L'un d'entre eux s'est fait bouffer ! - 1

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Province autonome d’Ieshanala

Čearda Jägare

— Ils sont de retour ! La Cinquième Meute est rentrée ! hurle une femme en parcourant la chênaie.

Des dizaines de personnes se ruent dans son sillage. Attablé avec Samal à l’ombre des tonnelles de glycines, Léon Biyaki se redresse tout à coup. L’impatience de retrouver Enola après ces six jours d’attente interminable s’empare de lui. A ses côtés, la jeune brune lui lance un sourire radieux, ce qui brise le masque neutre dont son visage est en permanence affublé. Ses yeux perçants se plissent d’allégresse lorsqu’il se laisse aller à la perspective des retrouvailles.

— Plus tôt que prévu ! s’exclame la jeune femme. C’est bon signe, non ?

— Dépêchons-nous, se contente de répondre Léon, un mince sourire dessiné sur les lèvres.

Les deux Jägare rejoignent les autres et se faufilent dans le cortège. Léon s’imagine déjà enveloppé dans l’envoutante odeur de lilas, le contact de la peau douce et chaude, les cheveux de miel au rythme de ses mouvements. Il écouterait le récit d’Enola avec une fierté dissimulée et une désapprobation feinte. Il entrevoit d’ores et déjà la cérémonie, les lignes sombres gravées sur sa cuisse, l’alcool, la danse, les sitars, son corps contre le sien. Mais la clameur de la foule diminue à mesure qu’ils approchent de la lisière. Bientôt, seuls des murmures s’élèvent et balaient les cris d’allégresse. La rumeur se propage de personne en personne comme une traînée de poudre.

« Quelqu’un a été blessé. »

L’appréhension évince la joie, s’empare du cœur de Léon et ronge son âme trop vite exposée. L’euphorie contenue se transforme en une angoisse subtile et oppressante au rythme des mots qui lui parviennent.

« Ils ne sont pas tous revenus. »

Surplombant la foule, il aperçoit la silhouette élancée de Luzia et se fraie un chemin sans ménagement au milieu des autres.

« L’un d’entre eux s’est fait bouffer ! »

Léon lance un regard haineux vers l’homme dénué de retenue qui hurle à la volée. Au loin, la grande femme aux cheveux acajou croise les yeux du chef de meute. Le visage de Luzia se décompose à mesure qu’il avance.

— Que s’est-il passé ? demande-t-il arrivé devant elle, d’un ton dur et sans appel.

— Il y a eu un problème, chuchote Luzia, la tête baissée.

— Où est Enola ?

Il la cherche du regard parmi son groupe, au sein de duquel deux membres manquent à l’appel. Sa compagne est invisible.

— Samal, va chercher ta meute. Toi, viens avec moi, dit-elle à l’adresse de Léon en le prenant à part.

Ils s’éloignent de la rumeur incessante de la foule pour rejoindre le couvert des grands chênes. Les feuillages bruissent sur leur passage comme la mise en garde d’un grand bouleversement à venir. Une promesse de mort soufflée à l’oreille.

— Luzia, je t’en prie… soupire Léon, les entrailles broyées par une peur qu’il ne parvient pas à endiguer. Où est Enola ?

— Ilâm est mort, lâche-t-elle brusquement. On a perdu notre pisteur. Mais on a choisi de continuer la mission.

Une bourrasque emporte ses cheveux acajou. Ils serpentent dans les airs un instant puis échouent sur ses épaules cuivrées. Elle regarde Biyaki sans ciller, camoufle sa honte derrière un air de défi.

— Pourquoi faire une connerie pareille ? Où est Enola ? répète-t-il d’un ton froid et ostensiblement calme.

Il sent la bête ramper à l’intérieur, prête à sortir les crocs pour obtenir des explications à la femme qui se tient devant lui. Il voudrait la frapper, arracher la cicatrice sur sa joue, qui s’irise, provocante, sous la lumière du jour comme l’étendard de vies gaspillées.

— Elle est en vie.

— Je t’ai demandé où elle était.

— Ecoute-moi, Léon ! s’exclame-t-elle, perdant son sang-froid devant l’impassibilité du chef de meute. Sept Suodji ! Tu comprends bien ce que ça représente pour nos explorations. Ilâm s’est fait avoir, mais étant donné l’enjeu, Enola a proposé de continuer. Elle a proposé et on était tous d’accord ! Elle a choisi de remplacer notre pisteur, on a continué. Il ne fallait pas qu’il soit mort pour rien, on ne pouvait pas repartir comme ça. On a ramené une chiée d’armes pour Makkla. On a réussi, Léon, on va avoir ces foutus Suodji.

— Tu te fous de moi ? Vous avez perdu Ilâm, ça n’a rien d’un succès ! rétorque-t-il d’un éclat de voix. Il avait quel âge, le gamin ? Si jeune, aussi jeune que Samal. Comment vous pouvez vous le pardonner aussi facilement ? Où est Enola ? Amène la moi, j’ai deux mots à lui dire.

Ses yeux noirs luisent d’une lueur malfaisante et une rage contenue vient enlaidir la finesse de ses traits.

— On connait tous les risques ! réplique Luzia, bras croisés et pieds fermement plantés dans le sol. Ce n’est ni la première, ni la dernière fois qu’on perd quelqu’un. Toi-même, tu…

— Ça n’a rien à voir ! Rien à voir ! Vous avez décidé de continuer, vous êtes complètement cinglés ! Comment…

— Ecoute-moi bordel ! Léon, calme-toi et écoute-moi, intime la femme d’un ton radouci. Enola… Le sol s’est effondré sous elle. Elle a perdu sa jambe.

Le Čearda s’écroule autour de lui. Un poids écrase l’âme de Biyaki, l’enveloppe dans une brume fangeuse de conséquences.

— On a dû… On a dû la lui couper. Elle était coincée, elle avait tout un pan de béton sur sa foutue jambe, explique Luzia, sa peau cuivrée pâlissant à mesure qu’elle ressasse les évènements. On a essayé de déblayer, de péter la roche, mais c’était trop long, beaucoup trop long et… il y avait des saloperies d’Instables dans les parages. On a dû faire au plus vite. On lui a coupé la jambe. C’était ça ou la laisser sur place. C’était impensable de la laisser là.

Elle étouffe un sanglot, incapable de continuer. Ses yeux hagards se perdent dans ceux, horrifiés, de Léon. Les mains de l’homme tremblent. Le sol s’ouvre sous ses pieds. Il a l’impression d’imploser, de se faire aspirer par un vide intérieur qui se nourrit de lui-même. Une spirale infernale tord sa poitrine. Il sent son cœur battre à ses tempes et aimerait dévorer le monde dans un cri. Il n’en fera rien. Le chef de meute déglutit bruyamment. Sa gorge est sèche, rien ne sort de sa bouche. La brise jette un froid glacial sur sa peau couverte de sueur. Au prix d’un effort surhumain, il parvient à articuler :

— Je dois la voir.

— S’il te plaît Léon… ne la bouscule pas, le supplie Luzia. Elle est encore faible. Elle a besoin de toi. Elle… Enola ne pourra plus jamais explorer. C’est terminé pour elle.

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