22h

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Malgré l’heure tardive, le Caffe Veloce du quartier continue de foisonner. Il est similaire à tous les autres de la ville : chaises confortables, tables méticuleusement agencées, beau comptoir rouge écarlate, sobre faux plancher, et pâtisseries plastifiées. Ce lieu extraordinairement normal ne cesse jamais d’attirer de nouveaux clients jusqu’à la fermeture. Il faut dire que l’éclairage chaleureux et sophistiqué se distingue des autres cafés du genre. C’est d’ailleurs ce qui a frappé Jason : les lampes vintages qui diffusent leur lumière orangée jusqu’à la ruelle sombre de l’autre côté la vitrine. Elles l’ont guidé jusqu’à l’intérieur.

Quand le magasin fermera, la rue sera de nouveau plongée dans l’obscurité. Les passants ne l’emprunteront plus, le silence les inquiètera trop. On raconte que des voyous s’y baladent le soir. Même dans les villes qui ne dorment pas, il y a des lieux qui cessent de vivre. Il ne s’agit effectivement pas de l’endroit le plus animé du coin, mais c’est précisément la raison pour laquelle Jason a décidé de s’arrêter ici. Il aurait pu se rendre au Dean & Deluca ou bien le Doutor’s Coffee, d’autres franchises similaires, mais ils ferment leurs portes un peu trop tôt. Le Starbucks aurait pu convenir, il est ouvert tard dans la nuit, mais l’agitation omniprésente aurait gêné Jason, tout comme la présence agaçante de ces touristes, bien qu’au fond, le jeune homme soit toujours considéré comme l’un des leurs. Un mètre quatre-vingt-sept, une peau blanche ayant récemment pris des couleurs, une stature svelte, les épaules et genoux dévoilés par une combinaison short et débardeur. Jason ne passe pas inaperçu dans la masse japonaise. Et malgré la simplicité de ses tenues, il ne manque jamais de tailler sa barbe, de soigner sa coiffure, ni de porter un accessoire ou deux. En l’occurrence ce soir, une chaîne argentée ainsi qu’un bracelet de cuir tressé.

Jason ne fait que patienter. C’est tout ce qu’il fait ici, assis, à s’occuper d’une manière ou d’une autre. Mais il a l’habitude, ce n’est pas la première fois qu’il l’attend sans rien faire. Sur la table de bois : quelques miettes du muffin qu’il a commandé et englouti, une serviette de papier, et un frappé au chocolat, rien d’autre. Un frisson le parcourt à cause de l’air climatisé ambiant. Jason aimerait avoir une veste en ce moment même, mais elle ne serait d’aucune utilité une fois dehors. La fournaise Tokyoïte n’offre aucun répit, pas même à cette heure tardive. Jason baille alors qu’il n’est pas vraiment fatigué. Il s’est levé en fin d'après-midi, cela ne lui ressemble pas, mais c’était justifié. Il ne fait que s’adapter à ses horaires, à ceux de la personne qu’il attend une fois de plus ce soir, de sorte à pouvoir profiter de la nuit à ses côtés.

- 22h12, s’adresse-t-il à lui-même en vérifiant son smartphone.

Il faudra encore attendre une bonne demi-heure avant de pouvoir enfin le retrouver. Que faire durant tout ce temps ? D’habitude, Jason regarde des vidéos, révise ses idéogrammes, traîne sur les réseaux sociaux, mais ce soir, il préférerait ne pas gaspiller sa batterie déjà faible. Ses réflexions triviales le distraient un moment, mais son esprit replié sur lui-même le rend encore plus sensible aux alentours. Il fait froid avec cette climatisation, non ? L’air vicié du climatiseur lui donne presque la chair de poule. Jason contracte alors ses muscles, frottes ses mains, puis se redresse contre son siège. Son dos sera peut-être protégé ainsi.

- Bienvenue chez Caffe Veloce, accueille la barista Japonaise.

Deux clients sont entrés dans le magasin. La porte reste entrouverte un instant, et la chaleur estivale s’engouffre furtivement. Elle atteint Jason, qui se laisse volontiers réchauffer par ce courant d’air en attendant de sortir. Seulement, il ne quittera pas cet endroit avant d’avoir été rejoint.

- Deux thés à la mangue, s’il vous plaît, commandent les clients, sans même vérifier le menu.

Après avoir incliné respectueusement la tête, l’employée de magasin s’applique à préparer la boisson sur-le-champ. Comme ce sont des habitués, elle espère ne pas surdoser le mélange. Si jamais la boisson n’a pas sa saveur habituelle, ils le remarqueront ! Jason la regarde faire. A en juger par son sourire encore naturel et ses gestes hésitants, elle vient de commencer ce petit boulot. D’où son anxiété apparente.

- Et voilà, désolé de vous avoir fait attendre, s’excuse-t-elle de manière attendue et scriptée.

Les deux clients s’installent à la table à côté de Jason, boisson en mains. Face à face, ils s’échangent un sourire avant de déguster leur thé. Ils se réjouissent des saveurs. Lui se rapproche légèrement d'elle, et cela la fait rougir. Malgré le manque d’intimité, leur amour surpasse le monde qui les entoure, et les voilà qu’ils s’embrassent. Jason cesse alors de les regarder. Il entend malgré tout :

- Tu veux rester dormir chez moi ce soir

- Oui : je ne veux pas rentrer à Yokohama ce soir, et j’ai un entretien demain, à Ikebukuro, répond la jeune fille.

- Et si tu n’avais pas ton entretien, tu resterais chez moi ?

- C’est quoi cette question … ? ricane-t-elle timidement, un rouge vif perçant son maquillage.

Cette conversation amuse Jason autant qu’elle le frustre. Il se met alors à focaliser son attention sur la musique diffusée par les haut-parleurs. Un titre générique de J-POP, rien d’extravagant, personne ne l’écoute. Et sans même adhérer au style, Jason tente d’en discerner les paroles. Une manière de travailler son japonais tout en faisant passer le temps. Il reste ainsi absorbé par son écoute, les yeux entrouverts, les épaules relâchées. Des mots lui viennent à l'esprit, puis des idées, et enfin des souvenirs. Sans s’en rendre compte, Jason n’entendra bientôt plus la musique. Une main passe sur son crâne, à se gratter le cuir chevelu, un geste émotif devenu habituel. Régulièrement, il porte son gobelet à sa bouche puis n’ingurgite qu’une quantité infime du frappé. Jason n’a pas soif, mais il ne peut s’empêcher de répéter ce geste, jusqu'à s’extirper lui-même de sa torpeur.

- J’espère qu’il ne se trompera pas de Caffe Veloce… Je vais préciser la rue, anticipe-t-il, dégainant son téléphone.

Le message écrit, Jason se force à rééteindre son smartphone. Il a le sentiment que cette soirée pourrait s’étendre bien au-delà de l’autonomie de sa batterie. Et ce ne serait pas malin de finir à sec. Son rendez-vous s’achèvera certainement en terres inconnues, comme toutes les autres fois, et ne plus pouvoir consulter Google Maps dans une telle situation serait alors fort fâcheux. Comment rentrerait-il chez lui sinon ? Jason détesterait devoir compter sur quelqu’un, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il a ce côté solitaire que les gens lui attribuent. La preuve : il s’impatiente d’être rejoint, presque autant que la jeune employée s’impatiente de commencer la fermeture. Jason s’occupe et remue sa paille dans son gobelet. La chantilly qui borde le chocolat craque, crépite, puis se fond avec le liquide pour finalement adoucir la boisson. Il touille encore, tout en sirotant de temps à autre, la crème disparaît progressivement et s’enfonce plus loin.

Une autre gorgée, puis une autre. Il consomme le frappé l’esprit vide jusqu’à ce que l’eau fraîche des glaçons lui parvienne aux lèvres.

- Déjà… ? remarque le jeune homme.

Jason avance son verre, déçu de ne pas avoir savouré ces 360 yens. Sa dégustation ne l’aidera plus à s’occuper, alors il pose son regard sur la vitre. Comme il s’agit d’une ruelle isolée, les gens défilent avec une destination précise en tête. Jason, lui, n’en avait aucune, il attendait déjà dehors avant d’attendre ici, à se promener jusqu’au crépuscule. Parmi les silhouettes qui passent, une seule pourrait le sauver de cette attente bientôt trop longue. Jason l’attendait depuis trente minutes, une petite heure même, et plus encore si l’on compte le trajet jusqu’ici. Peut-être même qu’au fond, Jason l’attend depuis qu’il s’est levé, il n’arrête jamais de l’attendre, même en sa présence. Il attendait toujours.

- Je me permets… s’excuse l’employée, tout en débarrassant son gobelet vide.

Ce serait le moment parfait pour s’en griller une, mais à en juger par l’air parfaitement sain, fumer ici n’est pas autorisé. Jason voudrait bien sortir, mais maintenant sans boisson, il devra donc commander de nouveau. Alors les cigarettes patienteront encore un peu dans la poche de son short… Ses nerfs resteront encore tendus quelques minutes, à le picoter doucement. Ce n’est pas le manque qui le tourmente, non, mais plutôt les effets de ce sentiment d’empressement, vous savez, celui qui vous agite sans relâche à l’approche de…

- Jason.

Il entend son nom tendrement écorché d’un accent nippon, un accent qui lui est si familier. C’est lui.

- Salut Keisuke. Pas trop fatigué ? demande le jeune homme, extrêmement soucieux.

- Tranquille. Prêt pour la soirée, et toi ? T’as l’air HS, remarque-t-il.

- Non t’inquiète. Je t’attendais juste. J’avais la tête dans la lune.

- Tu en a pas marre de m’attendre dans des endroits si craignos, c’est pour ça que t’as du mal à décoller, allez, lève-toi, on bouge ! lui frappe-t-il l’épaule avec camaraderie.

Jason se laisse entraîner dangereusement, déjà sous le charme de celui qu’il attendait. Après avoir vérifié qu’il n’avait rien oublié sur la table, le jeune homme se lève et s’empresse de sortir.

- Merci d’être venu… souhaite l’employée, d’un ton qui traduit maintenant tout son ennui.

L’heure est venue de plonger dans cette nuit pleine de promesses ! La porte s’ouvre, et Jason renoue avec cette chaleur d’août qu’il adore détester. Elle fait déjà perler d’infimes gouttes de sueur sur son front, qu'il éponge de son débardeur.

- Allez ! On se réveille, se moque Keisuke en claquant des mains.

- Ouais, ouais, tranquille.

- J’ai attendu toute cette putain de journée pour passer un bon moment, ajoute-il avec un regard en sa direction.

- Moi aussi, sourit Jason.

Afin d’accélérer le rythme de son rencard, Keisuke l’attrape par la taille, tel un chasseur. Tout sourire, Jason se laisse agripper et s’adapte à son allure audacieuse, regardant tantôt devant, tantôt son partenaire. Il ne sait même pas où il se rend, mais cela n’importe pas du moment qu’il reste à ses côtés. La grande avenue dans laquelle ils s’engagent, non loin du célèbre carrefour de Shibuya, grouille d'une foule animée. Au fil des rues, le nombre de passants sans destination s’accroît, tout comme le nombre d’individus tout simplement. Ils approchent du quartier où l’on fait la fête : Dogenzaka. Là où les filles percées côtoient les garçons aux cheveux teintés. Là où les Japonais tatoués dirigent les bars aux serveurs étrangers. Jason scintille sous les myriades de lumières artificielles. Des centaines d'enseignes au nom étranger clignotent le long des façades miroitantes. Les deux s’avancent encore, et les voix se font plus criantes, les démarches plus titubantes, et les néons plus colorés. Sous ce ciel d’encre, le spectacle urbain s’intensifie, la ville luminescente se pare des ultimes feux de la nuit.

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