, ceux pour Keisuke n’ont fait qu’accroître inconditionnellement. Pourquoi ? Est-ce son charme ? Ou bien un changement dû à sa maturité ? A-t-il changé ? Avant que Jason ne puisse méditer davantage sur ce point, Keisuke fait coulisser la porte.

- Un cocktail fruité à base de sparkling… Je suis sûr que ça va te plaire, présente-t-il à la manière d’un serveur, s’agenouillant pour déposer le verre face à lui.

Svelte, frôlant le mètre quatre-vingt-quinze, Jason trouve à Keisuke une beauté imposante voire sculpturale. Ses cheveux savamment décoiffés, ses tatouages qui débordent de ses vêtements, ses quelques piercings sur le visage. Tout lui confère cette image de « bad boy » qui séduit tant. Jason avait honte d’apprécier Keisuke pour ce côté-là de son apparence, surtout que ce n’est pas qu’une image.

Keisuke porte un pantalon cargo fuselé noir délavé, et son haut à manches retroussées laisse entrevoir sa fine musculature. De belles breloques brillantes sont attachées à sa ceinture bien visible, sûrement la pièce la plus luxueuse de sa tenue simpliste. Il faut dire qu’avec ses tatouages et son physique hors-du-commun, Keisuke n’a pas besoin de travailler sa tenue pour se différencier de la masse nippone. Il se tient là : beau et singulier, encore debout à ranger son portefeuille et à vérifier les messages sur son téléphone, sa simple présence irradie la pièce d’une aura de séduction. Jason – comme pour capter son attention – le pince au niveau de l’abdomen :

- Lâche un peu ton tel.

- T’es déjà perché ou bien ? ricane Keisuke avant de s’emparer du joint qu’il rallume.

- Non pas du tout, se défend l’autre.

- Bois et dis-moi ce que tu en penses.

Jason porte le cocktail à sa bouche et ne quitte pas Keisuke des yeux.

- Bon choix, sourit-il.

- Je sais, fanfaronne Keisuke, capable de répondre tout en tirant des taffes.

Jason laisse tomber ses yeux sur la banquette de velours à sa gauche – un signal pour inviter son compagnon à prendre place à ses côtés.

- J’adore ta façon de me regarder… rit Keisuke.

Il dissimule le joint mort dans son paquet de cigarettes et s’installe à ses côtés. Les deux sont maintenant dangereusement proches. Ils trinquent avec une expression mitigée puis savourent leur boisson. Ils échangent ensuite un léger baiser – à l’initiative partagée – au cours duquel les saveurs de leur cocktail respectif se mélangent. Jason a les lèvres sucrées et musquées. Keisuke enroule son bras par-dessus son partenaire, comme il a l’habitude de le faire. Jason se laisse étreindre puis incline légèrement la tête en direction du torse de Keisuke. Celui-ci caresse le visage de Jason du bout de ses doigts. Il frôle sa joue de ses ongles mal taillés, et des étincelles semblent naître de ce contact. Un véritable frisson électrique envahit Jason et se propage jusqu’à ses nerfs crâniens. Cela le picote agréablement. Quelques inspirations lourdes s’échappent. Keisuke se sent comme un magicien tandis que Jason se laisse emporter plus loin. Comment un gars comme lui peut-il… ? Ce fourmillement le force à baisser la tête – et après ce geste empreint de nostalgie – Jason frissonne et expérimente la béatitude une fraction de seconde. Des souvenirs et des images lui reviennent. Il agrippe l’autre main de Keisuke puis pose alors son regard sur les multiples tatouages qui s’entremêlent le long de son avant-bras jusqu’à sa clavicule. On dirait presque qu’ils bougent sous la lumière mouvante. Aucune idée de leur signification – ces dessins n’appartiennent qu’à Keisuke - mais Jason aimerait tant lever le voile de ses mystères. Partant de son poignet, des yōkai se côtoient entre les nuages tentaculaires et autres fleurs de lotus. Parmi eux, des serpents de mauvais augure rampent le long de ses veines bombées bleu foncé, à sinuer de ses avant-bras jusqu’à son épaule : sur toute sa clavicule, entourée d’étoiles et de nuages à l’éclat noir, on aperçoit une planète aux traits humanoïdes - les serpents rampent tout là-haut puis s’enroulent autour de ce corps céleste au regard absent - comme des anneaux planétaires. Ces dessins fantasmagoriques s’étendent plus loin sur la poitrine de Keisuke, mais Jason ne peut pas les observer pour le moment. Le manque de luminosité n’aide pas à distinguer les détails. Avec toutes ses modifications corporelles, Keisuke ne semble plus humain : Jason le voit comme son démon « canon » venu d’un autre monde. Et cela ne fait aucun doute, le Tokyoïte sait où se faire tatouer. C’est un garçon qui connaît du monde dans la capitale, et plus particulièrement ses artistes les plus talentueux, ses âmes les plus riches.

Keisuke se laisse observer durant tout ce temps, profitant d’un autre joint qu’il a préparé. Il sait que Jason observe ses tatouages, il a l’habitude.

- Tu as tout fait faire d’un coup ? Ou bien tu as fait progressivement des tatouages jusqu’à ce résultat… ?

Jason parle tout bas, de sorte à ne pas rompre le silence communicatif qui les unissait.

- A ton avis ? rétorque Keisuke, relevant son T-shirt pour en dévoiler davantage.

D’autres astres figurent sur la partie supérieure de son torse. Des papillons de nuit en plein vol. Certains se mêlent étrangement aux différents corps célestes. Ce panorama cosmique est parsemé d’une poussière d’étoile scintillante. Elle virevolte aussi des ailes des papillons de nuit et vient retomber plus bas, sur une étendue d’eau silencieuse et encrée d’un noir profond. Elle recouvre la totalité de son ventre. On peut distinguer le mouvement figé des vagues grâce aux ondulations de ses abdominaux bien taillés. Ce paysage tatoué prend fin au niveau des côtes de Keisuke où un phare repose sur une falaise au bord de l’eau. Sa lumière perce à travers l’obscurité de l’encre et disparait plus loin. C’est un somptueux dégradé de nuances de noir qui rend possible cette scène. Il entoure l’intégralité du tatouage – le ciel, la mer, et la terre – et cela procure tout son réalisme au dessin, toute sa beauté.

- Ils s’agencent parfaitement entre eux, on dirait que tu as tout millimétré à l’avance. Mais d’un côté, j’ai du mal à croire que tu aies pu décider de te tatouer tout ça du jour au lendemain, cogite Jason.

- J’avais tout dessiné à l’avance, je me suis inspiré d’autres artistes, et je savais exactement les symboles que je voulais.

- Tu as tout fait tout seul ?

- Le tatoueur a retravaillé mes croquis pour arriver à ce résultat. C’est harmonieux et ça représente ce que je voulais faire, j’en suis vraiment satisfait.

Jason suit du doigt les contours de ses tatouages. Il rapproche sa tête pour les observer de plus près. Keisuke peut de nouveau sentir son souffle humide dans le creux de ses abdominaux. Il continue de tirer le joint tout en essayant de contenir ses pulsions.

- En combien de temps vous avez fait tout ça ?

- Six mois de travail en tout.

- Ils sont magnifiques. Un chef-d’œuvre, complimente Jason avant de relever la tête.

Ce n’est pas la première fois qu’ils en parlent. Keisuke rabaisse son t-shirt sans un mot mais sourit.

- Je sais.

Cela fait rire Jason. Ce dernier capture l’attention de Keisuke d’un regard, puis le joint, et pose ensuite sa tête contre son épaule. Une inspiration profonde, une expiration qui l’est tout autant. Sans cesser de tirer sur le mégot, Jason profite de ce précieux moment de réconfort. Keisuke incline sa tête vers l’arrière puis ferme les yeux - de sorte à vider son esprit – puis dégaine alors un autre joint qu’il porte à ses lèvres. Le capuchon du zip claque et le gaz s’enflamme avec un bruit plaisant – une flammèche dansotte alors et embrase le bout du joint. Quelques cendres tombent sur son menton, mais Keisuke ne réagit pas : il crache de sa bouche charnue de petits cercles de fumée. Ils se suivent et s’envolent avant de se dissiper. Sa nuque s’est détendue, il se sent mieux désormais… A chaque respiration, cette sensation de relaxation s’étend un peu plus loin, et ce, même jusqu’à ses tempes, maintenant soulagées sous l’effet de la substance. Il évacue toutes ses pensées désabusées, toutes ses pensées noires. Elles disparaissent avec la fumée qu’il expire au loin. Partager ce moment intime avec Jason le rend encore plus unique, et pour s’assurer que son partenaire atteigne le même état de plénitude, Keisuke prend soin de caresser son cuir chevelu.

- Mes amis arriveront bientôt, mais on finira la soirée ensemble… d’accord ? murmure-t-il.

Jason relève la tête et se tourne vers lui.

- Bien sûr, ne t’embête pas avec moi, fais ta vie.

Comme pour le remercier de sa patience, Keisuke accentue la pression de son étreinte. Son geste aussi vigoureux que langoureux fait vibrer Jason. Celui-ci se retrouve blotti contre Keisuke. Il est bouillant. Sa chaleur corporelle, par contraste avec celle tropicale qui sévit tous les jours, paraît néanmoins délicate voire subtile. Jason prend de longues inspirations – par-delà le nuage de cannabis qui flotte au-dessus d’eux – il distingue désormais son parfum suave et masculin.

- Je les adore vraiment, tes tatouages, à chaque fois qu’on se voit, j’en découvre un peu plus, je les trouve toujours un peu plus beau.

- On ira t’en faire un si tu veux, si ça te fait plaisir, propose nostalgiquement Keisuke.

Il se remémore soudain sa première séance sur la chaise du tatoueur. Sortir avec Jason lui rappelle ses expériences passées. Il devient spectateur de ses propres souvenirs.

- Ouais… mais le truc, c’est que j’ai vraiment aucune idée de ce que je veux sur la peau. J’en veux un, mais… c’est tout, avoue Jason.

- J’étais pareil. Mais si tu trouves une idée, parles-en à mon pote. D’ailleurs il viendra peut-être ce soir. Il pourra t’en faire un dessin, rétorque Keisuke, dont le timbre s’est encore aggravé.

Keisuke s’écarte finalement pour s’emparer de son verre, qu’il finit d’une traite. Jason le regarde faire – écluser toute sa boisson sans la savourer - puis se souvient qu’il n’a presque pas touché à la sienne.

- T’attendais quoi pour boire, toi ?

Auréolé d'une brume alcoolisée, Keisuke lui paraît encore plus beau. Et comme Jason ne voudrait pas le décevoir, il finit à son tour la boisson d’une traite.

- Bien, bien !

Il applaudit.

- Merci, répond Jason, le souffle coupé.

Une notification attire l’œil de Keisuke sur son smartphone. Il ballade ses doigts sur l’écran tactile puis relève la tête.

- Ils sont bientôt là. Je vais leur demander de nous prendre des shots, non ?

Jason s’apprête à répondre, mais l’acidité de l’alcool lui brûle la gorge. En plus, les effets du joint lui montent à la tête et l’empêchent de s’exprimer.

- Je prends ton silence pour un oui, conclu Keisuke d’un air moqueur.

Il lui adresse une tape amicale sur la poitrine, puis, sachant que ses amis ne tarderont pas, se positionne un peu plus à l’écart. Loin d’être pudique ou fermé, le contact avec les autres, et en particulier avec les hommes, n’est pas quelque chose que Keisuke aime imposer à la vue de tous. Quoique, devant des inconnus, le rebelle qu’il est s’en fout pas mal, mais ses amis méritent son respect – c’est ce qu’il a toujours pensé – et cette distanciation entretient la tension sexuelle entre les deux. Keisuke, maintenant assis plus loin sur la banquette de velours, plie la jambe vers Jason. Il prend soin de toujours lui donner un minimum d’attention de sorte qu’il ne se sente pas rejeté ni délaissé.

- T’es content de les voir ?

- Ouais, hausse les épaules Jason.

- On dirait pas, réplique Keisuke.

- Je repense juste à la dernière soirée où…

- T’inquiète, je veille sur toi, coupe-t-il avec un sourire équivoque.

Jason semble mitigé, éloigné de celui qu’il aime – c’est vrai qu’il préférerait ne rester rien qu’avec lui – mais il patientera. Jason fuit Keisuke du regard, il tient à ne pas rendre son attachement trop apparent. Les lumières continuent de papillonner tout autour. Elles suivent des trajectoires ondulées encore plus imprévisibles qu’avant, redessinant de mystérieux mandalas sur les murs – enfin c’est ainsi qu’ils le voient – il ne s’agit peut-être que du fruit de leur imagination, maintenant exacerbée par les stupéfiants.

- C’est beau, hein, lance Keisuke.

Jason se tourne en sa direction et constate qu’il réclame la fin du joint d’un geste.

- Ouais, je pourrais rester comme ça des heures, confirme-t-il, lui tendant le mégot.

Il enchaîne les dernières taffes.

- Parfait, car je voulais rester ici un moment, j’ai réservé la salle pour toute la nuit.

Jason acquiesce et commence à agiter la tête en rythme avec la mélodie. Un titre oscillant entre pop et électro fait vibrer les basses et ses oreilles. Il compte bien se fondre dans l’atmosphère et profiter de la soirée, seulement, tout ce cadre s’aligne de manière bien trop particulière avec la situation actuelle – c’est-à-dire un tête-à-tête avec lui – et ce n’est pas avec la nuit que Jason veut fusionner ce soir.

- J’en roule un autre, dit Keisuke.

- Si tu veux, moi ça ira. J’attends un peu, j’ai rien mangé.

- J’attends un peu alors, conclut-il.

Keisuke range la feuille qu’il avait portée à ses lèvres et pose son grinder sur la table. De drôles de dessins fluo sont visibles sur l’objet. C’est le genre de petit gadget typique de Keisuke. Son caractère, sa peau, ses babioles, son physique, tout chez lui flirte avec l’insolite et l’étrange. Jason sait qu’il apprécie Keisuke pour son côté atypique et singulier, mais Jason sait aussi qu’il n’a rien de tout ça. Il s’est souvent demandé comment lui, un garçon aussi banal, pouvait bien plaire à un tel homme – en constant rejet du système, de ses normes, et de ses acteurs – tout ce qu’il n’est pas en d’autres termes. Keisuke a-t-il ressenti quelque chose de plus profond pour lui ? Probablement. Et il mourrait d’envie d’en savoir plus. Pourquoi ? Pourquoi ai-je la chance de passer du temps avec lui ? Si désiré, si convié…

- Tu te plais, avec moi ?

Jason se surprend lui-même avec sa question directe.

- Comment ?

- Je me demande juste ce que tu me trouves, pourquoi tu te plais avec moi, continue Jason, à deux doigts de regretter d’avoir soulevé la question.

Keisuke ricane et se rapproche de lui avec une lenteur cinématographique. Il s’abaisse ensuite, jusqu’à ce que son regard puisse parfaitement se visser dans le sien.

- C’est mon silence, qui t’inquiète ? Tu sais pourtant que je ne suis pas un bavard, esquive-t-il à l’aide d’une autre question.

Son souffle chaud et légèrement sucré s’engouffre entre ses lèvres.

- Non, c’est que, quand on parle pas, je pense, tu sais, je suis comme ça. Et je me demande juste pourquoi tu m’aimes bien, sans idée négative, je suis curieux. Moi, je sais pourquoi tu me plais.

- Ce serait trop facile de te le dire. Et tu n’as pas besoin de toujours réfléchir aux choses. Laisse-toi aller, repose-toi, aie confiance en toi, et profite de ce moment qu’on passe ensemble, d’accord ? soupire-t-il.

Keisuke lui touche les lèvres du bout des doigts. Les synapses de Jason se relâchent et ses lèvres répondent inconsciemment d’un sourire.

- Ouais t’as raison, je crois que c’est ton truc, qui me stimule un peu trop, et qui me rend émotif, perplexe, tout ça, admet Jason.

Keisuke a un haussement d’épaules presque moqueur.

- Moi aussi, avant, je passais beaucoup trop de temps à réfléchir. A chaque relation, je me disais, qu’est-ce que je dois faire, qu’est-ce que je ne dois pas faire – et plus généralement – pourquoi les choses ne se passent-elles pas comme prévu ? Mais crois-moi, la seule chose que tu as à faire dans la vie, c’est ne rien avoir à faire. Il ne faut pas te prendre la tête. Bois, c’est tout. On parlera du reste ce soir, quand on aura bien profité et qu’il ne restera rien que toi et moi, promet-t-il.

- T’as raison, répond Jason ; qui s’empare alors de la carte des boissons.

Ses interrogations soudaines viennent d’être renfouies en l’espace de quelques mots. C’est tout le charme de Keisuke. Il est rassurant et hypnotisant. Jason ne pense maintenant qu’à profiter de la musique, rencontrer de nouvelles personnes, et sélectionner son prochain cocktail. Keisuke le regarde s’intéresser à la carte, surpris.

- Les shots te suffiront pas ?

- Non, j’ai le sentiment que cette soirée sera unique,

- Fais pas trop le malin, je voudrais pas que tu finisses trop mal non plus.

- On verra, au pire t’es là, non ?

Jason se lève et fait coulisser la porte. Il s’approche des escaliers rapidement, se penche contre la rampe, puis réclame à vive voix :

- Un Blue Hawaii s’il vous plaît.

Le jeune homme ne se redresse qu’après avoir reçu un signal de confirmation, puis reprend place.

- Bon choix, commente Keisuke.

- J’en ai jamais goûté, mais y’a du lait de coco, de l’ananas, et du rhum. Cela devrait me plaire.

- Tous les cocktails sont bons ici.

Keisuke pose alors un billet de 5000 yens sur la table.

- Je peux me le payer, tu sais, mais merci.

- Mais ça me fait plaisir de t’inviter, se défend Keisuke.

- Merci alors, hausse les épaules Jason.

La tension sentimentale qui les reliait s’est finalement dissipée. C’est pour cela qu’ils boivent et fument : se libérer du poids de leurs maux. Les deux passent en revue les musiques de la playlist, discutent ensuite des meilleurs bars de la ville, et terminent même par juger le look des passants depuis la fenêtre qui borde la salle. Ils évoquent également de nombreux plats à savourer lors de leurs prochains dîners – et comme si tout allait bien – Keisuke et Jason continuent d’échanger des trivialités. Ils gardent l’essentiel en tête pour plus tard. Alors qu’un silence s’installe, on entend soudain une voix timide à travers la porte.

- Je m’excuse du dérangement.

C’est le serveur qui s’annonce. Il s’infiltre dans la pièce sans toquer.

- Un Blue Hawaii. La planche à shots arrive après.

Il incline la tête tout en posant la boisson sur la table. Keisuke pointe le billet d’un geste rapide.

- Merci, soupire-t-il.

Le serveur s’empare de l’argent puis dépose la monnaie sur la table. Il repart aussitôt, sans adresser ne serait-ce qu’un sourire. Jason le trouve un peu trop pressé par rapport au nombre de clients. Son agitation le rend bien moins séduisant qu’il ne pourrait l’être. Il a de beaux traits, certes, mais son regard fuyant lui retire tout son possible charme. C’est un regard qui cherche à esquiver Keisuke. Cette drôle de scène intrigue Jason.

- Il avait l’air un peu hésitant.

Keisuke s’esclaffe machiavéliquement et écarte les jambes.

- Quand il a débuté, il flippait grave à chaque fois que je renvoyais les boissons. Elles étaient mal dosées ou il oubliait des liqueurs, et disons que personne ne trompe mon palet, explique Keisuke, qui se permet d’ailleurs de contrôler la qualité du Blue Hawaii.

- Ceci explique cela, répond Jason d’un haussement de sourcil.

A en juger par l’expression faciale de Keisuke, le cocktail doit être réussi.

- Alors, il est correct ? C’est mon premier de toute façon.

- Ouais. C’est pas mal. Il a progressé depuis.

En portant le verre à sa bouche, Jason se souvient du goût des lèvres de Keisuke. Elles étaient posées sur les siennes et sur le verre, il y a un instant – et quoi qu’il en reste – cela lui manque. Jason n’avait jamais songé à l’éventualité qu’on puisse aspirer à des choses aussi corporelles et futiles. Cela ne faisait que quelques minutes seulement, et déjà, ses lèvres manquent les siennes, alors en attendant de les retrouver, Jason s’enivre de cette boisson fruitée à s’en anesthésier. Peut-être qu’il s’en souviendra à chaque Blue Hawai, des lèvres de Keisuke, jusqu’à la fin des temps.

- Comment ça s’est passé le travail ? hasarde Jason.

- J’ai livré, c’était tranquille.

- Toute la journée ?

- Ouais, c’est pas la porte d’à côté Saitama, et je suis passé à l’appart après, et j’ai encore de la distrib’ à faire demain avant le boulot.

- Et tu bosses au bar demain soir, c’est ça ?

- Ouais, 18h-4h.

- Tu as besoin d’aide pour distribuer ? Je connais des gens qui vont arriver et…

- Tu as besoin d’argent ? interrompt Keisuke.

- Non, nie de la tête Jason.

- Tu as déjà livré ta part ce mois-ci.

- Je sais, mais si je peux t’aider, ça me fait plaisir.

Il y a un léger moment de silence. Keisuke tripote les glaçons dans son verre.

- Je t’en donnerai pour 300 000 yens.

- Parfait. Je m’en occupe cette semaine.

- Mais n’en garde pas pour toi, hein.

Jason fronce les sourcils. La remarque de Keisuke le surprend : ces temps-ci, il avait effectivement tendance à consommer une partie de la marchandise. Il n’en a pourtant jamais parlé à Keisuke.

- Je paye ce que je prends, se défend Jason.

- C’est pas le problème, l’argent.

- Alors c’est quoi le problème ?

- Je veux pas que tu te défonces tout seul, c’est tout.

Sa voix prend une inflexion autoritaire. Keisuke soutient son regard sur Jason, dans l’attente d’une réponse de sa part, qui ne peut être qu’affirmative.

- Compris. Je refilerai tout cette fois.

- Merci.

Keisuke ponctue sa réponse d’un clin d’œil.

- Si tu veux fumer, passe à l’appart’ la prochaine fois. C’est plus prudent, ajoute-t-il.

- Je risque de venir souvent alors.

Keisuke sourit puis retourne à son smartphone. Il entre quelques données sur un tableur. Pendant ce temps, Jason s’interroge sur la nature de cet avertissement : est-ce une inquiétude amicale ou bien une inquiétude pour son business ? Avant qu’il ne puisse répondre, Keisuke ajoute :

- Et aussi, essaye quand même de varier tes contacts ; vends pas qu’aux touristes.

- T’inquiète, y’a pas que les touristes qui me mangent dans la main. Les gosses de riches de Keiō aussi, ils aiment bien se sentir délinquant, fanfaronne Jason.

Keisuke rit grassement – son allure fait penser à celle d’un mafieux venu tout droit d’un film de Yakuza – Jason ricane à son tour.

- Tu as de la chance. Tu vois, c’est dans ce genre de situations que je regrette mes tatouages : je leur fais trop peur pour les approcher.

- Ahh, ces étudiants, ils veulent jouer les bad boy, mais ils osent pas approcher un gars adorable comme toi.

- Adorable… adorable… avec toi peut-être, nuance Keisuke.

- Tu ferais pas de mal à quiconque.

Leur dialogue est interrompu : des bruits de pas se rapprochent et retentissent depuis les escaliers, et ce, jusqu’à faire trembler le plancher.

- Yo.

- On est là.

La porte coulisse. Cinq individus singuliers entrent dans la pièce. Keisuke se lève aussitôt pour saluer ses camarades. Jason, lui, est moins réactif. Il ne les connait pas tous personnellement, mais les amis de Keisuke sont ses amis, alors il finit par se lever pour les saluer chaleureusement.

- Vous allez bien les gars ? Pour ceux qui le connaissent pas, je vous présente mon pote, Jason, il vient des States.

- Salut, c’est Jason.

Tous s’inclinent face à lui en guise de salut. Leur expression d’étonnement voire d’admiration lui donne l’impression d’être le trophée de Keisuke.

- Enchanté… répète Jason encore et encore.

L’un d’eux, vêtu d’un bonnet orange fluo et de bijoux excentriques, lui tape sur l’épaule :

- Enchanté de te revoir, Jason… On s’est déjà rencontré, la semaine derrière hein ! Moi c’est Rei !

- Ah oui, je suis con, je devais avoir trop bu, je me souviens à peine de toi, s’excuse Jason.

- T’inquiète, de toute façon, tu vas encore me dire la même chose la prochaine fois !

- Ahh… ? peine à comprendre Jason, qui se met alors à sourire par imitation.

D’autres rentrent dans la pièce et enlacent Keisuke.

- On a commandé plein de shots, donc les chances que tu finisses bourré sont très hautes, ajoute Rei.

Voilà qu’arrive le serveur au même moment. Dans ses mains repose un plateau garni de verres à shot. Il y a des parfums et des couleurs pour tous les goûts. Rei s’écarte, claque des doigts de sorte à capter l’attention, puis déclare :

- Buvez pas tout de suite. On va faire un jeu d’alcool. Et pas d’alliance hein !

Certains se sont amusés à changer le mode d’éclairage de la pièce. Résultat : les lumières multicolores ont été remplacées par un ciel nocturne étoilé, comme celui qui n’est pas visible dehors. Des astres inconnus flottent au plafond, appartenant probablement à un autre univers. La musique a pris des accents rock’n’roll, le silence ambiant s’est enfui. Jason termine sa boisson puis se prépare à jouer – sans même savoir à quoi s’attendre, sans même savoir les règles – et c’est précisément ce qui lui plaît.

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