Une enveloppe comme la vôtre - 5

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Assis dans des fauteuils luxueux, les humains discutent avec sérieux et révérence. Leurs voix s’élèvent, calmes et posées, tel un murmure sans cohérence. Seul le timbre saccadé d’Ern Huysmans crève le voile embrumé des paroles, se brisant parfois pendant de longs instants avant de reprendre à l’endroit où il s’était arrêté. Alma n’écoute pas ce qu’ils se disent, ne cherche pas à aligner et à interpréter les mots inconsistants qui sortent de leur bouche blafarde. Elle observe l’extérieur à travers le sol transparent de la nacelle, insensible au vide sous ses pieds.

Les plaines verdoyantes cèdent la place à un sol rocailleux où la vie se fait discrète. Pas de plantes, pas d’animaux. Rien de visible dans le vivant qui peuple ces espaces arides et subsiste dans, sur et dessous les énormes roches qui parsèment le décor abrupt. La Synthétique imagine les pierres qui grouillent de points multicolores, invisibles à ces humains qui bavardent naïvement. De la vie, même dans les environnements les plus hostiles. De la vie, même là où il n’y a rien pour l’accueillir. De la vie, partout, sauf à l’intérieur d’elle-même.

En portant son regard au loin, Alma perçoit des murs immenses se dessiner à travers les dégradés de gris et de marrons qui estampent la région. A leur base, des toits blancs se dessinent et crèvent la toile fade du sol pierreux. Le dirigeable s’en rapproche avec une lenteur exaspérante. Le trajet paraît durer une éternité, et quelques instants à la fois. La notion du temps lui semble abstraite, selon qu’elle se plonge dans ses pensées ou qu’elle subisse une discussion avec un de ces êtres si égoïstement émotifs. Dans son dos, des pas bruissent contre la moquette épaisse, et un souffle discret parvient à son oreille de chair et de platine.

— J’espère ne vous avoir pas fait mauvaise impression, déclare la voix d’Herman Stetter derrière elle.

— Parce que je ne vous ai pas serré la main ? interroge Alma sans prendre la peine de le regarder.

Il ne répond pas. Elle peut l’entendre déglutir bruyamment. Les battements de son cœur lui parviennent comme s’il s’agissait des siens. Elle aimerait pouvoir plonger les mains dans sa poitrine et lui extraire cet organe si précieux, pour remplacer la pesante machinerie qui l’anime. Cela ne la mènerait nulle part.

— Ce n’était pas contre vous, ajoute-t-elle, après avoir réalisé qu’il n’oserait plus prendre la parole. J’aurais simplement pu vous briser la main sans m’en apercevoir. Cela n’aurait aucun intérêt, ni pour vous ni pour moi.

— Nous arrivons ! émet Ern Huysmans, mécaniquement.

Le directeur marche en direction de la Synthétique, obnubilée par le sol qui se rapproche sous leurs pieds. Avec un peu de chance, le titan qui les transporte s’écraserait sur les rocheuses. Le choc tordrait son sceletus d’or et de platine, le briserait comme une branche sous les rafales. Le plancher vitrée exploserait sous l’impact, pénètrerait sa chair et en extrairait une souffrance salvatrice. Le feu jaillirait du ballon d’hélium, embrasserait son enveloppe, et de ses flammes maladives la détruirait aussi surement d’un morceau de papier.

— Suivez-moi, chère Alma, l’invite Huysmans en posant une nouvelle fois sa main inanimée sur son dos.

Elle s’extirpe de l’intérieur de son crâne pour revenir à la réalité, et suit le directeur sans se poser de question. Le petit groupe d’inconnus les précède, discutant tout en marchant comme s’il s’agissait d’une simple promenade matinale.

Les bâtiments en face d’eux ressemblent à des boîtes. Des carrés blancs qui contrastent sur le gris sombre et profond de la gigantesque muraille derrière eux. Des humains en uniforme noir, si petits face à l’architecture orgueilleuse, sont postés devant les édifices dans une attitude raide et solennelle. Le groupe s’approche des boîtes immaculées, bien gardées par leurs sentinelles noires. Les graviers crissent sous les pas de la troupe, emplissent l’espace vide et stérile.

— Bienvenue à la réserve d’Arhal, monsieur Huysmans, déclame un des gardiens en posant le canon de son fusil sur son épaule d’un geste martial.

— Comme vous le savez, il s’agit d’une… visite guidée, répond le directeur. Nous venons choisir du matériel biologique pour notre chère Alma.

L’homme armé jette un regard où se mêlent peur, respect et une pointe de suspicion. Un mélange pour le moins intéressant aux yeux de la Synthétique, qui n’hésite pas à le transpercer de ses pupilles platinées. Il se râcle la gorge, fait un pas de côté, et une porte invisible coulisse derrière lui pour laisser passer la délégation, qui s’infiltre dans les blocs à la blancheur éclatante.

Ils s’avancent et pénètrent dans une pièce d’une longueur infinie. Une passerelle court en son centre, bordée par d’épais tuyaux à l’entremêlement dense et ordonné. Alma entend l’air passer à l’intérieur, étouffé par le bruit de leurs pas qui résonnent sur les grilles métalliques du sol. Cela lui rappelle la soufflerie oppressante de sa chambre et le son rassurant des machines éthériques. Au bout de la salle, d’épais battants d’acier se dressent entre les sombres conduits. D’autres hommes en noir se tiennent à côté et leur ouvrent les portes, avec un hochement de tête en direction de Huysmans et de Stetter. Le directeur ne se départit pas de son sourire figé, regardant droit devant lui tandis que les battants d’acier se ferment derrière eux dans un fracas assourdissant.

Le spectacle qui s’offre alors aux yeux d’Alma lui tirerait un frisson d’horreur. Il lui ordonnerait de s’enfuir en courant, de ne pas prendre part à une telle infamie, de ne pas suivre ces gens, de ne pas marcher dans les pas de Huysmans. Elle se retournerait brusquement, hurlerait des injures à ce groupe d’humains bien propres sur eux et si persuadés de leurs convictions, et se mettrait à courir en direction des rocheuses pour ne jamais revenir.

A la place, elle s’engage derrière le Synthétique au milieu des cages de verre, sans une hésitation, fermement déterminée à y trouver l’enveloppe qui lui donnera enfin accès à ses émotions.

Des humains qui enferment d’autres humains. Des œuvres d’art émotives au centre de pièces vitrées, exposées au voyeurisme de leurs gardiens, écartelées par le regard froid d’Alma. Une succession de cages transparentes s’étend dans une perspective vertigineuse. Les prisonniers sont allongés sur des couchettes à l’aspect confortables d’un blanc immaculé, trop éclatant pour ne rien avoir à cacher. Chaque cellule dispose du nécessaire pour maintenir une hygiène irréprochable, l’intimité en moins.

Lorsque les grilles de métal rugissent sous le poids de la troupe, les humains enfermés lèvent la tête et jettent leur expression apeurée au visage d’Alma. Elle s’en repaît, analyse les sentiments sous-jacents sans rien pouvoir déceler d’autre que de la terreur. Une angoisse grandissante lorsqu’elle pose ses pupilles platinées dans leurs iris colorées, à la recherche d’une chose autre, plus grande, plus intense que ce qu’elles lui renvoient.

— Qui sont ces gens ? demande Alma.

— Des barbares ! s’exclame Herman Stetter derrière elle. Des prisonniers de guerre.

— Des barbares de l’Hégémonie, ajoute Huysmans. Gracieusement retenus en vie alors qu’ils essayaient d’attenter à la nôtre.

— Pourquoi les appeler barbares ? interroge la Synthétique en se retournant vers Herman. Ce sont des humains, comme vous. Qu’avez-vous de plus qu’eux ?

Le chef de la sécurité s’arrête net. Il jette un regard affolé au directeur, qui ne peut s’empêcher d’émettre un gloussement mécanique. Ern Huysmans ne lui sera d’aucun soutien.

— Nous… Ils réfutent vos travaux sur l’éther ! s’exclame finalement Stetter, empourpré. S’ils pouvaient brûler tout ce que monsieur Huysmans – et vous-même, permettez-moi de le rappeler ! – avez construit depuis tout ce temps, ils le feraient. Ils tentent de le faire. Ce sont des sauvages qui veulent s’approprier l’éther uniquement pour en faire on ne sait quel rite grotesque et infondé. Enfin, regardez-les !

Il désigne un homme prostré sur sa couchette, les genoux repliés sous le menton. Des plaques métalliques parent ses bras de reflets miroitants, et finissent leur course en s’affinant vers les articulations de ses doigts. Alma se contente de hausser les épaules. Elle ne voit aucune différence entre ce qu’elle a pu lire dans le journal de son soi antérieur, les expériences de Savi et ce que les cultes de l’Hégémonie semblent faire à des hommes comme celui derrière la vitre.

Elle reprend sa route, marchant au milieu de ces êtres léthargiques pour y dénicher une enveloppe digne de ce nom. Soudainement, un bruit sourd retentit juste à côté d’elle. Une femme frappe le verre de l’autre côté et lui lance un regard d’une profondeur démesurée. Alma s’arrête net. Elle la fixe en retour, plante ses iris noires dans les yeux embués où surgissent des éclats de haine, de peur, de supplication et de mépris. Ses courts cheveux de jais collent aux larmes qui ruissellent sur ses joues et tracent des sillons sur sa peau livide.

— Vous méritez la mort, lance l’inconnue dans sa cage de verre.

Sa voix est ferme, grave, rauque et si mélodieuse à la fois. Elle absorbe Alma comme un précipice, lui donne envie de s’y jeter et de ne plus jamais remonter à la surface. La Synthétique se tourne vers Huysmans, ses pupilles platinées dilatées sous l’évidence.

— Ma nouvelle enveloppe. La voici.

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