Une enveloppe comme la vôtre - 6

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Les deux femmes s’observent sans un bruit. Seules s’élèvent les expirations de l’air passant dans les conduits d’acier.

— Que va-t-il se passer maintenant ? demande Alma après avoir désigné l’inconnue dans sa prison de verre.

— A votre avis, chère Alma ? questionne Ern Husymans en retour, l’ombre d’un sourire cristallisant son visage.

D’un geste de la main, lent et saccadé, il ordonne aux hommes en noir d’ouvrir la porte de la cage. La vitre blindée glisse vers le haut, comme aspirée dans le plafond blanc. La femme aux yeux profonds recule d’un bond vif. Elle est alerte, apeurée, prête à sortir les crocs. Un bel animal acculé qui n’hésiterait pas à arracher les chairs de son prédateur pour sauver sa vie.

Alma ne la lâche pas du regard, fascinée par tant de hargne. L’humaine de l’autre côté ne connaît pas la résignation. La terreur, la douleur, la haine et l’espoir résonnent à l’intérieur d’elle, se répercutent contre les parois de son corps empli de vie, animé par des émotions palpables. La Synthétique pourrait presque les sentir comme un parfum, tant les sentiments divers se répandent à travers la prison aseptisée. Jamais sa volonté de changer d’enveloppe n’aura été aussi grande.

Deux hommes armés pénètrent dans la cellule, l’un tenant en joue la captive, l’autre une seringue à la main. Alma entend le petit groupe d’inconnus murmurer derrière elle. Le froissement du papier, un stylo qui griffonne dessus. Les humains prennent des notes, sans perdre une miette du spectacle. Des élèves dociles, qui apprennent de quelle façon ils doivent traiter leurs semblables. Elle préfère reporter son attention sur les battements affolés du cœur de la femme, plutôt que sur ces automates insipides et blêmes.

— Si je le pouvais, je serais désolée de ce qui vous arrive, lâche Alma. Soyez-en certaine. Si je le pouvais, rien de tout ça n’arriverait.

— Vous êtes des monstres ! hurle la femme en reculant contre le mur, tandis que les deux hommes s’approchent prudemment. Qu’est-ce que vous allez faire ? Pourquoi vous faites ça !? Vous paierez vos offenses, tôt ou tard.

— Je les paie déjà, souffle la Synthétique.

L’un des gardes se saisit de l’inconnue et l’immobilise contre le mur. Elle rugit et se débat, sans succès, son bras tordu sous la torsion infligée par l’homme en noir. L’autre lève la seringue et, malgré les hurlements de la femme et ses tentatives pour se débattre, plonge l’aiguille dans son cou avec une infinie délicatesse. Elle cesse de lutter sous la prise du gardien. Ses beaux yeux émotifs se ferment, comme en proie à un sommeil contre lequel il lui est impossible de lutter. Une dernière larme perle sur ses joues livides, et elle s’effondre sur le sol.

— Voilà qui est parfait ! s’exclame Huysmans, les deux mains jointes en signe de satisfaction.

Des personnes en blouse blanche pénètrent dans la cellule de la femme inconsciente, poussant un chariot devant elles. Les deux gardes placent son corps dessus, en émettant des grognements sous l’effort.

— Est-elle morte ? interroge Alma. Souffre-t-elle ? Je ne voudrais pas que cela se passe dans la douleur. Ce doit être assez pénible comme ça.

— Ne vous en faites pas, chère Alma ! rétorque le directeur, immobile. Elle dort, simplement. Elle ne se réveillera pas. Par conséquent, elle ne saura rien de ce qu’il lui arrive, et ne souffrira pas. Vous avez ma parole.

— Nous ne sommes pas des barbares, docteure Sato ! ajoute Stetter derrière elle. Tout ce que nous faisons, c’est dans l’intérêt du progrès, le progrès et lui seul. Aucune souffrance inutile, vous pouvez en être certaine.

— Arrêtez de parler, monsieur Stetter, dit la Synthétique. Vous n’êtes pas quelqu’un de rationnel. Sans vouloir vous vexer, bien entendu.

Quelques personnes s'esclaffent et reprennent vite contenance sous le regard haineux de Herman. Le chef de la sécurité a le visage cramoisi et les lèvres pincées, cherchant quelque chose de cinglant à répondre. Rien ne lui vient, ou peut-être n’ose-t-il pas tenir tête aux pupilles platinées d’Alma, qui le regarde avec indifférence. Les seuls moments où cet homme trouve un intérêt à ses yeux sont bien ces instants où il lutte intérieurement pour contenir sa colère. Les instants où il se sent blessé dans son égo, où se mêlent dépit, mépris, un soupçon de violence refoulée et une peur grandissante. Mais ce mélange délicat ne suffit pas à contrer l’incroyable bêtise qui se terre dans chacun de ses propos.

Les humains en blouse blanche passent devant le groupe. Le chuintement des roues s’élève au milieu de la prison. Les captifs lèvent la tête comme à leur arrivée. Un effroi extrême se peint sur leurs traits lorsque leur regard croise le corps assoupi sur le chariot. Certains baissent les yeux aussitôt. Ils enfouissent leur visage dans leurs genoux ou dans leurs draps, contre le sol, contre le mur, n’importe où pourvu qu’ils ne soient pas témoins de ce qui se déroule dans ce bloc d’un blanc éclatant.

C’est accompagné de l’inconnue inanimée que le petit groupe traverse à nouveau les immenses battants de fer, qui se referment sur leur passage dans le même fracas assourdissant. Alma laisse derrière elle tous ces gens apeurés, prostrés, pour beaucoup aussi apathiques qu’elle. Sans une once de culpabilité. Sans qu’il ne lui vienne à l’esprit qu’elle aurait pu les aider, faire en sorte qu’ils ne finissent pas comme cette femme sur le brancard brillant et froid. Elle aurait brisé les vitres blindées d’un coup de poing, aurait fait barrage de son corps immortel pour les conduire jusqu’à l’extérieur. Elle les aurait guidés à travers les montagnes, aurait porté les plus faibles jusqu’à leur trouver un refuge.

Une détonation retentit. Au dehors, les sabots furieux de chevaux lancés au galop lancent un vent de panique sur le groupe. Le plafond au-dessus d’eux tremble et se craquèle. De petits morceaux de béton blanc tombent sur les humains affolés, qui se mettent à hurler. Herman Stetter rugit des ordres à la volée et des hommes en noir déboulent de portes auparavant invisibles. Les gardes empoignent leur fusil d’assaut et se ruent vers la sortie. Seuls Alma et Husymans ne bougent pas d’un cheveu. Aucun d’eux ne sursaute tandis que les coups de feu retentissent, tirant des hurlements paniqués au humains sans protection. La Synthétique ne peut voir leur cible de là où elle est. Derrière, une personne crie de douleur lorsqu’un bloc de béton lui écrase l’épaule. Alma entend le son mat d’un corps qui s’effondre.

Huysmans, sourire aux lèvres, l’invite à s’avancer vers la sortie. Indifférents au chaos autour d’eux, les deux Synthétiques marchent d’un pas lent et assuré. Un homme s’écrase sur le sol, une flèche chromée plantée dans l’œil. Alma l’enjambe, sans un regard vers le bas.

Les détonations se succèdent, les douilles métalliques rebondissent sur les graviers et les plaques métalliques. Des humains en noirs qui tirent sur d’autres humains, montés sur des chevaux éclatants de métaux. Les montures hennissent et ruent, perturbées par le vacarme de la bataille. Des gouttelettes de sang rougissent l’air lorsqu’une balle traverse le crâne d’une femme. Ses avant-bras nus, fusionnés à des plaques de titane, tintent contre les sabots d’acier de son cheval tandis qu’elle s’abat par terre.

Un homme bardé de chrome s’approche des Synthétiques, la rage dans les yeux, une épée luisante de pourpre à la main. Alma l’observe, inexpressive. D’un geste vif et plein de hargne, il lui sectionne le bras. Elle imagine le sang couler, la douleur aigüe qui en résulterait. Elle s’imagine hurler d’effroi et de souffrance. Mais son bras tombe, implose et les particules qui le composent s’élèvent dans l’air. Elles s’agitent, valsent avec frénésie, s’attirent et s’entrechoquent, et sous le regard horrifié de l’homme mi-chair mi-métal, se réassemblent pour reprendre leur position initiale.

Alma n’a rien senti. Elle regarde avec indifférence son membre intact, comme s’il n’avait jamais été mutilé. Et d’un geste mesuré, presque délicat, repousse l’humain d’une main sur le torse. Sa poitrine s’enfonce comme sous le coup d’une bombe et ressort de l’autre côté, ne laissant qu’un troue béant au milieu de son thorax. Ses yeux s’éteignent avant même qu’il ait touché terre.

— Tout ceci sera vite fini, chère Alma, déclare Huysmans d’un ton bienveillant. Vous comprenez le terme « barbares » désormais ? Tant de sang versé, sans que cela ne soit nécessaire. A aucun moment.

Un autre guerrier arrive sur lui en courant. Sabre levé vers le ciel, il fond vers Huysmans et lui plante sa lame dans le ventre. L’arme transperce le directeur, ressort de l’autre côté de son corps sans qu’aucune goutte de sang ne vienne entacher son acier étincelant. Il regarde l’arme sans se départir de son sourire faussement compatissant. En face de lui, l’homme incrédule tente de retirer sa lame de ce corps immortel. Mais Ern Huysmans pose doucement sa main sur celle de son agresseur et la lui brise sans effort. L’humain hurle de douleur, lâche son sabre et s’effondre sur le sol, les traits déformés par la souffrance.

Quelques détonations s’élèvent, éparses, avant de s’interrompre définitivement. Le silence retombe sur les rocheuse. Des cadavres jonchent les pierres brunes, des corps meurtris s’agitent par terre, rampant dans les graviers. Un cheval métallisé s’enfuit au galop et laisse son cavalier blessé derrière lui.

Les hommes en noir immobilisent les survivants de l’Hégémonie tandis que le groupe d’accompagnants, Herman Stetter à sa tête, émerge du bloc immaculé. Ils sont suivis de près par les gens en blouse blanche, transportant l’inconnue sur leur chariot.

— Voyez, c’est déjà fini. Et votre nouvelle enveloppe est parfaitement intacte ! s’exclame Huysmans, visiblement ravi par la tournure des évènements. Nous allons pouvoir… pouvoir… Nous… Nous allons pouvoir rentrer, à présent.

Il prend la direction du dirigeable, ce géant d’hélium solidement amarré, insensible aux querelles humaines et aux chairs meurtries de ces mortels gesticulant sur le sol. Alma jette un regard à tous ces guerriers morts en vain, pour une cause qui lui échappe. Sans doute était-elle noble. Mais aucun d’entre eux ne pourra plus la servir désormais. Aucun d’entre eux ne goûtera plus jamais la liberté, et Alma n’en a que faire. Seule compte son enveloppe et la perspective de ressentir, enfin, ces sentiments depuis trop longtemps évaporés.

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