01h

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L'écho des basses tambourine à travers les murs des toilettes. On peut entendre des restes de rock'n'roll se fondre avec des éclats de voix. Jason a encore la tête qui tourne et l’air désorienté. Il a du mal à distinguer le plafond et le sol qui lui semblaient inversés.

Assis sur le carrelage et dos au mur, Jason reprend son souffle. Il a été malmené par de forts vomissements. Des crampes lui paralysent l’estomac. Et malgré tout, Jason n’est pas si malheureux. Il sourit en regardant le plafond. Le néon bleu azuré au-dessus du miroir grésille doucement. Son éclat bleu se propage dans la pièce et donne l’impression d’être sous l’eau. Les lumières de Tokyo sont si belles, même jusqu’aux toilettes du club. De drôles de stickers sont collés sur toute l’étendue du plafond. Il y a des posters sur les quatre murs de la pièce, et des graffitis recouvrent le peu de surface qu’il reste.

Jason vient de rincer son visage exsangue et des gouttelettes s'écoulent sur la longueur de son visage. Il les essuie avec son débardeur, mais les pointes de ses cheveux mouillés continuent de goutter.

Les toilettes du premier étage sont plutôt spacieuses pour des toilettes uniques. Un long vestibule sépare le lavabo de la toilette. Les deux parties peuvent se fermer à clé. Divers produits ménagers sont rangés dans une petite commode entrouverte. Jason a songé à boire un peu de désinfectant pour purifier sa bouche, mais des chewing-gums feront l'affaire.

Tout comme la première bière du jour, le premier vomissement de la soirée est libérateur. Jason se sent débarrassé du surplus d'alcool en lui, mais les psychotropes agissent encore. C’est pourquoi il reste encore au sol. Le temps de retrouver un peu de stabilité. Jason se trouve ridicule à vomir, mais la soufflette avec Keisuke en a valu le coup. Après tout, il n'y a rien de honteux à rendre.

- Ça va, Jason ?

On entendit faiblement la voix de Keisuke à travers la porte.

- Ouais t'en fais pas, laisse-moi deux minutes et je reviens, répond-t-il, s’efforçant de dissimuler le désarroi dans l’inflexion de sa voix.

Pas de réponse. Jason tente de se lever, mais son estomac lui fait encore un peu mal. Alors il reste cloué au sol et vérifie l’heure sur son smartphone. Quelques notifications s’imposent à lui, mais avant qu’il ne puisse toutes les lire, Jason entend le verrou de la serrure s'enclencher. La porte s'ouvre lentement et laisse apparaître une figure familière. Keisuke se tient immobile au seuil de la porte, pièce de monnaie en main. La partie avant de son t-shirt est retroussée dans son pantalon et dévoile sa belle ceinture d’argent. Jason, toujours au sol, a le sentiment d’être vulnérable, mais ce n’est pas comme si c’était la première fois. Keisuke, d’un sourire maîtrisé, fait semblant d’être surpris. Il laisse échapper un petit soupir et ajoute d’un air moqueur :

- Je m'en doutais.

Il en était sûr. Jason évite son regard, cherchant à dissimuler son embarrassement, puis frotter ses yeux. Keisuke lance la pièce avec laquelle il vient de déverrouiller la serrure pour tirer pile ou face. Il garde une main contre l'autre pour cacher le résultat, s’avance, referme la porte, puis se glisse aux côtés de Jason. Il est si grand qu'il est obligé de replier légèrement ses longues jambes.

- T'embête pas pour moi, reste avec tes amis, lance Jason.

Keisuke, sans l'écouter, se blottit à ses côtés. Sa main recouvre encore la pièce.

- Pile ou Face ?

- Peu importe.

Il écarte sa main, mais la pièce supposée être en-dessous a disparu. Jason se demande s’il est encore en train de tripper. Keisuke hausse les sourcils et s'amuse de sa confusion. Il passe la main dans les cheveux humides de Jason et lui gratte le crâne.

- Je t'ai eu, nargue-t-il.

- Comment t’as fait ça ?

Keisuke ne lui répond pas. Il ne fait qu’enrouler son bras avec nonchalance par-dessus les épaules de Jason. Celui-ci pose sa tête contre son épaule et s’imagine flotter. Les deux restent ainsi immobiles pendant quelques instants. L’un comme l’autre ignore ce qui leur traverse l’esprit. Jason suppose que Keisuke ne pense à rien, il n’a pas d’autre objectif que se défoncer pour oublier la vacuité de son existence. Keisuke suppose que Jason n’est pas en capacité de penser à quoi que ce soit – et d’une certaine manière – il envie sa réceptivité encore ingénue aux psychotropes. On entend le bruit de la climatisation qui s’active dans le couloir. Le néon bleu plus haut clignote par intermittence. Jason le fixe et a l’air un peu stupide. Keisuke le trouve mignon ainsi, sans trop savoir pourquoi lui-même. Il lui demande alors :

- Ça va pas ? Tu sais, si tu es en train de bader, n’hésite pas à me le dire. Je suis là pour toi.

- Je vais bien, c’était juste pas un bon mélange, répond Jason.

- Oui. Désolé, c’était un peu fort, ce que j’ai mis, avoue Keisuke, un peu gêné face à la faiblesse de Jason.

Ce dernier reste silencieux et ferme les yeux.

- Tu as pris quoi au petit-déjeuner ? demande Keisuke.

- Rien.

- C'est quand la dernière fois que tu mangé ?

- Hier soir.

- Pas étonnant que tu vomisses, avise-t-il.

Par compassion, Keisuke continue de caresser sa chevelure.

- Ne t’embête pas à rester, donne-moi cinq minutes et je reviendrai frais comme jamais, assure Jason.

Sa connaissance d’idiomes japonais et son intonation incorrecte contrastent de manière comique. Cela fait souvent rire Keisuke, surtout quand il est défoncé.

- Tu te souviens, quand t’as un peu forcé sur la hash, pour m’impressionner, et que t’as vraiment badé ? demande Keisuke.

- Oui, je m’en souviens, enfin, vite fait, pourquoi ? Je suis bien mieux là, je te dis… insiste Jason en essayant de se relever.

Keisuke le stoppe en renforçant son étreinte et poursuit :

- Tu étais paniqué, tu ne voyais plus la réalité, et tu voyais des choses partout. Pour te calmer, je t’ai pris dans mes bras sur le futon, et on a regardé un documentaire animalier sur les koalas.

Jason ricane avec un air gêné, mais en y repensant, ce souvenir est plaisant.

- C’était pas si mal. J’allais mieux à la fin, mais j’allais tellement mieux que je voulais plus rien faire.

- C’était mignon, lui sourit Keisuke.

Il saisit Jason par le menton et l’embrasse au niveau du cou. La pression qu’il exerce sur lui se répercute dans le creux de sa nuque, puis le long de sa colonne vertébrale. Jason sent les muscles de son corps se détendre longuement. Les picotements s’amenuisent. C’est de la sorcellerie.

- Tiens, j’ai ça pour toi, ajoute-t-il.

Keisuke sort un petit boîter de sa poche et verse deux bonbons dans la paume de sa main, qu’il dépose lui-même entre les lèvres de Jason.

- Merci, sourit Jason.

Il n’a plus mal à l’estomac, et sa tête tourne moins. A vrai dire, c’est un autre type d’enivrement qui altère maintenant ses sens : il s’agit de ce sentiment travesti qu’on surnomme « l’amour ». La présence de Keisuke enveloppe la pièce d’un courant mystique, d’un vent de mystère. Jason sombre loin, mais ce n’est pas une mauvaise chose. Certains animaux ne peuvent pas survivre à la surface. Il n’y a rien de malheureux à s’éloigner d’une situation déjà déplaisante. C’est pourquoi Jason se laisser sombrer, mais il détesterait sombrer seul. Se noyer avec quelqu’un, disparaître loin des autres, loin de tout, c’est ce qu’il voudrait. Jason agrippe Keisuke par la main et tourne la tête dans sa direction. Le bleu du néon assombrit son visage impassible. Les deux se regardent sans se regarder. Ils ont le blues, et la scène se cristallise dans ce bleu profond : un bleu sombre et presque opaque.

- J’ai menti tout à l’heure.

- C’est pas grave.

Keisuke hausse les épaules. Il s’en fout. La vérité importe peu pour le nihiliste qui n’a même pas conscience du mot.

- Tu ne veux pas savoir sur quoi j’ai menti ?

- Dis-moi si tu veux.

Jason se masse le sinus et reprend :

- Si je fume quand je suis seul, c’est pour me sentir avec toi.

Keisuke croise son regard.

- Quand je suis sous psychotrope, j’ai l’impression d’être à tes côtés, comme on est là… et je me sens mieux.

Jason lève la tête au plafond et expire longuement.

- C’est pour ça que je fume régulièrement, quand je suis avec toi, quand je suis pas avec toi, tout est mieux en fait.

Keisuke hoche la tête et regarde entre ses jambes.

- Je comprends. C’est pour ça que je consomme aussi, et que je partage. C’est pareil pour tout le monde.

Jason ne fume pas pour les effets du psychotrope. Il fume car cela lui donne l’impression d’être avec Keisuke. Cela lui donne l’impression d’être différent, et donc d’appartenir à son groupe privilégié d’amis. Cette nuance leur échappe à tous les deux.

- Désolé de pas être plus souvent disponible.

- Ne t’excuse pas.

- Alors ne sois pas triste.

La voix de Keisuke a parfois des inflexions aigues, mêlées d’une douceur suave, et l’écart avec son physique anormalement svelte confère une certaine étrangeté à ses répliques. Il a aussi tendance à apparaître et disparaître subitement, et avec sa taciturnité naturelle, on aurait dit une sorte d’être éthéré. Son karma instable et injugeable renforce cette image spectrale. C’est la plus belle créature que Jason avait vu défiler devant ses yeux. Les néons de Tokyo lui vont parfaitement.

- Et si on allait manger quelque part ? propose Keisuke.

- Ouais.

- Et on pourra reboire !

Keisuke bondit sur ses deux jambes et aide Jason à se redresser. Ils échangent un simple baiser. La menthe glaciale se mêle à l’ardeur des spiritueux. Les deux sont agréablement surpris par ce mélange et éclatent de rire. Keisuke ouvre la porte et tapote le buste de Jason pour lui faire signe d’avancer en premier. Les deux dévalent les escaliers rapidement, mais Jason doit s’agripper à la rampe. Elle aussi est branlante.

Au rez-de-chaussée, l’ambiance du bar est à l’image du couloir : bien plus sage. Il n’y a pas de porte : juste une grande ouverture sur la petite ruelle animée. Une musique de pop asiatique retentit. Des âmes solitaires sont alignées le long du bar. Elles ont le regard tantôt fixé sur leur smartphone, tantôt fixé sur les glaçons qui flottent dans leur verre. On entend aussi quelques résidus de musique du premier étage, et d’une certaine manière, le tout sonnait mélodieux malgré le brouhaha de la ville derrière.

Le barman regarde la cigarette qu’il fait pivoter entre ses doigts. Sa chemise a de beaux motifs de fleurs et ses cheveux sont bien coiffés. Il quitte son tabouret aussitôt qu’il aperçoit Keisuke devant le bar.

- Qu’est-ce que je vous sers ?

- Juste une IPA, répond Keisuke.

Celui-ci dépose un billet de 1000 yens sur le comptoir.

- Tu peux garder la monnaie.

- Merci.

Keisuke jette un œil à son smartphone et sort le temps de passer un coup de fil. Le barman s’en va dans la réserve. Jason se retrouve seul face au comptoir. Il se tient debout avec une nouvelle envie de boire. L’absinthe Pernod, le Jet27, le Campari, le Malibu, toutes les bouteilles le regardent depuis l’étagère du bar. Elles l’appellent, mais il doit résister. Le barman revient et semble confus comme Keisuke n’est plus là. Il pose donc la bière sur le comptoir.

- C’est pour toi ? demande-t-il.

- Pas vraiment, je viens de vomir.

Le barman éclate de rire puis essuie ses mains sur son pantalon en toile.

- Mais j’ai vomi propre, se reprend Jason.

- Merci Jason ! répond-t-il avec entrain.

Un vieillard, qui dormait tête contre le bar, émerge doucement de son sommeil profond. Jason ne peut pas s’empêcher de sourire. Le barman dépose de petites gélules ainsi qu’un verre d’eau sur le comptoir, l’air bien plus sérieux :

- Tiens, c’est pour toi, pour t’éviter la gueule de bois demain.

- Merci.

Jason avale le tout et s’assoit le temps que Keisuke termine son appel. Le tabouret lui semble chancelant, mais ce n’est qu’une impression. Les psychotropes doivent encore affecter son système nerveux affaibli. Jason peut sentir la fatigue approcher à grand pas, alors pour rester concentré, il s’efforce d’observer les alentours, la réalité.

Cette partie du bar est plus classique : différents stickers en tout genre sont éparpillés partout dans la pièce. Jusqu’à ses moindres recoins, jusqu’aux creux des lampes de plafond. Il y en a pour tous les goûts : des clowns, des motifs d’idéogrammes japonais, des bricoles punk et funk, des pandas violets, des palmiers entourés de barbelés, des marques de créateur du monde entier, des personnages pixélisés, des fantômes ou encore des cupcakes. Différents billets de pays du monde entier se superposent le long de la poutre à l’extrémité du bar. Jason se demande combien tous ces billets vaudraient ensemble. Sur les étagères, on pouvait voir des polaroïds et purikuras[1] des employés, mais les stickers dominent en large majorité. Il y en a même à des endroits difficilement visibles. Rien que des myriades de stickers sans la moindre signification. C'est tout ce qu'ils ont trouvé pour décorer le rez-de-chaussée. Contre toute attente, le résultat n’est pas si mal. Jason n'a jamais vu de tel bar : riche dans sa pauvreté. On raconte que le barman pouvait expliquer la provenance de chacun des stickers.

- Vous allez autre part ?

C’était la voix de Koike depuis l’escalier.

Jason se redresse et répond :

- Probablement, je sais pas.

- Attendez-moi alors !

Koike déhanche son bassin le long des marches. Son minishort est déchiré horizontalement de sorte à offrir un aperçu de ses fesses bien fermes. Elle a perdu tout son sérieux avec l’alcool.

- Je sais bien que Keisuke disparaît toujours sans prévenir, mais pas la peine d’imiter cette partie de sa personnalité ! grogne-t-elle gentiment.

On entend qu’elle, et elle en a rien à foutre.

- Je savais que t’allais descendre avant qu’on parte, lance Jason.

Koike sourit et remarque l’IPA posée sur le comptoir.

- Moi aussi j’en veux une ! réclame-t-elle en pointant la bière du doigt.

Le barman en sort une du caisson qu’il a ramené de la réverse. Koike s’empare des deux bières et tend l’autre à Jason.

- Kanpai ! A toi et Keisuke !

Les bières s’entrechoquent et la mousse affluent. Koike prend une grande gorgée, mais pas Jason.

- C’est pour Keisuke celle-ci, explique-t-il.

- Ah. Il est où lui d’ailleurs ?

Elle se tourne à droite et à gauche pour observer la pièce. Jason fait un signe de main en direction de l’extérieur.

- Il est au tel dehors.

- Il te fait poireauter encore, typique de Keisuke ça.

- C’est pas grave.

Koike remet ses cheveux en place et reboutonne un bouton de son chemiser crop top.

- Je voulais te dire d’ailleurs : je compte venir à Los Angeles cet hiver !

- Sérieux ? Trop bien ! Tu peux venir quand tu veux rester chez moi.

- C’est vrai ? J’allais te le demander. Merci beaucoup.

- Pas de quoi, préviens-moi à l’avance sur Insta’.

- T’es trop sympa ! Je te dirai quand je viens. Merci, t’es le meilleur ! Je vous laisse avec Keisuke alors ! On se voit la semaine pro’ !

Koike enlace alors Jason pour le saluer. Elle y met tout son cœur, comme si les deux se connaissaient depuis des années. Jason l’enlace à cœur ouvert également : méditant sur sa gentillesse démesurée mais sincère. Quelque chose lui apparaît comme une évidence pendant l’étreinte : ici, tout le monde n’a que de la bienveillance, tout le monde n’a qu’amour pour autrui. A l’intérieur de ce bar dont il ignore le nom, Jason se sent accepté inconditionnellement. Il s’y sent toujours à l’aise. Il aurait voulu pouvoir faire de ce bar son monde.

- Merci beaucoup Koike, sourit-il.

- Pas de quoi ! Je préviens Sana que vous partez. Salue Keisuke de ma part !

Elle s’apprête à remonter mais se retourne une dernière fois. Sa voix sonne différent :

- Et ne te prend pas la tête. Profite de l’instant présent. Tout est si incertain, tu sais.

Jason n’a pas le temps de réagir ni de répondre. Koike traverse les escaliers, bière à la main et agitant son autre main pour lui dire au revoir. Jason sourit en retour jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans l’ombre du couloir à l’étage.

- Elle m’a pas payé, soupire le barman.

- Je m’en charge.

Jason fouille dans la poche de son short et trouve un billet de 1000 yens qu’il dépose sur le comptoir.

- Merci, je lui dirai.

- Pas besoin. Bon j’y vais, à la prochaine !

- A toute Jason !

Jason s’éloigne du bar et renoue avec la chaleur estivale qu’il adore détester. Celle-ci persiste toujours jusqu’au bout de la nuit, jusqu’à fin septembre. Un vent chaud et visqueux rempli d'iode souffle. Jason se concentre et balaye les environs du regard.

La ville respire encore bruyamment. Les gens affluent sous les néons. Entre les bâtiments et enseignes lumineuses s'entrecroisent d'innombrables câbles noirs luisants. Des caisses vides sont empilées à tous les coins de rues, et d’autres gens traînent sur les trottoirs façon yankee. Des canettes de bière abandonnées çà et là servent de cendriers aux fumeurs. On s’esclaffe à vive voix en descendant les Strong Zero du Konbini. Les gens rôdent à la recherche du prochain bar, ou du prochain nightclub où dépenser son argent. A part l'alternance du jour et de la nuit, Dogenzaka ne connaît pas la routine.

Keisuke a la sienne cependant. Jason sait où le trouver. Quelques pas suffisent. Il est dans l’étroite ruelle perpendiculaire au bar, adossé contre le mur. Ce passage n’est ni bruyant, ni éclairé, et l’on peut y discuter en toute intimité. Keisuke vient justement de terminer son appel. Il fait signe à Jason, qui s’approche avec sa bière en main :

- Merci, sourit-il tout en s’emparant de l’IPA.

Jason s’adosse contre le mur d’en face et imite la posture de Keisuke : un pied contre le mur et l’autre au sol. Il respire profondément et se focalise sur son équilibre. C’est ce que Jason fait pour garder le contrôle. Les psychotropes agissent encore sur ses neurotransmetteurs : il le sait car une sorte d’impression de déréalisation se renouvelle continuellement entre son corps et son esprit, entre lui et les choses. Certains affectionnent ce sentiment de distanciation – ils le vivent comme une échappatoire aux tourments de la vie – mais Jason ne le vit pas toujours bien.

- T’es plus bavard d’habitude, remarque Keisuke.

- Je suis un peu fatigué, c’est tout.

- On va aller manger un morceau alors.

- Cool.

- J’attends juste un pote. Il sera là dans dix minutes.

Ils sont au fond de la ruelle, coincés entre deux murs, et les lumières multicolores de la rue principale pénètrent à peine jusqu’à eux. Keisuke allume une cigarette mais n’en propose pas à Jason. Celui-ci regarde la silhouette de son ami fumer en silence : un petit halo scintille dans l’obscurité à chaque fois qu’il tire une taffe. Keisuke, lui, observe les yeux amoureux de Jason luire dans ce semblant de pénombre. Sa peau laiteuse brille encore plus en l’absence de source directe de lumière. Il tape son mégot d'un doigt agile, et les cendres explosent en pétales de fleurs. Elles rebondissent contre le mur, dévalent un peu plus bas, puis disparaissent au sol. Jason aurait aimé pouvoir assister au feu d’artifice estival de Sumida cette année, mais la foule grouillante a dissuadé Keisuke de l’accompagner. Alors Jason se contente de regarder la désintégration des cendres de cigarette.

Un camion publicitaire traverse lentement la rue. Les nombreux phares du véhicule illuminent la ruelle pendant quelques secondes. Jason entrevoit alors Keisuke : son visage a toujours cette absence profonde d'expression, et la faible fluorescence de la source de lumière n’arrange pas cette vision, presque semblable à un flashback. Avant que Jason ne puisse déchiffrer son silence, l'obscurité masque de nouveau les lignes fugacement éclairées de son visage, dont on ne voit désormais que les contours. Ceux d'une forme familière tapie dans la nuit. Les deux restent ainsi, face à face dans cette sombre ruelle, se sachant près l’un de l’autre. L’anneau de feu de Keisuke continue de briller par intermittence. De temps à autre, d’autres cendres jaillissent de sa cigarette pour s’évanouir plus bas. À la façon dont le halo ardent vibre dans le noir, Jason sait que Keisuke tremble. Si cela signifie quelque chose, Jason n’en a pas la moindre idée. Il ignore tout de lui : cette silhouette obscure qu’il observe en est le symbole. Le mégot finit par cesser de rougeoyer. On entend le bruit d’une gorgée de bière. Keisuke s’étire avec lenteur. Il cogne par inadvertance sa bouteille contre le mur. Cela le fait rire bêtement.

- Tu te sens un peu mieux, sinon ? brise-t-il le silence.

- Ouais.

Keisuke s’approche et pose sa main contre le torse de Jason. Les battements de son cœur pulsent lentement. Les deux s’échangent un sourire provocateur. Keisuke accentue la pression qu’il exerce et remonte lentement la paume de sa main jusqu’à saisir Jason par la gorge. Celui-ci reste immobile et sourit de plus belle. Keisuke continue d’appliquer une pression suffisamment stimulante contre lui – et avec un mélange de violence et de sensualité – déplace son étreinte le long de son cou, jusqu’à atteindre le larynx, et il serre encore davantage. Jason manque d’oxygène mais ne fait que sourire davantage. Keisuke déplace sa main jusqu’à agripper le menton de Jason, ses joues, et atténue doucement la force de sa poigne. Il finit par frôler les lèvres de Jason du bout des doigts. Celui-ci se laisse faire et mordit son pouce. Ces sensations physiques ont l’effet d’un défibrillateur : elles le ramènent aussitôt à la réalité. Elle semble différente néanmoins. Keisuke se penche et s’appuie contre le mur d’un bras, puis l’embrasse. Il insuffle son souffle – ou plutôt son amour – à l’intérieur de lui. Jason se laisse faire et caresse sa nuque. Keisuke a soudain l’envie de faire du mal. Tout s’entrechoque au plus profond de lui, jusqu’à perturber son système respiratoire et la circulation de son sang. Leurs dents se cognent par inadvertance pendant le baiser. Les deux rient.

- Je crois que moi aussi j’ai besoin de manger un morceau, ricane-t-il.

- Ouais, t’as pris pas mal ce soir.

- Je suis même pas foutu d’embrasser correctement.

- C’est pas grave, je sais pas faire non plus.

Jason se souvient d’une pensée qu’il a eu un jour : la conviction qu’on a tous un peu de d’autodestruction à l’intérieur. Il y a ceux qui boivent, ceux qui fument, et ceux qui passent du mauvais côté - chacun se retrouve avec sa dose de folie - mais pour Keisuke, ce sera un mélange des trois jusqu'à l'overdose.

- Yakitori ? Shime-no-ramen ? demande à haute voix Keisuke.

- Je préfère Yakitori. Je dirais pas non à du foie, et aussi de la langue de bœuf.

- Ahaha, mon petit carnivore.

Alors qu’ils réfléchissent aux autres possibilités de repas nocturne, des bruits de talons cognant contre le bitume se font entendre plus loin dans la rue. Ils résonnent de plus en plus fort. On devine une allure légèrement hésitante et titubante, mais féminine.

- Vous êtes là !

C’était Sana et son allure toute joviale. De longues bottines à talon recouvrent ses jambes nues. Elles brillent dans l’obscurité de la ruelle.

- J’ai trouvé ton smartphone aux toilettes Jason ! s’écrie-t-elle.

Elle se dandine jusqu’à eux. Son T-shirt XL rebondit avec chacun de ses mouvements et manque de dévoiler ses sous-vêtements. Elle approche en tendant le téléphone devant elle :

- Tiens voilà, dit-elle.

- Merci !

Jason s’incline brièvement et récupère son smartphone, qu’il glisse dans sa poche. Sana se fait toute souriante, comme heureuse de sa bonne action de la journée. Jason remarque les nombreuses signatures et dédicaces sur son T-shirt de surfeur.

- Je vous dérange peut-être… ajoute-t-elle d’un air faussement timide.

- Pas du tout. Je passais juste un appel, répond Keisuke.

- Et je l’attendais, complète Jason.

Elle contient difficilement son amusement et remue dans tous les sens. Ses boucles d’oreille rebondissent avec ses seins. Keisuke la regarde faire, silencieux et curieux.

- Non mais je vous trouve trop mignons ! éclate-t-elle de rire.

Jason passe se gratte la tête et sourit nerveusement. Il est gêné car il sait que Keisuke doit l’être. Ce dernier s’approche de Sana et lui soupire à l’oreille :

- T’es mignonne toi aussi.

- Arrête, lui adresse-t-elle une petite tape sur l’épaule.

Il s’approche dangereusement d’elle et susurre :

- Si, si, je t’assure, t’as toujours été mignonne.

Sa langue aurait presque pu toucher son oreille et la faire frémir encore plus.

- Merci, glousse-t-elle.

Quelques souvenirs lui traversent l’esprit. Elle s’immobilise de longues secondes avant de revenir à la charge :

- D’ailleurs, c’est l’anniversaire de Masa la semaine prochaine !

Keisuke se rapproche de Jason et passe son bras par-dessus son épaule. C’est rare qu’il soit tactile devant ses amis.

- Je peux participer pour le cadeau, continue-t-il.

- Pas besoin.

- J’insiste.

- En fait, il préfèrerait sûrement que tu nous ramènes un petit quelque chose, avance-t-elle.

Sana se frotte le nez et renifle. Keisuke soupire et comprend l’intitulé de sa demande.

- Compris.

- Merci, t’es trop génial ! s’égaye-t-elle en agitant son poing.

- On fête ça chez vous ? demande Keisuke.

- Oui bien sûr, Samedi soir !

- Ok, répond-t-il.

La conversation est interrompue par un bruit de moteur rugissant au loin. Une moto s’approche des ruelles et continue de gronder comme pour se faire remarquer.

- Ah. Le voilà, remarque Keisuke.

-Vous rentrez à moto ?! s’étonne Sana.

- Ouais.

Jason hausse les sourcils. L’expression de Sana se durcit.

- Tu vas pas conduire dans cet état ! grogne-t-elle.

Keisuke lui ricane au nez. Jason reste pensif. Il suppose que mourir ce soir n’est pas une si mauvaise chose. Le bruit du moteur se rapproche. La moto se stationne devant la ruelle : une Suzuki Gsx400 customisée. Les trois avancent jusqu’au véhicule. L’ami de Keisuke est au volant : un gars dans la vingtaine, aux cheveux plaqués en arrière, et aux yeux perçants. Sa chemise de satin est froissée sur toute la longueur. Il a des bijoux chers, un tatouage d’étoile derrière l’oreille, et une tête de méchant. Son expression sévère s’adoucit à la vue de Keisuke.

- Yo !

- Salut, rétorque Keisuke.

Il reste sur la moto.

- Merci encore de me l’avoir prêtée.

Son ton sonne presque agressif pour un remerciement.

- Pas de quoi.

- J’ai pu la chopper ! Elles craquent toutes grâce à ça ! se vante-t-il avec une gestuelle équivoque.

- Tant mieux pour toi, sourit Keisuke.

- Elle pense encore que c’est la mienne, mais bon…

Il tourne la tête et crache au sol, comme si cela n’avait rien d’impoli.

- Et franchement, j’aime bien conduire cette bécane. On passe pas inaperçu avec ! ajoute-t-il en faisant vrombir le moteur.

Keisuke l’interrompt avant qu’il ne puisse s’agiter davantage :

- Je suis content qu’elle te plaise. Appelle-moi si tu en as besoin une autre fois.

- Merci mec, vraiment.

- Pas de souci.

Keisuke pose alors sa main sur le guidon. Son ami comprend le message et descend de la moto. Les deux échangent une accolade. L’inconnu déboutonne sa chemise et s’avance alors vers Jason et Sana, qu’il regarde de haut :

- Moi c’est Nobu’. On se recroisera peut-être une autre fois !

Sa chemise laisse entrevoir son corps musclé et des abdominaux saillants.

- Enchantée ! rétorque Sana.

- Pas mal tes bottes, j’aime ! lance-t-il avec un sifflement.

- Merci bien ! ricane-t-elle en remuant ses cheveux.

- Passez une bonne soirée du coup ! Je suis content de vous avoir vus.

Jason reste silencieux et répond d’un signe de main. Nobu’ s’éloigne avec les autres passants puis s’engouffre dans la rue.

- Un pote un peu space’, commente Keisuke.

- Il a du style, j’aime sa dégaine ! réplique avec enthousiasme Sana.

Jason hausse les épaules. Il trouve plus de charme à Keisuke. Surtout maintenant qu’il chevauche cette belle moto platine. Avec son profil aquilin et sa clope au bec, Keisuke fait toujours un tabac dans les rues de Shibuya. Il attire tous les regards sur sa moto. Elle est customisée comme celle des gangs de Tokyo, mais sans être excessivement tape-à-l’œil. Des lumières décoratives qui brillent d’un bleu azuré ont été ajoutées par-dessus les jantes et la carrosserie. De belles courbes blanches se rejoignent symétriquement des deux côtés du véhicule. Le pot d’échappement a été modifié : il dépasse en un long tube qui se dresse fièrement à l’arrière. Le genre de pot d’échappement qui permet de faire plus de bruit. Il y a une petite sacoche en cuir noir attachée à l’arrière, et une gourde métallique.

- Tu as bien de la chance Jason, tu vas faire un petit tour ce soir ! remarque Sana, envieuse.

- Ouais !

Il y a un silence d’hésitation.

- Et merci encore pour mon smartphone, ajoute Jason.

- Non c’est rien, sourit-elle.

La tête baissée, le dos voûté vers l’avant, Keisuke regarde les passants le regarder. Ses bras sont entrecroisés au niveau du guidon, une bière en main, une cigarette dans l’autre. Il sourit et semble décontracté. Quand Jason croise son regard, Keisuke l’invite d’un mouvement de tête.

- Tu viens ?

Jason enjambe la moto et s’agrippe à lui. Sana applaudit pour montrer son excitation. Elle décide de prendre une photo pour sa story, mais aucun des deux ne prend la pause. Pas grave, cela rend bien. Keisuke jette sa cigarette et aligne ses doigts contre l’accélérateur.

- A la semaine prochaine ! lance-t-elle.

- A plus !

Les deux saluent Sana d’un simple geste, puis Keisuke appuie. Le moteur démarre dans un hurlement, et Sana disparaît aussitôt de leur champ de vision. Jason se blottit contre Keisuke. La moto dévale cette rue, qu’ils connaissent si bien, à toute vitesse. Les passants s’écartent naturellement, alertés par le bruit. Jason peut sentir l’air fouetter son visage, mais ce visage ne semble plus être le sien. Ces sensations disparaissent avant même d’être ressenties, comme si elles n’étaient plus réelles. Jason se concentre sur la chaleur corporelle de Keisuke – qu’il ressent un instant – mais celle-ci s’évapore aussitôt dans celle nocturne de Tokyo. Une pensée le traverse : c’est la ville qu’il vit

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