00h

17 minutes de lecture

Minuit à Tokyo. Les groupes d’amis se séparent souvent à cette heure-ci, et chacun rentre en prenant son dernier train. Ce n’est pas le cas des amis de Keisuke – des fêtards et marginaux – ils préfèrent se retrouver quand les autres partent, au moment où la ville leur appartient.

Un nuage de tabac flotte à basse altitude dans la pièce. Les amis de Keisuke fument des cigarettes tout en se refilant un joint bien chargé. La lumière des projecteurs perce difficilement à travers la fumée. On n’aperçoit que d’étranges formes nébuleuses et entrecoupées au plafond. De nombreux verres à shot vides sont éparpillés sur la table. Des assiettes à snacks traînent aussi. Le batsu game [1]s’est terminé rapidement – tout le monde cherche toujours à perdre de sorte à boire le plus possible – et Jason n’a donc écopé que d’une punition au cours de la partie. Un shot d’absinthe qu’il a bu d’une traite. Deux tables distinctes se sont formées et Jason s’est installé avec Keisuke. Face à eux, un beau garçon aux cheveux blond platine raconte sa soirée de la veille :

- J’ai réussi à lui faire acheter une bouteille de 600 000 yens. On a fait genre que c’était l’anniversaire d’un de mes collègues, que c’était une soirée spéciale, et bam ! Jackpot ! Le pire c’est qu’elle a même pas l’âge de boire, fanfaronne-t-il.

Chacun y va de son petit commentaire.

- Sérieux ?

- J’y crois pas !

- Toujours aussi futé celui-là.

- C’est pas courant, l’excuse de l’anniv’ ? demande Keisuke.

Le blond souffle du nez et croise ses bras derrière la tête. Il continue en fixant Keisuke droit dans les deux :

- Si, et en plus c’était la deuxième fois qu’on lui faisait le coup ce mois-ci, pouffe-t-il de rire.

- Risqué.

Jason a un peu de compassion pour la cliente qui s’est fait duper.

- Ouais c’est risqué, mais en fait, je me suis trompé. Je l’ai confondue avec une autre cliente et j’avais oublié, ou quelque chose comme ça.

Son intonation traduit toute sa désinvolture.

- T’es vraiment le pire host que je connaisse Airo, critique Keisuke.

- C’est parce que je suis le meilleur host que je peux me permettre des erreurs, justement !

- Tu dis ça comme si tu l’avais calculé.

- Enfin, tout ça pour te dire à quel point j’en ai rien à foutre d’elle. Et pendant ce temps-là, elle claque tout son fric pour moi, comme toutes les autres.

- Tu vas pouvoir me rembourser, c’est bien, conclut Keisuke.

- Tout de suite même.

Airo, l’host à la chevelure platine, contourne la table jusqu’à Keisuke. Sa façon de marcher rappelle à Jason celle des mafieux. Ceux qu’il a vus dans ces films japonais sans queue ni tête. D’un geste emprunt de déférence, Airo remet à Keisuke son argent. On dirait presque qu’il servait une cliente.

- Merci pour tes services, sourit-il avec malice.

- Tout le plaisir est pour moi.

Airo se tourne ensuite vers Jason. Il lui adresse un sourire qui dévoile ses incisives trop pointues.

- Et si vous voulez passer boire un verre, au club’, n’hésitez pas, c’est moi qui vous invite.

- On a pas besoin de la compagnie d’un host, s’amuse Keisuke.

- Oh mais vous seriez à l’aise avec nous, taquine-t-il.

Keisuke arque un sourcil curieux. Airo ricane doucement puis retourne s’asseoir entre deux jeunes filles. Jason croit l’avoir vu se peloter avec les deux. Rien d’étonnant, il peut se le permettre après tout. Il faut dire qu’Airo est d'une laide beauté, le genre de visage si parfait qu'il vous fait complexer. Des traits tellement délicats que de simples mots ne pourraient pas suffire à décrire.

- Vous en faites quoi, de tout ce pognon ? questionne Keisuke.

- Chirurgie, vêtements, cosmétique. On a un budget à maintenir, rétorque l’host.

Sa chemise de satin moirée et sa ceinture en argent plaqué semblent effectivement valoir une fortune.

- Et notre patron nous paye rien, nous ! se plaint sa copine à droite.

- C’est parce que tu n’as besoin de personne pour être magnifique toi, complimente-t-il.

Ayumi aurait voulu sourire. Ses lèvres refaites qui pétillaient de gloss n’ont cependant pas bougé. Elle porte un haut transparent rose fuchsia qui laisse entrevoir deux tatouages massifs et ultracolorés sur son abdomen : Lilo&Stitch d’un côté et Aladin sur son tapis de l’autre. Ses cheveux couleur miel retombent sur ses épaules émaciées. Elle a un côté enfantin qui contraste violemment avec son expression d’agacement et d’ébriété. On l’entend déblatérer :

- C’est vraiment n’importe quoi. Aujourd’hui encore, j’ai dû me taper un client insupportable. Il m’a fait que des avances pendant une heure, me touchait partout, et il était prêt à me choper à la fin de mon shift, j’ai dû sortir par la porte arrière tout à l’heure.

- C’est jamais vraiment amusant comme travail, j’imagine, commente Jason.

- Ça pourrait l’être. Tout ce que ce je dis, c’est que nous les filles host, on est beaucoup moins avantagées que les mecs. Cela me rend furax’. Airo, tout ce qu’il a à faire, c’est sourire, être beau, boire et parler de ce qu’il veut. Pourquoi ? Car ses clientes sont respectueuses. Moi, je dois chanter, supporter les salary men bourrés, écouter leurs histoires qui n’intéressent personne, et me laisser toucher partout. Et le pire dans tout ça, c’est que je suis moins bien payée que lui alors que j’ai deux fois plus de clients. La société me juge pour mon métier, mais bizarrement, Airo est vu comme un superbe séducteur. Pourtant on fait le même boulot, non ?

Cigarette en bouche, elle crache boule de fumée après boule de fumée à chaque mot de sa complainte. Airo caresse ses cheveux d’une expression compatissante pour la réconforter. Probablement la même technique d’apaisement qu’il applique avec ses clientes. Rei, qui s’est mis à écouter la conversation, commente alors :

- On ne te juge pas nous.

- Je sais, merci.

- Si ton client te dérange encore, je me chargerai de lui.

- C’est pas la peine, il me rapporte beaucoup, finit-elle par sourire.

Jason peut voir la résignation sur son beau visage. Il demande ensuite au couple :

- Comment vous vous êtes rencontrés ?

- C’était ma cliente, répond Airo, avant même qu’elle ne puisse dire un mot.

Ayumi eut un hochement de tête discret et écrase sa cigarette comme une patiente sur un divan.

- Les host girl comme moi se perdent souvent. On ne sait plus faire confiance, on ne sait plus flirter, on se sent terriblement seule. Alors on fréquente les clubs du sexe opposé, les hosts sont les seuls qui nous comprennent comme ils font le même métier que nous.

- C’est moi qui ai proposé à Ayumi d’avoir un vrai rendez-vous, et depuis, on se voit régulièrement, mais on est pas vraiment en couple, continue Airo.

- On ne croit pas à l’amour, complète-t-elle.

- Vous allez bien ensemble pourtant, avoue Jason.

Airo se penche et dépose un baiser fugace dans le cou de sa protégée. Elle sourit timidement puis porte un verre de Campari à ses lèvres. Jason, comme envieux, se tourne alors vers Keisuke. Ce dernier se gratte la tête tout en reluquant le décolleté d’Ayumi. Ses yeux se plissent progressivement, et son regard la traverse comme un marteau pique-cœur. Sa ligne de vue se déplace ensuite jusqu’au beau visage d’Airo. Keisuke mordille sa lèvre inférieure à la façon d’un prédateur. Il les regarde successivement : comme en pleine hésitation sur la proie à choisir. Les psychotropes lui donnent toujours cet air lubrique. On pourrait croire qu’il les imagine en plein ébats. Non, Keisuke n’a pas besoin de les imaginer. Il a probablement de véritables souvenirs en tête.

- Tu vas nous rechercher des verres ? propose Ayumi.

- J’y vais, répond Airo.

- Tu peux me prendre un highball ? demande Jason.

- Bien sûr, lui sourit-il.

Jason s’apprête à sortir un billet mais Airo lui fait la moue. Un signe comme quoi payer n’est pas nécessaire. Il insiste un peu, mais ce n’est manifestement pas la peine. Airo a de l’argent après tout. Entre temps, Ayumi s’est mise à discuter avec Keisuke. Les deux se connaissent depuis longtemps et discutent toujours avec légèreté. Jason, ne voulant pas trop gêner son partenaire, décide d’approcher l’autre table.

Il reconnaît Kudo. Un gars avec tellement de piercings qu’on ne peut plus distinguer les expressions de son visage. Il est assis face à Masa – un ouvrier de chantier plutôt costaud – et chacun est accompagné de sa petite-amie du moment.

- Viens t’asseoir, invite Kudo.

- Ouais viens ! ajoute Masa.

L’homme percé confie à Jason une flasque argentée. Elle est gravée d’étranges symboles et dégage une faible odeur aromatisée. Jason le remercie, et sans réfléchir, avale une bonne partie du contenu. L’alcool anesthésie toute sensation gustative. Jason frémit et secoue la tête.

- Wow, merci.

En lui rendant la flasque, Jason effleure Kedo. Il remarque les nombreuses chéloïdes qui recouvrent le dos de sa main. D’où proviennent-elles ? Jason se le demande, mais il ne posera pas la question.

- Je suis Jason du coup, l’ami de Keisuke, enchanté.

- Salut. Je suis Koike, la copine de Kudo.

- Et moi c’est Sana.

C’est facile à deviner. Koike – tout comme son petit-ami – est pas mal percée. Des anneaux argentés se suivent le long de son oreille droite. Celui situé sur le lobe est le plus large de tous, et les autres rétrécissaient en se suivant du cartilage jusqu'à l'hélix. L’ensemble ressemble à des bulles de fer qui remontent à la surface. Sana, elle, a de beaux biceps bien taillés. Ses muscles lui donnent un air plutôt costaud, mais sa part de masculinité s’efface à côté de son petit-ami. Elle pratique un sport de combat à en juger par ses jambes parsemées de bleus et son visage amoché.

- Vous parliez de quoi du coup ? Je ne voulais pas vous interrompre, s’excuse Jason.

- Comme d’hab. On parlait de rien.

- Une soirée comme les autres, on papote, on boit, on fume, on se met bien.

Naturellement, les deux filles s’intéressèrent à Jason. Elles lui posent toutes les questions habituelles. Qu’est-ce que tu fais ici ? Pourquoi as-tu appris le japonais ? Qu’est-ce que tu penses de ce pays ? Jason pose aussi des questions en retour. Il aime s’intéresser aux amis de Keisuke : ils ont tous une histoire atypique. Koike parle des cours de danse qu’elle dispense. Sana raconte ses entraînements de catch et de kickboxing. Elles parlent de leur famille et des groupes de rock qu’elles apprécient. D’habitude, Jason n’écoute pas vraiment les autres, mais il écoute toujours les amis de Keisuke. La conversation continue et Jason finira par conclure ainsi : Koike et Sana semblent bien plus intégrées dans la société que leur petit-ami respectif.

- Tiens Jason, ton verre.

C’est Ayumi qui lui tend le bras. Son sourire est naturel et bienveillant.

- Merci.

- Et ça, c’est de la part de Keisuke, ajoute-t-elle en déposant un joint sur la table.

Jason sourit. Il jette un œil en direction de Keisuke, mais celui-ci semble pris dans la conversation. Il hoche la tête en écoutant les complaintes de ses amis. Ses doigts pianotent doucement son verre à cocktail. Diable qu’il est beau. Il l’est toujours, dans la tristesse comme dans la détresse. Tout le monde à la table regarde le joint tandis que Jason regarde Keisuke :

- Ohhhhh, tu fais partager ? s’exclame Masa.

- Ouais.

Sana applaudit et agite ses poings en l’air. Masa sort alors un briquet. Les deux autres frémissent de joie.

- Si c’était pas aussi cher ici, je serais une putain de junkie, souffle Koike.

- Fallait sortir avec Keisuke pour ça, pas avec moi, taquine Kedo.

- Tu fais les tatouages toi, c’est pas mal, rétorque-t-elle sans perdre le sourire.

Jason porte le joint à ses lèvres. Masa l’allume. Les deux échangent un regard complice. Masa a des cheveux mi-longs aux pointes ondulantes. Deux épis distincts se dressent de part et d'autre de son front. On aurait dit de petites cornes. Elles lui donnent un petit air diabolique. Sa mâchoire volontaire et ses gros bras le rendent tout aussi séduisant. Son corps entier s’est penché vers Jason. Il fixe ses lèvres en inspirant la fumée que Jason recrache par intermittence. Le joint, c’est tout ce qu’il veut, et Jason l’a bien compris :

- Allez-y, vous pouvez finir.

- Merci mec.

Jason lui confie le joint d’un geste habile. Masa sourit puis le porte aussitôt à sa bouche. Tout le monde le regarde faire en attendant patiemment son tour. Jason sirote son verre en les observant faire tourner le joint. Kudo et Koike ont allumé une cigarette en attendant leur tour. Le cendrier au centre de la table se remplit de leurs peines. Les cendres se mélangent, comme si chacun partageait ses malheurs, ses doutes et ses peurs. Jason a déjà terminé sa boisson. Il remarque que la main de Kudo brille d’un éclat argenté. Ses doigts aussi sont percés : chaque phalange, chaque articulation, même son poignet. Ses mains ressemblent à des constellations. Jason envisage de compter tous ses piercings. Il commence par le visage : un sur la langue, deux bridges sur l’arcade, un eye bridge, un troisième œil, un autre qui traverse la fossette au milieu ses lèvres. Jason ne peut pas tous les compter. Kudo a aussi de nombreux écarteurs en forme de crocs sur son visage. Ils transpercent ses oreilles et ses narines dans tous les sens.

- Combien t’en as en tout ?

- J’ai arrêté de compter.

Koike ricane.

- Moi-même, j’en ai pas la moindre idée, ajoute-t-elle.

- Et il a des piercings qu’on voit pas, si tu vois ce que je veux dire, taquine Masa.

Cela fait rire Jason et Koike. Sana écrase le joint et gratte sa joue d’un air pensif :

- Je me demande… comment c’est… avec un mec percé.

- Jamais je fais ça, proteste Masa.

- Ah non mais t’inquiète, je suis juste curieux.

- Si tu veux savoir comment ça fait, on peut s’arranger, sourit grassement Kudo.

Sana clapote sa langue bruyamment et Koike éclate de rire. Masa adresse un coup de coude à Kudo :

- T’es con.

- Parce que t’es devenu fidèle maintenant ? se moque Kudo.

- Ouais, on est en couple.

- Tant mieux pour vous.

Koike et Sana échangent un regard complice. Kudo, toujours souriant, se tourne vers Jason :

- Et alors avec Keisuke, ça se passe comment ?

Jason s’empare d’un verre à moitié vide, qu’il sait pertinemment ne pas être le sien, et le termine. Il ajoute après sa longue gorgée :

- Ça se passe bien.

- Non mais, on s’en fout de ça. La question c’est : est-ce qu’il baise bien ? braille Koike.

Cette réplique inattendue surprend Jason. Tous s’esclaffent. Jason aussi. Entre deux rires, des souvenirs nocturnes lui traversent l’esprit.

「Viens-là.」

「D’accord.」

Ces souvenirs sont agréables. Ils lui font fermer les yeux l’espace d’un instant. Cela semble durer cinq longues minutes intenses.

- Je suppose qu’il est doué, c’est moi qui suis pas à la hauteur, déclare Jason.

Koike lève les yeux en l’air.

- Arrête, je suis sûr qu’il te kiffe.

- Il te l’a dit ?

- Non mais, s’il te kiffait pas, il serait avec une fille, non ?

Jason acquiesce volontiers et s’approprie un autre verre. Koike lève le sien et trinque avec lui.

- Il est très populaire, alors profite.

- Ouais.

Une autre gorgée. Le psychotrope fait sourire Jason alors qu’il ne devrait pas. « Profite ». C’est le mot problématique, mais elle a pourtant raison. Rien ne dure bien longtemps dans ce monde. Surtout les bonnes choses. C’est cliché mais c’est vrai.

- Comment tu sais qu'on couche ensemble d'ailleurs ?

Koike trouve les questions de Jason naïves. Elle explique alors :

- C'est évident. On sait tous qu'il est bi, et t'es rentré avec lui plein de fois.

- Il l’a pas mentionné spécifiquement ?

- Pas vraiment, mais il le cache pas quand on lui pose la question.

- Je suis surpris qu'il en parle.

- Pourquoi ?

- Je pensais qu'il voulait pas que ça se sache. Il prend toujours ses distances avec moi, enfin, devant vous je veux dire.

Koike lève doucement les yeux au plafond.

- Crois-moi, ça n'a rien à voir. Il est toujours comme ça. Même avec les filles.

- Ah bon ?

- Il est plutôt réservé de ce côté.

Jason sirote son whisky et regarde les glaçons tourner à chaque fois qu’il porte son verre à sa bouche. Après quelques gorgées succinctes, il reprend :

- Je me demande ce qu'il dit de moi maintenant.

- C'est pas important que ça... si ? rétorque Koike.

- L'important c'est ce qu'il te dit à toi, avise Sana.

Elle écoutait depuis le début. Koike s’amuse de son commentaire, elle sait déjà ce que Jason va répondre.

- C'est bien le problème. Il ne dit rien. Il me dit rien à moi.

- Ah vraiment ? s’étonne-t-elle.

- Oui.

Jason s’affale un peu plus sur la chaise et inspire longuement. Il ajoute ensuite :

- Il est pas bien bavard, mais ça ne me dérange pas. Je le trouve beau quand il me regarde sans rien dire.

- Tant mieux alors, sourit Sana.

- Son regard me fait me sentir comme quelque chose de précieux. Il me regarde comme de la poussière d’étoile.

C’est le seul mot poétique qui est venu à son esprit en japonais.

- C’est mignon ce que tu dis, commente Sana.

Le serveur passe. Koike l’arrête et commande deux autres high ball. Double dose.

- Keisuke est comme ça, soupire-t-elle.

- Et je l'aime bien ainsi.

- Vous êtes ensemble ? s’étonne Sana.

Jason hausse les épaules. Il ignore la réponse à sa question. Koike lit dans son regard et demande :

- Tu connais la réponse au fond, non ?

- Je sais pas, j’imagine.

L’intonation de Jason sonne joyeuse et triste à la fois. Koike le remarque et son expression faciale s’adoucit. Elle suppose alors :

- Tu t'es attaché, c'est ça ?

- Ouais.

Elle reprend son air sérieux. Sana écoute avec compassion. Jason secoue la tête et se corrige :

- Enfin, vite fait.

- Tant mieux. Faut pas que tu prennes ça trop sérieusement. Il est un peu dans son monde.

- Je sais. C'est justement son monde que j'aime bien.

La musique bat toujours son plein. Le rock’n’roll se prête ironiquement bien à la situation. Une guitare pleure de belles notes distordues.

- Et il m'a dit qu'il m'aimait tu sais, mentionne Jason.

- Ah vraiment ? rétorque Koike.

- Ouais.

Kudo et Masa se sont mis à écouter, intrigués d'entendre cette révélation au sujet de leur ami.

- Keisuke qui aime quelqu'un, une première ! lance Masa.

- Décidément y’a pas que toi qui prend le chemin de la rédemption ! nargue Kudo en direction de son acolyte.

- Ah, la ferme toi.

Il embrasse Sana avant qu’elle ne puisse s’agacer. Kudo ricane et adresse un clin d’œil à Koike.

- Masa venait toujours avec une fille différente avant de rencontrer Sana, souffle-t-elle tout bas.

- Comme Keisuke quoi, remarque Jason.

- Ouais, arque-t-elle un sourcil surpris.

Koike sort son paquet et propose une cigarette à Jason. Kudo en réclame une également. Les trois fument un peu tandis que Masa et Sana descendent au bar pour commander de quoi manger. Jason penche sa tête en arrière et observe le plafond parsemé d’étoiles troubles. Sa nuque s’étire et ses muscles se détendent. La nicotine monte rapidement jusqu’à ses nerfs crâniens. Il se sent détendu et ferme les yeux.

- J’ai entendu mon nom.

Jason rouvre les yeux puis tourne la tête. Keisuke se tient devant lui. Il a les mains sur sa ceinture, un joint entamé entre les lèvres.

- Ah, t’es là.

Keisuke garde le silence.

- Je parlais de toi vite fait, continue Jason

- Ah ?

- Rien de sérieux.

Keisuke tire sur son mégot et sourit. Il expire ensuite toute la fumée par ses narines.

- Il disait qu’il avait envie de toi ! lance Koike.

- Quoi ?

Jason ne nie pas ses propos. Il ne laisse échapper qu’un rire nerveux : c’est vrai après tout. Keisuke mime la surprise puis hoche la tête d’un air compréhensif.

- Je vois, répète-t-il.

Keisuke s’empare du joint et le positionne à l’envers au creux de ses lèvres. Il s’accroupit ensuite et fait signe à Jason de s’approcher. Ses yeux luisent de concupiscence. Jason s’avance, comme si c’était instinctif, et leurs lèvres entrent en contact. Whisky et rhum se mélangent.

- Une soufflette, entend-t-on commenter.

Keisuke souffle doucement. La fumée afflue et Jason l’inhale au plus profond de lui. Elle prend possession de son corps : il peut la sentir sur sa langue, circuler jusqu’à ses poumons, griller sa gorge tel un brasier, puis remonter jusqu’à son cerveau. Applaudissements. Un brouillard argenté les enveloppe. Keisuke se retire et sourit. Jason l’entrevoit difficilement à travers le nuage de tabac. Il ne voit que sa grande silhouette. Tout le reste est flou. Ses paupières papillonnent rapidement – Jason s’évapore un peu plus à chaque clignement. La réalité lui échappe ou lui apparaît sous un autre angle. Il a soif. La fumée le suit même les yeux fermés. Elle le suit dans l’obscurité. Son corps s’enfonce contre la banquette de velours. Les autres ne sont maintenant que des ombres mouvantes au cœur de cette pièce trouble et enténébrée. Ils trinquent d’autres verres, ils fument d’autres cigarettes. Leurs mots se dilatent avec leurs pupilles. Jason, devenu spectateur, s’émerveille devant ces drôles de créatures, s’imaginant probablement vu de la même manière dans leurs propres yeux. D’autres silhouettes pénètrent les lieux, et l’ombre de Keisuke s’éloigne pour les rejoindre. La musique déjà hallucinogène sonne encore plus psychédélique désormais. Jason voit les notes de guitare voltiger autour de lui. Elles vibrent à travers la fumée couleur whisky. La mélodie a un drôle de parfum de nostalgie. Il est défoncé et a soif.

Jason garde les yeux entrouverts. Il s’enlace lui-même de son bras gauche. Sa tête s’agite avec la mélodie distordue. Des images successives lui viennent à l’esprit. Elles datent mais ne sont pas ternies. Ce n’est pas la réalité. Ce n’est pas le présent non plus, mais Jason a pourtant les yeux grands ouverts. C’est un autre été à Tokyo. Il est entouré d’inconnus ennuyeux et répugnants. C’est une boîte de nuit, mais elle est différente des autres boîtes.

- T’es beaucoup mieux que les autres gars ici.

- Ah merci, mais je suis pas gay moi.

- Et bah moi, si.

Keisuke a ricané ce jour-là. Les lèvres de Jason balbutient ce dialogue. Ce premier dialogue lui est resté en mémoire durant tout ce temps. L’alcool n’a pas effacé ce précieux souvenir. D’autres lui venaient en tête.

- Qu’est-ce que tu veux boire ce soir ?

Il a toujours sa casquette bon marché et ses fringues de barman.

- Whisky coca.

Jason rouvre les yeux et cherche à tâtons son verre sur la table. Le whisky a un goût de tabac. Des cendres ont dû y tomber. Il finit quand même le contenu du verre. Jason referme les yeux.

- Qu’est-ce que tu fais à Tokyo ?

- Je ne sais pas.

Jason secoue la tête. Il est de retour au bar. La pièce tangue et son estomac le dérange. Comme si la fumée qu’il avait inhalée de Keisuke ne voulait pas quitter son corps. Jason se lève. Il titube encore plus que d’habitude.

- Ça va, Jason ?

C’est la voix de Koike.

- Oui.

Les lumières tamisées s’entrechoquent. On aurait dit des prismes mouvants. Jason se fraye un chemin parmi les gens qui dansent. Il pouvait entendre la petite voix par-dessus la musique.

「Est-ce que tu penses aux choses que tu ne pourras pas être ?」

Le sol est mouvant. Jason est détendu mais son corps avance en tremblant.

「Ouais.」

Il passe la porte et s’avance dans le couloir. Ses yeux s’acclimatent à l’obscurité.

「Est-ce que tu penses aux choses que tu ne pourras jamais faire ?」

Son corps chancèle de gauche à droite. Jason sourit bêtement car il est heureux malgré tout. Il ressent le vrombissement du frigo.

「Ouais.」

Jason se sent déjà nostalgique de cette soirée. Elle vient pourtant de commencer. Il entend le crépitement du mégot.

「Est-ce que t’es une mauvaise personne ?」

Il traverse l’instant présent comme s’il s’agissait déjà d’un souvenir lointain. Le temps se mélange. Il entend le grésillement de la stéréo.

「Ouais.」

Les néons le long du couloir pleurent. Leur éclat rouge se cicatrise dans le noir.

「Alors viens faire la fête avec moi ce soir.」

C’est la voix de Keisuke qui résonne dans sa tête. Hochement de tête. Jason bascule.

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