Votre prix sera le nôtre - 3

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— Sommes-nous d’accord sur le paiement ? demande Enola à ses deux confrères. Profitons-en, s’ils ont fait tout ce chemin jusqu’à nous, ils seront prêts à payer n’importe quoi.

— Heureusement que tu es avec nous et pas contre nous, tu es diabolique, soupire Ephraïm, faisant preuve d’une de ses rares pointe d’humour.

La jolie blonde lui décoche un sourire rayonnant. La brise porte au nez de Léon son merveilleux parfum de lilas et lui fait oublier la tension créée par la présence des Sanctifiés, le temps d’un instant. Les trois Jägare rejoignent la délégation de l’Hégémonie, sous le regard perçant et méfiant de Fray. Le commandant Harän sirote sa bière tranquillement, comme s’il connaissait d’avance l’issue de la discussion. Il affiche un air serein qui semble défier Léon. Ignorant le feu intérieur qui lui intime de décocher un coup dans les mâchoires rutilantes du Sanctifié, le chef de meute s’assied paisiblement dans le siège de bois massif. Il connaît l’issue de la discussion, mais sans doute pas l’objet du paiement.

— Nous sommes d’accords, tous les trois, déclare Enola. Il faudra aussi que j’en discute avec ma meute, je ne peux rien faire sans leur approbation. Mais un paiement généreux saura très certainement les convaincre de se rendre au puits d’Ishtar.

Harän Makkla lui renvoie un sourire aussi grand que ses mâchoires métalliques le lui permettent, arborant toujours cette expression désagréable où se mêlent assurance froide et défi.

— Comme je vous l’ai dit, votre prix sera le nôtre, rétorque-t-il en levant sa pinte. La vie de nos semblables vaut bien plus que toute richesse matérielle.

— Nous voulons une dizaine de Suodji de vos brahmanes, exige Enola, balayant l’air satisfait du commandant.

Léon ne peut s’empêcher de hocher la tête de satisfaction. Son regard croise celui d’Ephraïm, brillant de contradiction, tiraillé entre l’envie de hurler au sacrilège et l’allégresse d’une telle demande. Fray écarquille ses yeux émeraude, horrifiée et prête à leur faire payer cette offense. D’un geste de la main, Harän lui ordonne de rester assise. Elle obéit, tendue comme un arc, la haine irradiant de tout son être. Les autres Sanctifiés murmurent entre eux, désapprobateurs, visiblement choqués par l’audace des Jägare.

— Des Suodji ? répète le Sanctifié, la voix ferme, d’apparence toujours aussi sûr de lui.

Mais Biyaki peut sentir le doute s’insinuer au plus profond de son timbre, suinter par tous ses pores et se répandre dans l’air. Il s’en repaît, le savoure, et ne perd pas une miette du spectacle.

— Oui, confirme Enola, impassible. Une dizaine, assez pour une meute entière. Nous n’avons jamais réussi à créer des armures aussi solides et souples, aussi hermétiques. Aussi légère et confortables. Les Suodji nous sont indispensables pour aller explorer les zones anciennement surpeuplées, par-delà la grande muraille de l’Est. Nous ne nous y risquerions pas avec nos combinaisons en micro-mailles.

— Hors de question ! s’exclame un soldat à la place de son commandant. Les Suodji, utilisés pour une telle hérésie ? Impensable ! Mon commandant, vous ne pouvez pas accepter ça !

— Une hérésie qui vous sied bien, quand il s’agit de vous ramener des armes, réplique Léon. Et la vie de vos semblables ne vaut-elle pas plus que des objets matériels ?

— Ce ne sont pas des objets matériels, fuyard que tu es ! rugit Fray en se levant d’un bond. Ce sont un des liens entre les gardiens de l’éther et nos brahmanes, la source de leur communion, de leur respect mutuel. Ils leurs sont destinés, à eux et à eux seuls. Aucun de vous ne mérite de ne serait-ce que poser les yeux dessus. Des déserteurs, des Atheim, des lâches incapables de se soumettre aux épreuves et au Sacrement !

Chacun hausse le ton, les cris se mêlent aux insultes. Les négociations prennent la tournure d’une rixe de village. Ordre et discipline se sont volatilisés, pour laisser parler le cœur embué de rites et croyances des Sanctifiés. Harän Makkla se lève tout à coup. D’un mouvement, il fait taire ses soldats et se rassied aussitôt, avec une dignité à toute épreuve. Le silence s’installe sans même qu’il ait eu à ouvrir la bouche.

— Cinq, lâche-t-il finalement, brisant le calme pesant dans l’assemblée.

— Dix, répond Enola avec fermeté.

— Méfiez-vous, cheffe de la Cinquième meute, prévient Harän. L’Hégémon ne vous voit pas d’un bon œil. Seuls quelques rares alliés parviennent à vous préserver de son armée. Alliés dont je fais partie. La Conseillère seule ne suffit plus à lui faire entendre raison, vous le savez aussi bien que moi. N’est-ce pas, Léon Biyaki ?

Le chef de meute reste de marbre. Il s’imagine lui sauter à la gorge, mordre entre les plaques d’argent et de galium pour en faire surgir un flot carmin. Tuer cet arrogant qui lui jette son passé au visage comme une traînée de boue, le vider du moindre souffle de vie, de la moindre goutte de sang. Léon ne bouge pas d’un muscle. Ne montre aucune tension interne, impassible. A l’intérieur, la haine brûle. Les boucles brunes, le bruit mat de la pierre contre le crâne. Les disputes, la rancœur, l’adrénaline, la culpabilité, le froid, la pluie, la marche interminable. L’abandon. Autant de souvenirs qui resurgissent en lui comme une vague de honte et de colère, d’injustice. Seuls ses iris sombres trahissent sa rage interne, iris qu’aucun d’entre eux ne peut déchiffrer.

— Sept et pas une de plus, reprend Harän, incapable de percevoir le feu hostile qu’il vient d’allumer.

— Très bien, sept, acquiesce Enola. Marché conclu ?

— Marché conclu.

Tous deux lèvent leur verre, suivis de Léon et d’Ephraïm. Les Sanctifiés baissent les yeux, la mine écœurée. Le lieutenant aux yeux verts secoue la tête en signe de déni, mais tend sa pinte de métal vers le ciel, attestant de sa loyauté. Les autres l’imitent tour à tour, non sans murmurer leur indignation.

— A notre entente, commandant Harän Makkla, déclare la jolie blonde à la volée. Que cette décision nous soit favorable à tous, qu’elle signe la paix entre nos peuples.

— A notre entente, Enola, cheffe de la Cinquième Meute.

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