Tülkou - 5

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 Les heures s’écoulent, ou peut-être s’agit-il de journées entières. Le temps semble glisser sur elle, un torrent, une brise, une avalanche qui lui passe au travers. Les paysages défilent, colorés et ternes, illuminés par un soleil éclatant ou par les phares xénons du véhicule. La technosphère est désormais loin derrière elle, avec ses conflits puérils d’âmes en quête de vie et de mort.

Alma roule sur une bande de bitume, percée de plantes sauvages et d’arbustes vivaces. La route se perd dans l’horizon d’un val clairsemé où la rocaille prédate la végétation. La moto envoie valser des gravats dans le lit asséché d’une rivière. Ils rebondissent sèchement sur les pierres d’un gris bleuté, marbrées de veines blanches. Evaporée, l’eau n’a laissée derrière elle que les traces tenaces de sels qui rampent sur les blocs rocheux. L’asphalte longe la traînée de galets délavés qui serpente au milieu de la plaine, puis marque un tournant abrupt en direction des montagnes. Le fleuve tari se sépare de la route pour se déverser dans une vaste dépression.

Dans un crissement de pneu, Alma s’arrête à la jonction. La carte présente un lac infranchissable là où s’étend un désert de sel à perte de vue. L’itinéraire indiqué propose de sinuer à travers les monts pour rejoindre un point situé à l’extrémité de l’étendue désertique. La Synthétique analyse la route défoncée qui s’élève dans les rocheuses, puis revient à l’autre choix qui s’offre à elle. Sans plus attendre, elle lance la machine en direction du lac.

Unique point mouvant au beau milieu d’une immensité stérile, elle trace un sillage sombre dans le sol craquelé. Les flaques de sels cristallisés émettent un bruissement continuel qui s’allie à la clameur du frelon. Un univers d’un blanc laiteux, seulement rompu par le dégradé subtil d’un rose opalin, aussi loin que porte son regard.

Le manteau sombre de la nuit s’affaisse sur le désert blême. Avec lui, le ciel se met à gronder. Des filets de lumière strient la voûte, avant que ne retentisse un claquement qui résonne au loin. Le tonnerre se répercute dans l’atmosphère, une balle dans une sphère infinie. Des gouttes tombent d’abord une à une, timidement. Puis, enhardie par leur nombre, finissent par voiler le paysage. Alma ne ralentit pas sa course, indifférente aux caprices du climat.

Les phares de la moto s’allument d’eux-mêmes et dévoilent une multitude de grains transparents. Ils dansent devant les cônes de lumière dans un ballet hasardeux, avant de fuser en lignes droites et épaisses. La Synthétique peut entendre l’averse marteler la carrosserie malgré le vrombissement du moteur. Les flaques craquelées se mélangent les unes aux autres, réconciliées par l’eau que l’absence avait divisée. La pluie tombe sans discontinuer. Mêlée aux sels du désert, elle forme une mélasse grossière qui vole sur son passage.

La foudre redouble d’intensité, suivie de plus en plus près par les grondements célestes. Bientôt, les zébrures ne font plus qu’un avec le tonnerre. Elles dévoilent la vaste étendue avec inconstance, comme à l’écoute d’envies lunatiques.

Masquées par les ténèbres et la pluie, des roches percent tout à coup le sol régulier. Le véhicule fait une embardée et se brise contre les pierres. Projetée par le choc, Alma s’écrase quelques mètres plus loin. Sa tête fracasse un bloc de basalte qui se fend net sous l’impact.

Elle reste allongée un moment, son enveloppe désarticulée au milieu des rochers. L’eau ruisselle sur ses yeux grands ouverts, lave sa peau marbrée de sang, de suie et d’éther pour en dévoiler à nouveau les lignes métalliques. Des sillons platinés tranchent l’ivoire de son corps au rythme des éclairs.

Sans un bruit, ses membres reprennent leur position originelle. Son visage défoncé se désagrège en particules volubiles et redessine ses traits à l’identique, comme si rien ne s’était passé. Elle se relève alors et rejoint le véhicule couché sur le sol. La carrosserie arrachée dévoile un moteur enfoncé sur plusieurs centimètres. La Synthétique surplombe la moto de toute sa hauteur puis s’accroupit pour observer l’écran encore allumé. D’un geste délicat, elle s’empare du moniteur pour l’extraire du châssis. Les câbles se distendent un à un et cèdent sans effort lorsqu’elle l’arrache à la carcasse encore chaude. La carte disparaît brusquement. Elle effleure l’écran du bout des doigts, mais celui-ci reste aussi noir que la nuit.

— Ieshanala, prononce-t-elle à voix haute en se redressant.

Ses pieds disparaissent dans l’eau salée qui s’accumule entre les roches basaltiques. Impassible, Alma laisse tomber la pièce inutile à terre, bientôt engloutie par la saumure. Et de ses enjambées calmes et mécaniques, s’enfonce dans la nuit en direction de la province autonome d’Ieshanala.

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